Entre pragmatisme et recherche de sens
par Gérald Morin, rédacteur en chef de CultureEnJeu
Dans l’Antiquité, croyants, athées et agnostiques voyaient déjà leurs choix acceptés dans la mesure où ils respectaient le culte des ancêtres et les règles de la Polis ou de l’Urbs. Les Romains avaient leurs propres dieux mais, quand ils occupaient une contrée, ils laissaient les peuples assujettis libres de célébrer leurs croyances dans la mesure où celles-ci ne troublaient pas l’ordre public.
Plus tard, au début de notre ère, deux des trois religions monothéistes ont imposé leurs pensées théologiques, le christianisme pendant 14 siècles et l’islam pendant 12 siècles. Chacune revendiquant une théocratie universelle devenue le ciment même de toute vie publique et privée. Une volonté intransigeante d’imposer au nom de Dieu, d’Allah ou de Yahvé une seule vérité, la sienne, en excluant l’Autre. «Hors de l’Église point de salut».
Au XVIe siècle, la Réforme protestante va porter chez les chrétiens un premier coup à cette gestion de droit divin établie par le Vatican. Ce seront les penseurs du siècle des Lumières suivis par les acteurs de la Révolution française qui prôneront, peu après une période de terreur et de fanatisme anticlérical, une séparation très nette entre pouvoirs temporels et spirituels. Un début de sécularisation de la société dont un des buts, dans un esprit de «Liberté de conscience, Égalité des droits et Fraternité selon la déclaration des droits de l’homme», était d’en finir avec ces guerres entre protestants et catholiques.
Napoléon, tout en maintenant cette séparation des pouvoirs (comme Poutine aujourd’hui en Russie), se rendait parfaitement compte qu’il lui fallait une paix intérieure afin de pouvoir développer ses ambitions de conquêtes hors des frontières. Pour calmer les catholiques, il signa avec le Vatican le concordat de 1801 ; aux protestants il accorda la liberté de culte et aux juifs vivant en France, la nationalité. Mais il rappelait régulièrement et fermement au Pape Pie VII que l’Empereur c’était lui et qu’il ne lui reconnaissait qu’un pouvoir spirituel. Nous n’étions pas encore dans un État laïque, mais dans une situation où le pouvoir séculier cherchait à être indépendant de l’influence des Églises. Tout en utilisant les forces vives des courants religieux à des fins politiques.
Un siècle plus tard, la Turquie donnait à son tour un grand exemple de construction d’un État laïque inspiré de la Révolution française. Suite à ses victoires contre les forces alliées qui occupaient la Turquie avec le placet du Sultan-Calife Mehmed VI, le général Mustafa Kemal, à travers la Grande Assemblée nationale, abolit la monarchie en 1922 afin de séparer officiellement le sultanat (pouvoir politique) du califat (pouvoir religieux). La laïcité fut aussitôt inscrite dans la Constitution turque et le droit de vote donné aux femmes.
Le long cheminement vers l’établissement d’un État laïque, qui ait une position neutre vis-à-vis des différentes expressions religieuses, n’est vraiment pas un acquis. Nombreux étaient les pays occidentaux qui préconisaient encore il y a quelques décennies une religion d’Etat. L’anglicanisme en Angleterre, le protestantisme luthérien dans les pays scandinaves, l’église orthodoxe en Grèce, le catholicisme en Irlande, en Espagne ou en Italie. Le grand balancier de l’histoire va et vient entraînant souvent des retours inattendus. La Turquie d’aujourd’hui en est un exemple. Si de nos jours catholiques et protestants arrivent à vivre ensemble pacifiquement, ce n’est certainement pas encore le cas des sunnites et des chiites. Si les républiques françaises et allemandes sont laïques et respectueuses des différentes expressions religieuses, ce n’est pas le cas de la République islamique d’Iran ni celui du Royaume d’Arabie saoudite. Quant à l’État démocratique d’Israël, il n’a pas fini de jongler entre les différents courants de sa population dont une partie voudrait faire du pays une nation juive réunissant sous une même entité judéité et judaïsme.
La quête d’une laïcité ferment de paix a encore un long chemin devant elle.
Les ambiguïtés de la laïcité
par Jean-Blaise Fellay sj, théologien et historien
Le débat autour de la laïcité manque de clarté. Le concept le plus généralement admis est celui d’une neutralité de l’État dans les questions religieuses. Elle s’est généralement réalisée dans la culture occidentale sous une forme de séparation entre l’Église et l’État selon des modalités différentes selon les pays et, en Suisse, selon les cantons.
