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lundi, 28 novembre 2016 15:54

Mortelle ta photo!

© Illustration, Gérald HerrmannLe néologisme selfie, élu mot de l’année en 2013 par le Oxford Dictionnary, est devenu un geste si populaire qu’il a contaminé toutes les couches sociales de la planète. Cette folie de l’autoportrait numérique génère une course à l’image littéralement mortelle. On en est donc là: mourir par vanité.

Ancienne rédactrice en chef du magazine Femina, passionnée par le Japon et par les nouvelles technologies, Annick Chevillot n’en a pas moins la fibre verte. Suite à une enquête pour le magazine Bon à savoir, elle écrit Poisons quotidiens. Ils sont partout: les identifier, les décrypter, les éviter (Lausanne, Éditions Plus 2014, 144 p.)

L’image est apparue sur le réseau social Twitter le 25 septembre 2016, à 20h59 (heure suisse). Ce qu’elle montre? Hillary Clinton, candidate démocrate à la présidence américaine en tournée électorale, saluant une foule qui lui tourne unanimement le dos. Lorsque l’on voit cette image pour la première fois, quelques secondes sont nécessaires pour comprendre ce qui se passe. Pourquoi toutes ces personnes tournent-elles le dos à la politicienne? Que regardent-elles? Soudain, c’est l’évidence: ladite foule prend un selfie avec Hillary.Les personnes présentes sont plus préoccupées à partager sur les réseaux sociaux le fait qu’elles ont passé un bref instant avec la candidate que de vivre le moment présent pleinement. En 2016, dire « j’y étais» ne suffit plus. Il faut le faire savoir. Et le faire savoir à la planète entière.
Ce voyage narcissique autour du moi justifie toutes les vacuités: «Moi au cinéma», «Moi aux toilettes», «Moi à la plage», «Moi avec Hillary», «Moi avec mes coquillettes jambon», «Moi avec mes pieds», «Moi, Moi, Moi».

Mourir pour son image

Carlo Strenger, psychanalyste israélo-suisse, qualifie le partage des images de soi de Bourse globale du moi. Selon lui, cette course à la couronne du plus grand Narcisse du monde trouve sa réponse dans «la peur de l’insignifiance». Et pour apaiser cette angoisse existentielle, on guette chaque commentaire sur Facebook, chaque retweet sur Tweeter, chaque cœur sur Instagram. Un peu comme les boulimiques qui se remplissent de nourriture pour combler un vide.
Le pire pour un selfiste (personne qui prend un selfie)? Que sa photo ne génère aucun pouce levé, aucun partage, aucun cœur... Les accros du selfie ont donc commencé à mettre en scène leur vie: ils sont passés du statut de simple Narcisse à celui d’hypernarcisse. Pour décrocher la timbale, soit des millions de J’aime sur Facebook, ils se sont mis à se photographier dans des situations extrêmes et dangereuses. Plus l’image est époustouflante, plus elle obtient d’audience sur les réseaux sociaux. De quoi inciter l’hypernarcisse à récidiver et à prendre encore plus de risques pour voir sa popularité augmenter.
Cette course à la performance narcissique se termine de plus en plus souvent au cimetière. De janvier à septembre 2015, douze personnes sont mortes alors qu’elles prenaient un selfie. Cette info a eu un retentissement planétaire sous le titre Les selfies tuent plus que les requins. Une comparaison étrange étant donné qu’un smartphone n’a encore jamais croqué d’être humain et un requin jamais pris de selfie... Évidemment, ce ne sont pas les selfies qui tuent. La vanité ultime qui consiste à se croire plus fort que la gravité, plus fort que la nature, plus fort qu’un train, plus fort qu’une balle de pistolet pousse à prendre des risques irréfléchis.
Mourir dans le but d’assouvir un besoin narcissique prend une ampleur étonnante. La version anglaise de l’encyclopédie en ligne Wikipédia recense même tous les morts du selfie. La première du genre est une Anglaise. Elle s’est suicidée le 13 décembre 2013 en se jetant sous les roues du métro. Elle a pris un selfie juste avant son acte et l’a partagé sur les réseaux sociaux avec la légende suivante: last pic before I die (dernière photo avec ma mort). Ce qui l’a poussée au suicide? Des rumeurs la concernant suite à des selfies envoyés à un garçon.

