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lundi, 28 novembre 2016 17:27

La mère aux yeux noirs

Vigile pascale © Corinne Simon / CIRIC

Qui n’a pas fait l’expérience de sa propre vacuité -la fameuse nuit obscure- ou de la désespérance psychique ne peut savoir la douceur de l’aube où l’on n’est plus seul. C’est par la faille dans la roche que jaillit la lumière. Une épreuve initiatique traversée avant nous par de grands auteurs spirituels, qui nous invite à aimer la nuit et son silence.

Yvan Mudry est l’auteur de divers ouvrages à la frontière entre spiritualité et thèmes de société. Dernier né: L’Expérience spirituelle aujourd’hui. De l’exil au grand large, St-Maurice, Saint-Augustin 2016, 156 p. (recensé in choisir, n° 676, avril 2016).

Toujours sur la brèche, sous les feux des projecteurs; jamais inactif ni en retrait. Désormais, ces mots d’ordre sont tellement suivis qu’il n’est plus nécessaire de les formuler. Chacun ne s’efforce-t-il pas spontanément d’en faire le plus possible, éliminant tout temps mort, recherchant en permanence la lumière? Qu’une partie de la vie ne soit vouée ni à la fabrication ni à la consommation de biens ou de services tarifés, quel scandale dans un monde à la solde des marchands! Un essayiste écrit avec raison: les heures passées dans nos lits ou à ne rien faire d’utile, les heures où nous sommes «dégagés du bourbier des besoins factices» constituent «l’un des plus grands affronts que les être humains puissent faire à la voracité du capitalisme contemporain».[1]

Pas étonnant que certains rêvent d’abolir cet intervalle improductif, qui est le royaume du secret : la nuit. Des ingénieurs ont même imaginé un système de miroirs, installés sur des satellites, permettant de renvoyer en permanence la lumière du Soleil sur la Terre.

Un cri de révolte

Les poètes l’ont perçu depuis longtemps : les sociétés contemporaines n’ai-ment ni le vide ni le silence ni l’obscurité. L’espace qui les fait rêver, c’est celui de l’usine ou du centre commercial, où il y a «beaucoup de bruit et de lumière». Autant dire l’hypermarché, tel qu’a pu le décrire J.M.G. Le Clézio dans Les géants.[2]
Cette fable est un cri de révolte. Elle laisse deviner ce qui se passerait en fin de compte s’il n’y avait plus de nuit. L’écrivain aux yeux de prophète annonce à ses lecteurs: «Vous ne verrez plus le ciel.» Et d’expliquer: «Chaque seconde qui passe forme un nouveau nœud, et chaque jour, il y a un nouveau mur, quelque part, une fenêtre de plus qui se bouche.» Pourquoi cette obturation progressive lorsqu’il y a «tellement de lumière, tellement d’énergie, partout, tellement de couleurs, de formes, de bruits, d’odeurs»? Parce qu’alors s’efface le chemin vers l’«autre côté des choses».[3] Alors dépérit le plus haut désir -le désir de ce qui est hors de portée. Pas de quoi être surpris si les familiers de l’hypermarché ressemblent plus à des fantômes qu’à des êtres humains!
Contrairement au credo contemporain, l’immobilité, la pénombre, la quiétude, l’attente, en un mot la nuit, ne seraient-elles pas plutôt une source d’où coule je ne sais quelle eau indispensable à la vie? Un autre poète, Charles Péguy, n’hésite pas à le dire. Aussi conseille-t-il à chacun d’être comme un homme dans une barque, sur une rivière, «qui ne rame pas tout le temps», qui «quelquefois se laisse aller au fil de l’eau», qui entre «bravement sous l’arche du pont de la nuit».[4] Et d’expliquer, dans son poème sur la deuxième vertu -l’espérance-, que la nuit, versant « e repos et l’oubli», «le baume, et le silence, et l’ombre», est «le tissu du temps, la réserve d’être». Du coup, selon l’écrivain, la nuit est la «plus belle invention  de Dieu. C’est elle qui donne « e plus de matière à l’espérance», et c’est elle qui fait preuve de la plus haute charité. Car n’est-elle pas la «mère aux yeux noirs, mère universelle » qui calme et apaise, qui « couche et fait coucher toute la création»?[5]

