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lundi, 28 novembre 2016 17:00

Canisius et la miséricorde

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Pierre Canisius a vécu à une époque marquée par les guerres de religions, le bouillonnement des idées et la violence des affrontements entre théologiens et prédicateurs. S’il a combattu les erreurs des hérétiques, il n’a cessé de dénoncer une manière trop rude de les traiter, par ailleurs improductive, en particulier vis-à-vis des Allemands et des Suisses. Un aspect méconnu de sa personnalité.

Dans la bataille idéologique qui a bouleversé son siècle et plus particulièrement l’Allemagne, Pierre Canisius (1521-1597) a toujours été considéré comme un combattant de première ligne, au point qu’on l’a qualifié de « marteau des hérétiques » et que des gravures de l’époque le représentent avec un marteau en mains. On ne saurait cependant le réduire à un rôle de contre-réformateur.
Une anecdote significative. En 1584, le pape Grégoire XIII nomme Charles Borromée, l’archevêque de Milan, visiteur apostolique pour la Suisse. Le nonce Bonhomini écrit à ce sujet à Canisius en se félicitant de cette nomination, car il estime que le cardinal Borromée sera un bon médecin pour guérir les maux dont souffrent les Suisses, et il demande à Canisius de collaborer avec lui. Commentant la prochaine visite du cardinal, Canisius écrit au Père Claudio Aquaviva, le supérieur général de la Compagnie : « Quant à l’illustrissime cardinal Borromée, il n’est pas encore arrivé, et lorsqu’il viendra, il suffira que le Père recteur de Lucerne le reçoive et l’accompagne au cours de sa visite. Pour ma part, je préfère me tenir à l’écart du cardinal Borromée plutôt que de lui être proche, car j’estime qu’il se montrera un médecin passablement exigeant envers les Suisses, qui me semblent assez susceptibles et délicats, surtout lorsqu’on touche leurs plaies. »
Deux tempéraments inspirent deux attitudes différentes face à la Réforme protestante : le cardinal de Milan s’efforce de mettre en pratique les décrets du concile de Trente avec austérité et rigueur ; Canisius préfère renvoyer ses auditeurs à l’Ecriture et à l’enseignement des Pères plutôt que de miser sur la force des décrets et des règlements.

Moins de rigueur, plus de charité
Si Canisus combat les erreurs des hérétiques, il ne cesse de leur manifester un grand respect sans jamais se montrer intolérant, persuadé que « Rome peut facilement tout obtenir de l’Allemagne à condition de comprendre qu’il faut traiter convenablement les Allemands ». S’adressant aux membres de la 2e Congrégation générale de la Compagnie de Jésus (1565), il déclare : Vous voulez aider les Allemands ? Alors il vous faut éviter toute agressivité et toute haine envers ceux qui ne croient pas comme vous et leur montrer beaucoup de charité et de bienveillance en publique comme en privé.
Face à la situation scandaleuse du clergé allemand, il insiste pour que Rome ménage l’Allemagne, qui n’est pas l’Espagne, et sur la nécessité de procéder avec beaucoup de charité et de compréhension : les excommunications et les lois auxquelles recourt Rome peuvent, peut-être, être efficaces dans des pays catholiques, mais elles sont contre-productives en Allemagne, argue-t-il.
Canisius se bat aussi contre des règles trop strictes pour réadmettre dans l’Eglise les catholiques tombés dans le luthéranisme : « Pour l’amour de Dieu, ne nous forcez pas à éteindre la mèche qui fume encore, ni à rendre notre ministère odieux à beaucoup en paraissant vouloir les rigueurs d’une nouvelle inquisition », écrit-il à son supérieur général François de Borgia. En été 1568, alors qu’une commission de cardinaux planifie des mesures sévères et a déjà préparé des Brefs contre des ecclésiastiques et des évêques qui vacillent dans la foi, Canisius fait des propositions en faveur d’une manière d’agir plus douce et bienveillante, « parce que ce chemin est plus fécond pour aider », et il obtient gain de cause.
Un autre de ses grands engagements sera l’adoucissement de la rigueur de l’Index des livres prohibés. A son avis, la Bulle de Paul III (In Coena Domini, 1536) est trop dure pour les Allemands : « Plût à Dieu que nous trouvions d’autres moyens d’aider peuple et pasteurs dans cette grande corruption actuelle, surtout à l’heure où tout semble couvert d’excommunications... » Et lorsque Paul IV publie le premier Index papal des livres prohibés, il écrit que c’est « intolérable » et un « scandale ». A plusieurs reprises, il demande à ses confrères de Rome d’intervenir en haut-lieu afin d’adoucir cette loi qui met en péril la formation dispensée dans les collèges et le travail des théologiens impliqués dans les discussions avec les réformateurs. Son insistance ne sera pas vaine et il pourra saluer la publication du décret du concile de Trente (4 mars 1564), auquel il a travaillé, qui tempère les rigueurs de la Bulle de Paul III.

