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mercredi, 04 juin 2014 16:48

Le choc du réel. Un chrétien à l'épreuve de Jérusalem

Combien de personnes n'envisagent pas de se rendre à Jérusalem parce qu'elles croient que la région est à feu et à sang ou qu'elles craignent de cautionner la politique israélienne ! Dommage, car le voyage peut ouvrir l'esprit et le
coeur à des réalités insoupçonnées. Récit des moments forts d'un séjour de six mois dans la ville trois fois sainte.

Ce jour-là, jour des Rameaux, plus possible pour notre voyageur suisse de dissimuler son trouble. Il était allé à Bethphagé, sur le Mont-des-Oliviers, pour participer à la procession célébrant l'entrée triomphale de Jésus à Jérusalem. Et le voilà, en début de semaine sainte, enrôlé dans un défilé politique : des paroissiens des Territoires arborent le drapeau rouge, noir, vert et blanc de la Palestine, et il lui faut bien marcher sous cette bannière. Comment le ferai-t-il sereinement, alors qu'il n'est pas venu défiler pour une cause mais pour assister à une cérémonie religieuse, et qu'il a retenu la leçon de Vatican II : le peuple du Nouveau Testament entretient une relation particulière avec la lignée d'Abraham ? Autant dire que son appartenance à l'Eglise l'apparente à tous les juifs du monde, « chéris par Dieu à cause de leurs pères » (Rm 11,28). Alors, s'il faut des drapeaux, pourquoi pas aussi l'étendard blanc frappé de l'étoile de David, ne serait-ce que parce que de nombreux chrétiens arabes ont la nationalité israélienne ? La question lui paraît d'autant plus légitime qu'il a prié au sein de la qehilla, la communauté catholique d'expression hébraïque.
Alors, pourquoi le drapeau aux couleurs panarabes et lui seul ? Parce que les chrétiens de la région sont en majorité arabes et parce que les Palestiniens sont les principales victimes d'un conflit dramatique qui dure depuis des décennies, répondraient beaucoup de croyants francophones qui marchent à ses côtés en tenant de grandes palmes. Certains se diraient même surpris par la question. L'Evangile n'invite-t-il pas à compatir à la souffrance et à venir en aide aux opprimés ? Une argumentation qui ne laisserait pas notre pèlerin insensible.
C'est que, pour en rester à Jérusalem et ne parler que de la terre, il s'est promené à l'entrée ouest de la cité, dans les ruines affligeantes de Lifta, un bourg arabe dépeuplé en 1948. Il a été choqué par l'affaire de l'Imperial, un grand hôtel du quartier chrétien à la porte de Jaffa, acquis par un propriétaire juif : Walid Dajani, gérant du complexe, lui a expliqué que si la transaction opaque était validée, il n'y aurait plus aucun espoir de voir un jour la Vieille Ville changer de statut. Il a été surpris par les cons tructions juives dans ce qui était avant 1967 la partie jordanienne de la cité, à Ras el-Amud par exemple. Il a été touché par le délabrement de nombreux monuments arabes de la Vieille Ville, des portes et des khans, des fontaines, des tourbas et des madrasas de l'époque mamelouke. En arpentant la ville, notre voyageur sera d'ailleurs constamment frappé par le contraste existant entre les quartiers arabes, comme Silwan ou Abou Tor, et les quartiers juifs comme Rehavia ou Talpiot.