La chrysalide et le papillon

La nuit est prodigue. Impossible de se passer d’elle qui, en donnant le sommeil, délasse et restaure les forces, préparant ainsi à goûter un nouveau jour. De grands auteurs spirituels lui attribuent des qualités plus éminentes encore: elle peut être une période de gestation, de transformation, de métamorphose même –le moment où la chrysalide devient «petit papillon blanc».[6] Elle qui étend sur tout un sombre voile, en vient à symboliser l’étape clé de l’aventure spirituelle. Car nul autre vécu n’évoque mieux ces moments de purification où l’on ne sait plus rien, l’on ne peut plus rien, l’on ne veut plus rien, ces moments par lesquels il faut passer pour en arriver à dire: «Pas ce que je veux, mais ce que tu veux» (Mc 14,36). Tout est englouti dans la nuit noir: plus de repères, plus de sécurité, un sentiment d’abandon doublé d’une peur de l’avenir, qui peut se faire sentir jusque dans le ventre et dans les membres qui tremblent.
Mais au sortir de l’épreuve, assure le docteur des nuits Jean de la Croix, la personne, libérée, chemine «bien plus au large, avec beaucoup plus de satisfaction et avec une plus abondante et plus intérieure délectation qu’elle ne faisait dans les commencements, avant qu’elle n’entrât en ladite nuit».[7] Car sans être un jour privé de la lumière du soleil, impossible de gravir le Mont Carmel, de s’approcher de la «vive flamme», de vivre «une vie d’amour, douce et savoureuse avec Dieu», affirme-t-il.
Quel est le premier fruit de cette expérience qui s’accompagne d’une très grande souffrance? En une phrase, les ténèbres font disparaître du champ de vision et sortir du cœur ce à quoi la personne était attachée jusque-là. Le «monde» s’efface, et ce qui relève de lui perd sa saveur. Ce qui passionnait parfois, ce qui remplissait les journées n’intéresse plus. Il n’y a plus de biens, d’idées, de talents, d’engagements, de plaisirs, d’exercices spirituels même auxquels on tienne. L’épreuve «va purifiant l’âme, anéantissant ou évacuant ou consumant en elle (comme le feu fait à la rouille et aux taches du métal) toutes les affections et toutes les habitudes imparfaites qu’elle a contractées en toute sa vie», observe le carme espagnol, ajoutant: elle «va tirant l’esprit de son ordinaire et commun sentiment des choses, pour l’élever au sens divin qui est étrange et éloigné de toute manière humaine».
L’attachement à soi est lui aussi remis en cause lorsque la personne se retrouve « èche, vide et en ténèbres». L’âme, explique Jean de la Croix, est comme «aliénée , elle est «beaucoup de temps sans savoir ce qu’elle a fait ni pensé, ni ce que c’est qu’elle fait ou va faire, et quoiqu’elle veuille, elle ne saurait être attentive à rien de ce où elle est». Autant dire qu’elle n’est même plus capable de s’identifier à ses fonctions, à ses réalisations, à son savoir, à ses relations, à ses rêves.

Une autre main

Du même coup, elle s’avise de son ignorance, de sa faiblesse, de sa misère, avouent encore d’autres grands auteurs spirituels.[8] Elle cesse de compter sur soi, ou, mieux, se sait désormais sans consistance propre, reconnaissant son «néant». C’est comme si elle se retrouvait ailleurs qu’en soi. «Je sortis de moi-même, c’est-à-dire de ma basse manière d’entendre, et de ma faible façon d’aimer, de ma pauvre et courte manière de goûter Dieu», confie Jean de la Croix.
C’est ainsi que la personne acquiert une nouvelle identité. Arrachée à soi par la découverte de son impuissance, de sa naïveté, de son insignifiance pour tout dire, elle s’est bientôt avisée qu’elle ne sombrait pas pour autant. Elle a perçu qu’elle n’était pas seule, livrée à elle-même, mais qu’une main tenait sans doute la sienne. Elle ne se complaît donc pas dans la plainte en disant: «Je suis l’homme qui a connu la misère», car elle pourrait tout aussi bien ajouter: quelqu’un m’a «conduit et fait marcher dans la ténèbre et sans lumière» (Lm 3,1-2). L’invisible -ce qui ne fait pas nombre avec le «monde»- a noué une mystérieuse intrigue avec elle, si bien qu’elle ne murmure pas: «La vie est absurde, je me moque de tout ou je vais me venger.» Son désir a été ravivé par ce qu’elle a traversé, son cœur s’est remis à battre. Et elle est désormais parée de vertus qu’elle ne possédait pas auparavant, comme l’humilité, la patience et même une certaine force. Aussi, lorsqu’il ne lui est pas donné de savoir ni d’agir, elle n’en perd plus sa sérénité.

