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jeudi, 08 juin 2017 10:25

Les conversions en prison

Détenus en prière dans un centre pénitentiel © MMMLa conversion religieuse comme alternative à la prison. La proposition paraît absurde, pourtant elle remporte un franc succès en Amérique latine, notamment au Pérou, et obtient des résultats estimables. Comment l’expliquer sociologiquement et psychologiquement?

Véronique Lecaros est une spécialiste des mouvements évangéliques en Amérique latine et a écrit plusieurs articles à ce sujet dans choisir. Elle est notamment co-auteure de Le Pentecôtisme. Racines et extension Afrique / Amérique latine (Paris, L’Harmattan 2014, 318 p.) et auteure de L’Église catholique face aux évangéliques. Le cas du Pérou (Paris, L’Harmattan 2012, 252 p.).

Avec beaucoup d’ironie, Michel Foucault, dans Surveiller et punir (1975), faisait remarquer que les prisons «apparemment échouent sans pour autant manquer leur but», c’est-à-dire qu’elles contribuent à recruter et à former des délinquants de haut niveau. Le philosophe analysait alors le panoptique de Bentham, une prouesse architecturale destinée à contrôler les moindres mouvements des reclus. Rien à voir donc avec les prisons latino-américaines, des institutions surpeuplées où, dans de nombreux cas, les détenus gèrent eux-mêmes leur pavillon et où les geôliers se contentent de surveiller le pourtour pour éviter les fuites. La remarque de Foucault pourtant se révèle encore plus pertinente dans cette région du monde, où les prisons sont communément considérées comme des «universités du crime».

Aux mains des gangs
Avec ses 10 000 prisonniers (plus de 10 % de l’ensemble de la population carcérale péruvienne, soit 77 000 détenus au total) dans un centre prévu pour 3200 hommes, la méga-prison de San Juan de Lurigancho (SJL) est un cas emblématique de la problématique pénitentiaire dans la région.
Depuis les sanglantes mutineries des années 80, chaque pavillon y est dirigé de manière autocratique par un criminel à la carrière confirmée qui choisit ses collaborateurs. Il y a quelques années, les guerres de gangs, comme celles qui ont fait rage récemment au Brésil, étaient fréquentes. L’État péruvien est parvenu à reprendre un peu d’autorité en déportant dans d’autres prisons, en représailles, les leaders responsables.
L’ensemble fonctionne comme une petite ville où tout un chacun circule librement dans la journée. Rien n’y manque : l’église, les ateliers de production, les boutiques, le marché approvisionné quotidiennement et les restaurants, dont le plus coté est le chinois du pavillon des narcotrafiquants. L’argent est indispensable pour survivre dans un tel milieu. Sur le marché immobilier de SJL géré entre prisonniers, un lit dans une cellule se loue 150 $ par mois (environ 2/3 du salaire minimum) et une cellule de modèle basique s’achète pour 20 000 $. Le mercredi et le samedi, les femmes (y compris des prostituées) viennent en visite jusque dans les pavillons ; le dimanche c’est le tour des hommes.
Entre les pressions des gangs, les addictions diverses, les exigences monétaires et parfois les demandes familiales, il est presque impossible d’échapper à la culture de la délinquance. À cause de la corruption endémique, la drogue circule librement, et les extorsions et les enlèvements se planifient souvent depuis la prison. C’était déjà là le verdict, dans les années 90, de José Luis Pérez Guadalupe, spécialiste en criminologie, devenu directeur des Instituts pénitentiaires du Pérou (INPE) (2011-15), puis ministre de l’Intérieur (2015-2016). Depuis, une alternative approuvée par plusieurs cadres de l’INPE a vu le jour : la conversion aux groupes évangéliques.

