Sur ce chemin radical, il faut tout laisser et se laisser soi-même. Paradoxalement, il faut s’emporter en faisant pleinement droit à son humanité. Car l’être réel et passionnel doit passer par le feu sans quoi la grâce n’aura rien à transformer. Le plus dur étant d’aller à la racine du besoin de tenir par soi-même dans l’existence: «Finalement, ce qui est le plus dur à laisser, c’est ce nous-même qui, dans son besoin fondamental d’autonomie, s’oppose à Dieu. La séparation finalement n’est pas dans l’éloignement mais dans le détachement.» (1) Le renoncement radical trouve sa signification dans ce détachement, ce décentrement de soi qui paradoxalement donne accès au vrai soi. Est exigé alors de s’engager, tel un athlète, dans le combat spirituel pour, dépouillé du vieil homme, être revêtu de l’homme nouveau (Ep 4,22-24).
Si le danseur s’impose une discipline (2), combien plus encore est-elle nécessaire pour celui qui croit et professe que Dieu a pris chair, qu’Il s’est incarné en son Fils, en ce Jésus qui, par une connaissance intérieure, invite à l’aimer et le suivre. Sa vie est la référence première, constante et ultime. Le chrétien s’en inspire, l’aime et s’exerce à imiter Celui qui le rend libre. Loin des extrêmes mortifères teintés de narcissisme et de maîtrise de soi, il cherche à se connecter par et dans le Souffle de l’Esprit à la racine spirituelle de son existence pour voir sa vie être transfigurée par Celui qui en est l’Alpha et l’Oméga.
Se centrer, être décentré et surcentré
Relationnelle, l’identité du chrétien est cependant fragile. C’est là sa force. Dépendant d’une Relation qui lui donne paradoxalement sa véritable autonomie (3), il advient à lui-même par un Autre. Entrer dans cette expérience, c’est offrir l’hospitalité à Celui qui excentre pour unifier. Car l’Appel de Dieu conduit au-delà du besoin religieux d’être protégé. Il ouvre un espace relationnel neuf. Décentré de lui-même, le pèlerin est disponible à l’imprévisible de Dieu.
Dans la vie chrétienne, la question centrale n’est donc pas celle de l’accomplissement de soi mais celle du dégagement de soi pour l’accueil d’Un plus grand qui fonde l’identité heureuse. Loin de fuir ce monde tel le gnostique, de l’affronter à mains nues tel le tragique ou de se réfugier dans sa seule liberté intérieure tel le stoïcien, le chrétien est avant tout un homme transformé par la découverte de la Toute-Puissance de l’Amour de Dieu qui le rend libre pour les autres et le monde! S’ajuster à cet Amour invite alors à des renoncements qui trouvent leur modèle en Dieu: «Dieu s’efface en renonçant à être tout. Ce renoncement est son être même, nullement un épisode. C’est la Toute-Puissance d’un absolu renoncement à soi, lequel constitue Dieu en son être trinitaire -chaque Personne n’étant soi que par et pour les autres- qui est créatrice de libertés. À la faveur de cette humilité, des créatures peuvent être en elles-mêmes et par elles-mêmes. En rigueur de terme, Dieu les «donne» à elles-mêmes. C’est dire qu’il se livre à fond en les voulant autres, non prolongement de soi»(4). Cet espace de liberté relationnelle est ouvert par et inscrit dans l’humilité de Dieu. Il a un goût inimitable. Karl Rahner exprime bien la caractéristique de l’immédiateté divine: «J’ai fait l’expérience de Dieu, de Dieu innommable et insondable, de Dieu silencieux et pourtant proche, de Dieu qui se donne dans sa Trinité. J’ai expérimenté Dieu au-delà de toute image et de toute représentation. J’ai expérimenté Dieu qui ne peut d’aucune façon être confondu avec quoi que ce soit d’autre quand il se fait proche ainsi lui-même dans sa grâce». (5)
Voie spirituelle, l’itinéraire chrétien mène au plus grand dans le plus petit, au plus vaste dans le plus étroit, au plus lointain dans le plus proche. Est alors distinguée l’intériorité -légitime mais insuffisant accomplissement de soi- de la vie spirituelle -cette ouverture au Tout-Autre, au Dieu toujours plus grand. À la seule immanence d’une recherche de soi, répond la Transcendance qui la fonde et la dépasse! Dieu est plus que le centre de l’âme. Celle-ci est amenée à l’expérimenter lorsqu’elle se laisse mener par l’Amour, dynamisme radical qui lui donne de vivre dans la joie et d’œuvrer dans la paix. Dans l’effacement d’une affirmation de soi, il découvre, surpris, le goût d’une étrange liberté si proche, si silencieuse et si neuve qu’elle en devient le terreau d’une vie ressuscitée. Unifié par son enracinement en Dieu, il grandit dans l’espace intérieur que l’Alliance crée et rend de plus en plus spacieux. Là est sa demeure et son épanouissement. De l’attachement initial à lui-même en passant par le détachement libérateur, il se désaltère à la Source de la Vie qui l’unifiant, le rend libre pour aimer et œuvrer.
1 Yves Raguin, Chemins de contemplation, collection Christus, Paris, DDB 1963
2 «Qu’est-ce que la danse? Je réponds: à l’échelon des gens qui ne savent pas, c’est se mettre debout et faire n’importe quoi; à l’échelon des très bons danseurs, c’est avoir une discipline de dix ans ou de quinze ans et faire des choses très codifiées; à l’échelon du véritable danseur, c’est se mettre debout et faire n’importe quoi, mais après avoir passé vingt ans d’ascèse… C’est retrouver l’innocence et la liberté, mais avec un travail préliminaire.» Maurice Béjart, in l’Art sacré no 1, 1er trimestre 1969.
3 Axiome de Karl Rahner
4 François Varillon, L’humilité de Dieu, Paris, Bayard/Centurion 1989.
5 Karl Rahner, Discours d’Ignace de Loyola aux jésuites d’aujourd’hui, Paris, Le Centurion 1979.