Inde et Russie très touchées

Depuis cette date, les décès violents avec smartphone comme témoin inquiètent. Une cinquantaine de morts a été comptabilisée en 2014 et 2015. En 2016, une vingtaine de cas a été recensée. La vague de selfies mortels touche particulièrement l’Inde et la Russie.
En janvier 2016, le Washington Post estimait que la moitié des morts par selfie étaient indiens. Les autorités de l’Inde ne tiennent pas de statistiques sur ces décès, mais le Times indien estimait qu’entre janvier 2014 et août 2016, 54 personnes sont mortes alors qu’elles s’adonnaient à cette activité. C’est du coup le premier pays à devoir gérer et développer des mesures de prévention contre ces dangers spécifiques. Ainsi la municipalité de Mumbai, une des métropoles du pays, a-t-elle créé des no selfies zones à des endroits touristiques très fréquentés.
De son côté, la Russie a publié une marche à suivre pour prendre des selfies tout en restant vivant. Initiative incitative mise également en place en Norvège.

Industrialisation de l'ego

Ce «symptôme d’une société nombriliste et exhibitionniste » rend accro et agit comme une drogue dure dans le cerveau. Quelques chercheurs en psychologie et psychiatrie se sont penchés sur le cas des narcisses snapchateurs (Snapchat est un réseau social très apprécié par les adolescents et jeunes adultes). À commencer par Laurent Schmitt, coordinateur du pôle psychiatrie des hôpitaux de Toulouse.
Dans son essai Le bal des egos, il dit «s’alarmer de la flambée» du narcissisme actuel. Il explique, dans L’Express du 10 octobre 2014, pourquoi le sel-fis-me à outrance et l’hypernarcissisme récent sont inquiétants: «Par le passé, les hypernarcissiques étaient moins nombreux, parce qu’ils ne bénéficiaient pas de la réverbération médiatique dont ils jouissent aujourd’hui. Nous sommes passés à une phase d’industrialisation de l’ego. Les émissions de téléréalité, par exemple, font la promotion des individus à un degré encore jamais atteint dans l’Histoire. Prenez le concours du meilleur ouvrier de France, établi, lui, sur un modèle à l’ancienne: il se déroule dans l’anonymat le plus absolu! Les notoriétés fulgurantes assurent un pouvoir d’exemplarité très supérieur au modèle classique. Alors qu’hier la renommée découlait d’une réputation intellectuelle, artistique ou scientifique durement acquise, aujourd’hui elle s’allume et se consume en un instant. Les selfies sont un exemple parfait.»
Cette dépendance à la notoriété participe d’un repli sociétal sur le moi «minimal». L’unique but étant d’exister au regard des autres et d’être meilleur que son contemporain de hashtag en obtenant davantage de J’aime sur Facebook. Et Laurent Schmitt de poursuivre: «On n’avance plus ensemble, mais on se bat contre les autres. Ce qui amène le corps social à secréter des valeurs de sélection, et donc, à ‹fabriquer› des personnalités dominantes.»

Tous psychopathes?

Le 27 janvier 2015, une enquête de l’Université d’Ohio State a établi un lien entre le nombre d’autoportraits mis en ligne et les comportements antisociaux. Selon l’étude: «Les hommes qui postent le plus de selfies sur Internet obtiennent des scores plus élevés aux tests psychologiques du narcissique et du psychopathe.» Corrélation n’étant pas causalité, ce n’est pas parce que l’on poste de selfies que l’on est pour autant un psychopathe en puissance. En revanche, à force de se photographier et de se mettre en scène, on oublie la plus élémentaire des activités humaines: vivre sa vie et pas celle que l’on aimerait que les internautes croient que l’on vit.


L’origine

Le phénomène du selfie n’est pas tout neuf. Il est né en même temps que Facebook et les réseaux sociaux. En même temps que les smartphones et les caméras embarquées qui facilitent le partage d’ego-portraits.
Le mot selfie, lui, est apparu en 2002 au détour d’un échange de mails entre deux Australiens, repris par le site de média ABC Online. Il est le résultat d’une contraction de self-portrait (autoportrait). Il aura fallu attendre deux ans pour que son identification sur les réseaux sociaux -grâce au dièse: #selfie -soit mentionné pour la première fois sur le site de partage de photos Flickr. Il faudra encore attendre un peu pour que le phénomène devienne planétaire. Il a évolué à la même cadence que le marché des smartphones. C’est surtout l’iPhone 4 d’Apple qui a contribué au développement de ces autoportraits numériques. Doté d’une caméra côté écran permettant de braquer l’objectif sur soi, il a démocratisé la pratique dès son arrivée dans les magasins en juin 2010.
Aujourd’hui, c’est la planète entière qui convie ses «amis» et «followers» à des «soirées diapos» d’une qualité proche de la nullité photographique. Et le Petit Robert d’accueillir le selfie dans ses pages en 2015.

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