Des propos posés
Tant son attitude que sa manière de procéder montrent que Canisius fait une distinction entre les hérésiarques et les autres. Il le dit dans un rapport adressé au Père général de la Compagnie Aquaviva, en 1582, qui avait demandé comment les jésuites pouvaient manifester de la bonté envers les personnes d’une autre foi, en particulier envers les protestants : « Un nombre infini d’entre eux adhèrent aux sectes nouvelles et s’égarent dans de fausses croyances religieuses, mais leur manière d’agir prouve assez que leurs erreurs procèdent bien plus de l’ignorance que de la malice. Ils s’égarent, mais sans dispute, sans préméditation, sans opiniâtreté. La plupart des Allemands sont par nature des personnes simples et bonnes. Nés et élevés dans le luthéranisme, ils reçoivent avec docilité ce qu’on leur enseigne dans les écoles, les églises et dans les ouvrages hérétiques. Et voilà la raison pour laquelle ils s’égarent. »
Plutôt qu’un théologien spéculatif, Pierre Canisius est un homme de la parole orale et écrite. Prédicateur et écrivain fécond, il ne recourt jamais au vocabulaire agressif et injurieux qui est de règle parmi les polémistes catholiques et protestants de l’époque. Certes, à l’adresse des hérésiarques, il a parfois des apostrophes un peu vives, mais rien de comparable avec les invectives que ces mêmes personnes réservent au pape et aux évêques. Son ambition est de surpasser en amour et en modestie ceux qui mettent trop de passions humaines dans leurs écrits : « Au lieu de guérir les Allemands, ils les irritent plutôt avec ce remède et cette manière trop brutale de les traiter. »
Non seulement il évite les expressions blessantes et agressives, mais il les combat chez les autres, ne les tolérant pas chez ses confrères, allant jusqu’à biffer de sa propre main des formulations blessantes pour les protestants dans un écrit d’un confrère espagnol. Même lorsque lui et la Compagnie sont la cible de propos injurieux et de provocations sans mesures, il reste fidèle à cette attitude et il encourage ses confrères dans le même sens.
Face aux innombrables drames et difficultés qu’il a dû affronter au cours de ses mandats de provincial et de supérieur religieux, jamais Canisius ne s’est départi de cette attitude bienveillante, au point qu’on lui a reproché de se montrer trop bon envers ceux qui lui ont causé bien des soucis. Au nouveau supérieur de la communauté de Lucerne, effrayé par l’ampleur de ses responsabilités, il écrit en 1597 : « Il serait sage pour vous, dans les débuts, de passer par-dessus les fautes qui pourraient se produire dans la conduite de vos frères ; de la sorte, ils se montreront plus disposés à aimer qu’à craindre leur supérieur. » Etre proche et doux, telles sont les qualités qu’il recommande aux supérieurs pour qu’ils puissent réformer sans blesser personne.