Promesse d’aube

La nuit, l’homme peut se retrouver face à Dieu, comme Jacob au gué de Yabboq (cf. Gn 32,23 s.). La nuit, Dieu vient à l’homme, et il agit pour le libérer de sa servitude. Sans doute faut-il aller plus loin encore. Si Dieu intervient la nuit, ne peut-il pas se confondre avec elle? Dieu «se peut pareillement appeler nuit obscure pour l’âme en cette vie», lit-on dans La montée du mont Carmel.[9] Et l’obscurité est apparentée à Dieu dans le poème qui ouvre La nuit obscure, sans quoi l’âme ne pourrait s’adresser à elle en ces termes:  Ô nuit ! toi qui m’as guidée, /  nuit ! plus aimable que l’aurore.»[10]
Quand on perçoit que la nuit a partie liée avec l’Invisible, tout change de sens. On peut croire que l’obscurité elle-même, où rien n’apparaît, où il est impossible d’avancer seul, est porteuse d’une énigmatique clarté (cf. Ex 14,20). On peut formuler cette prière: «Que la nuit soit pour moi une lumière» (Ps 139,11, selon le texte massorétique). On peut goûter la pénombre et même les ténèbres, en disant que «la nuit comme le jour illumine» (Ps 139,12).
Ainsi, pour la tradition spirituelle, la nuit -l’épreuve qu’elle symbolise- n’est pas synonyme de vide, d’immobilité, de temps perdu, comme dans la culture contemporaine. Aussi angoissante et paralysante soit-elle, l’obscurité ne met pas fin à l’aventure intérieure. Elle n’efface pas méticuleusement toute trace de Dieu. Au contraire, puisqu’elle est promesse d’aube. Qui l’a traversée peut l’affirmer : pour enfin discerner l’essentiel, pour enfin aller de l’avant, il faut parfois n’y plus rien voir. Car il existe «une nuit tellement nuit qu’elle éclaire doucement le pas».[11]

[1] Jonathan Crary, 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil, Paris, Zones 2014, p. 20.
[2] Jean-Marie Gustave (dit J.M.G.) Le Clézio, Les Géants, Paris, Gallimard 1973, 320 p. L’auteur a reçu le prix Nobel de littérature en 2008.
[3] Idem, pp. 15, 17, 48 et 49.
[4] Charles Péguy, « Le Mystère des saints innocents », in Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade 1975, p. 692.
[5] Charles Péguy, « Le Porche du mystère de la deuxième vertu », in Œuvres poétiques complètes, op. cit., pp. 663, 664 et 666.
[6] Thérèse d’Avila, « Le Château intérieur, » in Œuvres complètes, Paris, Desclée de Brouwer 1995, p. 933.
[7] Toutes les citations qui suivent sont tirées de Jean de la Croix, « La Nuit obscure », in Œuvres complètes, 4e éd., Paris, Desclée de Brouwer 1967, pp. 383 à 445.
[8] Cf. par ex. Bérulle, Un Néant capable de Dieu. Lettre aux Pères et confrères de l’Oratoire, Paris, Arfuyen 1987, 126 p.
[9] Jean de la Croix, « La Montée du Mont Carmel », in Œuvres complètes, op. cit., p. 83.
[10] Jean de la Croix, « La Nuit obscure », op. cit., p. 382. Voir l’extrait du poème à la p. 2 de ce numéro.
[11] Philippe Jaccottet, Ponge, pâturages, prairies, Paris, Le Bruit du temps 2015, p. 59.

 

p9Mudry1Marie-France SchmidtJean de la Croix. Portrait d’un mystique réformateur, Salvator, Paris 2016, 202 p.

Qui lirait ce petit livre pour approfondir sa connaissance de la mystique sanjuaniste serait déçu, car il s’agit là d’une œuvre d’historienne. Le chapelet de dates et de faits qu’il con-tient n’en a pas moins ce mérite : il donne une épaisseur humaine à un saint dont on croit trop souvent qu’il n’a connu que l’extase et aimé que ce mot : nada, rien.
Le lecteur prend ainsi note que le « premier carme déchaux » a travaillé de ses mains, qu’il a révéré la nature et beaucoup marché, qu’il a été impliqué dans des conflits, assumé des fonctions importantes et qu’il a eu des relations fortes avec des femmes comme Ana de Jesús.
La biographie montre que l’Espagnol du Siècle d’or s’est inspiré du symbolisme soufi et des poètes de la Renaissance. Elle laisse aussi entendre que les propos du saint sur la nuit ne sont pas d’un seul tenant : ils résultent de réflexions sur les ténèbres divines ou le rôle purificateur de l’angoisse, mais également d’une expérience personnelle, l’emprisonnement à Tolède. Aussi, au terme du parcours, c’est comme si le docteur mystique avait enfin un visage.
Y. M.

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