Ainsi se prend-on, au fil des pages, à goûter à vif ce que l’on savait déjà et à découvrir avec étonnement ce que l’on ignorait encore. Par exemple l’influence des écrits de Thérèse d’Avila sur de multiples auteurs -de Bossuet à Duras en passant par Verlaine, Simone de Beauvoir, etc.- et notamment Cioran, l’orfèvre du désespoir qui arguait qu’ils lui avaient donné le goût sensuel d’un autre monde.
Contextualisé et mis en perspective par l’histoire du Siècle d’Or espagnol, le fil rouge de l’ouvrage n’en reste pas moins centré sur l’essentiel: le singulier itinéraire mystique d’une femme à la fois virile et maternelle, échappant à toute récupération pour aller son chemin en faisant de l’Amour son attribut et de Dieu sa demeure. Un féminisme catholique avant l’heure!
Christiane Rancé exerce également un regard critique. Dans le sillage de Georges Bataille, elle fustige au passage un certain réductionnisme psychanalytique qui fait fi d’une expérience radicale: ce dont on ne peut parler, il faut le taire… et pourtant tenter de le dire! Que cette énonciation trouve dans l’Espagne baroque -où la joie spirituelle était liée aux sens- sa forme accomplie dans le langage du corps (extases, lévitations, transverbération, etc.) n’est pas étrange aux yeux avertis. Comme l’écrit Michel de Certeau, «le mystique n’est-il pas déporté par ce qu’il vit et par la situation qui lui est faite vers un langage du corps » qui, loin de se réduire au monde pulsionnel, emporte par-delà le miroir vers les splendeurs du Château intérieur? Un récit à savourer par tous ceux et celles qui savent que la vraie raison se moque de la raison!