A la source de la miséricorde
Où puisait-il l’énergie et la force de cette attitude pleine de compréhension et de miséricorde ? Dans une confiance sans limites en Dieu et un amour immense pour le Christ, nourri par une vie de prière intense (jusqu’à 7 heures par jour à la fin de sa vie).
Se référant aux Exercices spirituels qu’il a faits sous la conduite de Pierre Favre, Canisius confesse : « Dès lors, mon unique et principale préoccupation a été de suivre le Christ qui m’a regardé avec miséricorde et qui pauvre, chaste et obéissant me précède sur le chemin de la croix. » Lui parle-t-on des maladresses et des fautes d’un tiers ou des siennes, il se borne à dire : « Que le Seigneur Jésus daigne avoir pitié de nous et de tous les malheureux. »
Dans des notes autobiographiques, relisant sa vie, il évoque les fautes de sa jeunesse. Le seul fait d’en prendre conscience lui paraît être un effet de la miséricorde de Dieu. Et dans son testament spirituel, il écrit : « Souviens-toi, Seigneur, de tes miséricordes et de tes grâces, qui sont de toujours. Oublie les fautes de ma jeunesse et mes transgressions. Qui peut discerner ses erreurs ? Purifie-moi de celles qui m’échappent, et pardonne-moi les autres. Car mes années, mes mois et mes jours ne sont rien s’ils ne sont pas mesurés à l’aune de ta clémence, et si par le sang sacré de ton Fils tu ne purifies pas le vieil homme de toute corruption et de toute tache. »
Il faut sans doute explorer une autre source de cette attitude bienveillante, marquée au coin de la miséricorde : la dévotion au Sacré Cœur de Jésus, découverte grâce à ses relations avec les chartreux de Cologne, et dont il fut l’un des promoteurs, cent cinquante ans avant Marguerite Marie Alacoque (1617-1690), et, semble-t-il, le premier jésuite avec saint Pierre Favre à la propager.
Le 4 septembre 1549, avant de prononcer ses vœux entre les mains de saint Ignace, Canisius est gratifié d’une expérience mystique, une sorte de vision, qu’il évoque dans son Testament : « Vous, mon Sauveur, vous m’avez alors, en quelque sorte, ouvert le Cœur de votre Corps très saint. J’avais l’impression d’en voir l’intérieur. Vous m’avez dit de boire à cette fontaine, m’invitant à puiser les eaux de mon salut à votre source, ô mon Sauveur. Pour moi, j’éprouvais un grand désir de voir couler de là dans mon âme, à flots, la foi, l’espérance et la charité. J’étais assoiffé de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, et je vous priais de me purifier de la tête aux pieds, de me couvrir et de me parer. Puis j’osais approcher de votre Cœur, tout rempli de douceur, et y apaiser ma soif ; et vous m’avez promis une robe tissée de paix, d’amour et de persévérance, pour couvrir mon âme dénudée. Avec cette parure de salut, je sentis grandir en moi la confiance de ne manquer de rien et que tout se tournerait à votre gloire. »
Au moment de mourir à Fribourg, Pierre Canisius tenait entre ses mains un petit carnet dans lequel il avait recopié des prières qui lui étaient familières et d’autres composées par lui-même. Pour la prière du matin, il a noté : « Je loue et bénis, je glorifie, je salue le très doux et bienveillant Cœur de Jésus-Christ, mon fidèle amant. ... O mon ami je vous offre mon cœur... pour que vous vous en serviez... » Avant d’aller dormir, il s’unit à tous les saints qui remercient Jésus pour tous les dons dispensés par son Cœur. Et au cours de la journée, lorsque la cloche sonne les heures ou en commençant un travail, il dit : « Je vous loue et glorifie, très doux et très aimable Cœur de Jésus, dans et pour tous les biens que votre très glorieuse Divinité et très sainte Humanité ont fait en nous par le très noble moyen de votre Cœur, et feront encore en nous dans les siècles des siècles. »
P. E.

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