La séparation de l’État et de l’Église appartient en effet à la nature du christianisme, selon la célèbre parole du Christ : «Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu.» Elle a entraîné la rupture du christianisme avec la théocratie juive, le conflit avec le culte de l’empereur romain, les tensions médiévales entre le pape et l’empereur et les confrontations modernes avec l’absolutisme d’État. Elle s’est exprimée de façon spectaculaire dans la lutte entre le pape Boniface VIII et le roi de France Philippe le Bel. Le pape affirme la suprématie spirituelle mais le roi, lors de l’attentat d’Agnani, montre que, dans les faits, c’est la force militaire qui l’emporte. Ce sera régulièrement le cas, les princes voulant conserver la possibilité de nommer eux-mêmes les évêques et les abbés de monastères et soumettre ces derniers à l’impôt.
Mais le spirituel ne se laisse pas si facilement abattre, il sait faire naître des dissidences tenaces. Le roi d’Angleterre Henry VIII devra le constater. Après avoir pris de sa propre initiative la tête de l’Église anglicane, il suscite la réaction des catholiques, bien sûr, mais aussi des puritains et autres dissidents. Certains d’entre eux émigrent en Amérique du Nord, où ils fondent la Nouvelle Angleterre. Organisés contre l’emprise royale, ils instaurent une séparation Église-État destinée à protéger leur liberté religieuse. La Constitution américaine de 1787, qui en découle, offre donc un asile aux communautés religieuses persécutées dans leur pays d’origine. En profitent aussi bien les Écossais presbytériens que les Irlandais catholiques, sans compter d’autres minorités allemandes ou polonaises. La Constitution suisse de 1874 va s’inspirer en partie du système nord-américain. Rappelons que la séparation Église-État du canton de Genève en 1907 a été voulue et obtenue par les catholiques pour les mêmes raisons.
La Révolution française a pris un autre chemin. Fidèle aux traditions gallicanes, elle met sur pied une constitution civile du clergé sans tenir compte du pape. Cela provoque une division profonde du pays, dont les conséquences se font sentir encore aujourd’hui. Elle tente de déchristianiser le pays : suppression du dimanche et des jours de fête, désacralisation les églises, persécution du clergé réfractaire. Poussant plus loin, Robespierre crée une religion nationale, en instaurant le culte de l’Etre suprême et en déclarant que la République croit en l’ « immortalité de l’âme ». La Terreur se déchaîne contre les ci-devant, les religieux, la paysannerie catholique mais également contre les athées (hébertistes), qui périssent sur l’échafaud en tant que rebelles au dogme républicain. Cette religion d’État, violente et dictatoriale, se situe aux antipodes de la laïcité telle que la comprend la modernité. Elle bafoue à la fois la séparation des pouvoirs, les droits de l’homme, la liberté de conscience, sans parler de la démocratie. Comme elle identifie, dans les discours de Saint-Just, Révolution et République, elle introduit le soupçon d’une incapacité de la République française à intégrer la liberté religieuse.
Napoléon calme le jeu mais la Troisième République de 1870, violemment anticatholique, instaure dès 1905 une séparation de l’Église et de l’État, qui ferme 2.500 écoles catholiques, expulse du territoire national par centaines des congrégations religieuses constituées de citoyens français et s’approprie leurs biens (« le milliard des congrégations »). Jules Ferry confie aux instituteurs, « hussards de la République », la responsabilité d’inculquer une morale républicaine, qui devient le but prioritaire de l’éducation. Le conflit entre la « laïque » comme on appelait l’école d’Etat, et la « libre », à majorité catholique, prenait donc des allures de guerre de religion.
À la suite du gouvernement Mitterrand, un équilibre s’est instauré avec l’enseignement catholique. Cependant Vincent Peillon, ministre de l’éducation nationale, insinue dans son ouvrage La Révolution française n’est pas terminée (2008), la nécessaire éradication du christianisme pour atteindre une véritable laïcité. Pour y parvenir, dit-il, «il faut être capable de l'arracher [l’élève] à tous les déterminismes, familial, ethnique, social, intellectuel». Cela ne va pas faciliter les relations avec l’islam, qui se radicalise actuellement, ni avec un catholicisme qui se sent poussé aux marges d’une nation qu’il a pour une large part constituée. L’État français se trouve sur le fil du rasoir entre une véritable acceptation de la dimension religieuse et la nécessité de faire respecter la paix civile. Pour y parvenir, il doit s’interdire de faire de la laïcité une nouvelle forme de religion civile.