La Terre promise
Comment s'y retrouver ? Peut-être en revenant à ce point zéro, ce mont où fut bâti le Temple et sur lequel s'élève aujourd'hui le dôme du Rocher, appelé aussi mosquée d'Omar, que le regard redécouvre sans cesse avec émerveillement et dont il se sépare toujours à regret. Notre visiteur s'est délecté de la beauté de l'esplanade des Mosquées, bâtie sur le mont ; il y a côtoyé des musulmans qui semblaient, là-haut, comme allégés du poids de leur vie dans les quartiers surpeuplés d'en bas. Il a vu tant de juifs prier avec ferveur, de nuit comme de jour, au kotel, le mur proche du mont, « pierre de fondation du monde », lieu du sacrifice d'Isaac, emplacement du saint des saints du Temple abritant l'Arche d'alliance.
Même si le Saint-Sépulcre se trouve à un autre endroit de la ville et si les Byzantins ont laissé les lieux en ruines, notre chrétien sait qu'il ne peut pas réfléchir à la terre entourant ce lieu de prière sans en appeler à sa foi. Le voilà donc ramené à la Bible, à cette promesse à Abraham : « C'est à ta postérité que je donnerai ce pays » (Gn 12,7), à cette parole de Yahvé aux « gens de la maison d'Israël » : « Je vous prendrai parmi les nations, je vous rassemblerai de tous les pays étrangers et je vous ramènerai vers votre sol » (Ez 36,24).
Ces versets sont-ils caducs car les enfants de Yahvé se sont révoltés contre lui et font le mal ? Ils « ajoutent maison à maison », ils « joignent champ à champ jusqu'à ne plus laisser de place et rester seuls habitants au milieu du pays » (Is 5,8). Impossible de le dire, car Paul affirme, pour sa part, que « les dons et l'appel de Dieu sont sans repentance » (Rm 11,29).
Aussi notre croyant sera-t-il frappé par cet appel à Dieu figurant encore dans une majorité de sidourim, les livres de prière juive : « Bénis l'Etat d'Israël, début de notre délivrance. » Il découvrira également que si les Israéliens juifs occupent tant de terres, ce n'est pas seulement en raison d'un coup de force de l'Europe au lendemain de la Shoah : la visite de lieux comme le « village » de Yemin Moshé, face à la Vieille Ville, reconnaissable à son moulin, lui montrera que des juifs étaient déjà revenus dans la région avant le début du XXe siècle.

L'exode des chrétiens
Lors de ses promenades, notre Suisse a aussi appris que les chrétiens, et en premier lieu l'Eglise grecque orthodoxe, détiennent à Jérusalem un immense patrimoine immobilier. Combien de fois a-t-il découvert sur une façade l'emblème de cette institution, mêlant les lettres grecques tau et phi symbolisant le Saint-Sépulcre ! Plusieurs constructions phares d'Israël, dont la Knesset, sont bâties d'ailleurs sur des terrains lui appartenant. Les catholiques aussi possèdent de nombreux sanctuaires. D'où le plaisir d'apercevoir le drapeau jaune et blanc du Vatican flottant sur le Patriarcat latin ou sur Notre-Dame, avec sa statue de Marie et ses tourelles visibles loin à la ronde. Quelle joie de pouvoir visiter tant d'églises, de couvents, de jardins, d'hôtelleries chrétiennes si bien situées, comme la fameuse Maison d'Abraham. Quelle chance pour les groupes de pèlerins étrangers !
Mais bientôt, des questions se posent : combien de religieux occupent ces lieux et la relève est-elle assurée ? Et puis, les chrétiens arabes tirent-ils profit du patrimoine constitué au fil des siècles ? Comment vivent-ils sur cette terre disputée ?
Les chrétiens sont de moins en moins nombreux dans la région. Notre pèlerin en a douloureusement pris conscience dans la nuit du 24 décembre, lors d'une marche vers Bethléem. Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir, en s'approchant de la cité par le champ des Bergers, qu'il n'y avait presque pas de décorations de Noël. Et ce ne sont pas les illuminations de la place de la Nativité découvertes par la suite qui firent illusion. Manifestement, les chrétiens font profil bas dans cette ville où ils étaient autrefois majoritaires.
L'impression de malaise fut confirmée à Jérusalem, où bien des chrétiens arabes ne cachent pas qu'ils souhaitent quitter la région et où un proche expliqua à notre visiteur : « En Israël, nous avons toujours toutes sortes de problèmes, et pas seulement "le conflit". » L'emploi, le logement sont des préoccupations fondamentales dans la région, comme les élections de janvier 2013 l'ont montré.
L'horizon des chrétiens s'est obscurci pour d'autres raisons encore. D'un côté, l'islamisation du monde arabo-musulman constitue une réelle menace pour eux - notre voyageur n'avait pas vu autant de femmes voilées lors de sa précédente visite. De l'autre, il y a ces faits divers préoccupants impliquant des juifs, relatés dans la presse : des graffitis hostiles ont été tracés à l'abbaye de la Dormition, des juifs orthodoxes ont craché sur des membres du clergé arménien, un député a déchiré publiquement un Nouveau Testament. A plusieurs reprises, notre visiteur a perçu lui-même, à certaines réactions de ses interlocuteurs, qu'il valait mieux être juif que non-juif en Israël.
Que de chocs et d'étonnements ! Et encore, les dissensions entre Eglises, si manifestes au Saint-Sépulcre, n'ont pas été évoquées. Ni la crise à la tête de l'Eglise orthodoxe grecque locale, dont le patriarche Irénée a été déposé. Ni l'impasse religieuse dans laquelle se trouvent ces chrétiens qui tronquent le Magnificat pour ne pas prononcer cette phrase : « Il est venu en aide à Israël, son serviteur » (Lc 1,54).

Des croyants décomplexés
Pourtant, pas un instant notre Suisse n'a regretté son séjour, et pas seulement parce que la ville est si belle sur son promontoire, avec sa couronne de collines, ses bâtiments de pierre aux teintes roses si douces dans la lumière d'altitude, ses foules où se côtoient femmes voilées, vieillards au foulard palestinien, juives religieuses à perruque, hommes portant le schtreimel, « colons » à la large kippa blanche, chrétiennes de Russie à la tête couverte, soldats et policiers, touristes de partout...
C'est qu'à Jérusalem, il s'est senti constamment sollicité, remis en cause, appelé à affiner ses observations et à approfondir ses réflexions. Il est allé de question en question. Quel témoignage inattendu que celui de ces croyants de toutes confessions, pèlerins chrétiens chantant au Cénacle et ailleurs, musulmans priant en public, juifs orthodoxes aux tenues si singulières et dont toute la vie est modelée par l'obéissance ! Quelle rare mélodie, ces incha'Allah ou ces baruch HaShem dans la bouche des uns et des autres ! Quelle chance de pouvoir fêter la vigile pascale à Sainte-Anne avec des Africains, de revivre chaque vendredi ce moment où le temps paraît suspendu dans l'attente de la « fiancée Shabbat », d'entendre soudain l'appel à la prière du muezzin ! Alors il se demande : pourquoi donc, chez nous, le chrétien rase-t-il les murs ? Mais déjà il se reprend : n'y a-t-il pas trop de religion dans la Ville sainte ?

La mémoire collective
Durant son séjour, notre croyant a aussi perçu les limites d'une spiritualité « abstraite », où le visage du Christ disparaît derrière l'idée de Dieu, accompagnée d'une éthique compassionnelle indifférente aux lieux et aux temps. Les grottes et les arbres du Mont-des-Oli - viers, les rues et les murs de la Vieille Ville l'ont contraint à le reconnaître : l'édifice de la foi est bâti sur les lieux de la rédemption, sur les emplacements de la croix et de la résurrection, même si ceux-ci ne sont pas connus avec certitude. Il n'y aurait pas de message évangélique si rien ne s'était passé « dans le pays des Juifs et à Jérusalem » (Ac 10,39). Autant dire que le fidèle est dépositaire d'un héritage religieux reçu d'un peuple précis, dans une région du monde particulière, dotée dès lors d'un statut unique.
Mais Jésus a dit à la Samaritaine : « Ce n'est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père » (Jn 4,21). La « terre » du chrétien, ce n'est pas la Terre sainte, mais le corps du Christ ressuscité. Notre pèlerin le pressentait, et il l'a reconnu dans son oraison : au Saint-Sépulcre ou sur le Mont-des-Oliviers, on ne prie pas toujours mieux qu'ailleurs. Mais, pour autant, son séjour lui aura fait comprendre qu'il ne peut pas être indifférent à la terre d'Israël, ni choisir ses engagements comme s'il ne s'inscrivait pas dans la grande communauté des croyants dont Abraham est le père.
Parce qu'il a visité ces lieux ou leurs alentours, le Temple, les piscines de Siloé et de Béthesda, Gethsémani ou le Golgotha, les pages de l'Evangile auront désormais pour lui une tout autre saveur : réveillant mille impressions, ayant un écho jusque dans sa chair, le récit vivifiera sa foi comme jamais auparavant. Il aura découvert qu'il n'est pas possible de disqualifier d'emblée toute lecture théologique de l'histoire relativisant les approches purement politiques. Et il sera encore plus profondément persuadé qu'il y a des choses qui dépassent la raison, car les voies de Dieu sont « incompréhensibles » (Rm 11,33).

 

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