Une théothérapie
Au Salvador, selon un pacte tacite accepté par les chefs des maras (gangs criminels), la seule issue pour sortir du groupe est la conversion à l’évangélisme le plus strictement puritain. Gare à celui qui est surpris en flagrant délit d’adultère ou de consommation de bière ! Au Pérou, bien que l’emprise des gangs ne soit pas aussi extrême et que d’autres voies puissent être envisagées - en particulier sous la protection de l’Église catholique qui parraine avec une ONG le programme de désintoxication ANDA -, la conversion à l’évangélisme est respectée par les mafias et représente une alternative viable, même pour des criminels de longue date.[1] Cependant, il ne s’agit pas seulement pour eux d’une porte de sortie ; ils doivent parvenir à changer radicalement de modus vivendi. Les Églises évangéliques proposent ce qu’Antonio Vargas, psychologue volontaire en charge de la pastorale catholique à SJL, appelle une théothérapiePrison de San Juan de Lurigancho © Agencia AndinaDe fait, en moins de deux décennies, le Mouvement missionnaire mondial (MMM) s’est imposé dans la plupart des prisons péruviennes. Il s’agit d’un groupe très conservateur de type pentecôtiste, populaire surtout dans les quartiers défavorisés. Ses dirigeants prétendent rassembler un million et demi de membres (5 % de la population totale du pays), probablement beaucoup moins en réalité.
À SJL, le Mouvement dispose d’environ 300 adeptes. Selon la logique mercantile de la prison, MMM a acheté des cellules pour les transformer en temples et en dortoirs. Ces espaces fraîchement rénovés, propres et bien rangés, forment un contraste surprenant avec l’environnement délabré de la prison.
La discipline y est stricte et absorbe le fidèle. Depuis 4 heures et demi le matin (moment de la prière) jusqu’au soir, les activités se succèdent sans interruption (atelier, nettoyage, repas, lecture de la Bible) ; la journée s’achève par un culte de deux heures. Étant donné le haut niveau d’exigence, seul l’adepte sincèrement engagé parvient à persévérer.
Le succès du Mouvement est de prime abord paradoxal: comment convainc-t-il des délinquants endurcis, en général consommateurs de drogue, de se plier à cette austère discipline ? Le MMM offre aux prisonniers la possibilité d’une nouvelle vie qui implique une restructuration de leur personnalité sur d’autres bases. La théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth, inspirée des travaux des psychanalystes Georges Mead et Donald Winnicott, ainsi que du pédagogue Jean Piaget, permet de rendre compte de certains aspects du phénomène.

La reconnaissance
Axel Honneth s’est intéressé au processus qui conduit des êtres humiliés et exclus (a fortiori les délinquants et les prisonniers de SJL) à devenir des personnes qui (re)trouvent une confiance en soi et l’usage de leurs capacités. Sa théorie est basée sur l’hypothèse anthropologique que, dans l’épanouissement de la psyché humaine, la reconnaissance intersubjective permet le développement de la personnalité.
Le philosophe distingue trois formes de reconnaissance : amour, droit et estime sociale. Ensemble, elles créent « les conditions sociales dans lesquels les sujets humains peuvent parvenir à une attitude positive envers eux-mêmes ; car c’est seulement quand elle a acquis, dans l’expérience de ces trois formes de reconnaissance, un fond suffisant de confiance en soi, de respect de soi et d’estime de soi (...) qu’une personne est en mesure de se comprendre pleinement comme un être à la fois autonome et individualisé, de s’identifier à ses fins et à ses désirs ».[2] Les trois phases se présentent de manière successive dans la croissance de l’enfant, mais elles peuvent être concomitantes pour l’adulte qui a régulièrement besoin de se sentir valorisé par la reconnaissance des autres pour s’épanouir pleinement.

Carences et frustrations
Dans le milieu carcéral, la reconnaissance d’amour joue un rôle particulièrement important. La plupart des détenus, en effet, souffrent d’une grande carence affective. Parmi la vingtaine de témoignages recueillis, la violence familiale et/ou l’abandon sont la norme ; deux hommes rapportent avoir été régulièrement agressés par leur mère qui a failli les tuer.
Honneth, reprenant les études de Winnicott sur l’importance de l’objet transitionnel comme intermédiaire rendant supportable les frustrations de la réalité, considère que les adultes ont régulièrement recours à des expériences symbiotiques qui les replongent dans les premiers moments de leur vie. Pour Winnicott, la religion permet dans certains cas une expérience symbiotique similaire à celle que le tout jeune enfant a vécu auprès de ses parents.
C’est dans cette perspective qu’il faut envisager l’impact des cultes pentecôtistes en prison. Par une musique qui fait alterner des rythmes soutenus et des mélodies enveloppantes, par des prières incantatoires et des répétitions de formules telles que Jésus t’aime, le détenu, rejeté par sa famille et par la société, se sent inclus dans le grand amour cosmique divin. D’un être jetable, il devient un être reconnu et valorisé.

La force de la communauté
De fait, les célébrations religieuses -pentecôtistes ou catholiques- sont vécues par les prisonniers avec une intensité et une ferveur exceptionnelles. Le MMM multiplie les cultes. En plus des deux cultes quotidiens dans les pavillons, il organise deux fois par semaine des célébrations à plus grande échelle. C’est ainsi que la communauté, en tant que source de reconnaissance d’amour, constitue un environnement alternatif qui entoure l’adepte et le soutient. Plusieurs détenus ont rapporté avoir été tentés de retourner à leur vie antérieure, mais qu’ils ont été retenus par leurs compagnons, parfois même au sens littéral du terme.
L’autre grande force du Mouvement est de ne pas se contenter de fournir un cadre de vie temporaire à ses adeptes, mais de contribuer à leur construire un avenir différent. Ainsi le Mouvement rejoint souvent la famille du détenu et l’inclut dans ses communautés ; parfois ce sont les prisonniers ou les familles qui prennent l’initiative du contact. Dans tous les cas, le résultat est identique : le détenu et sa famille partagent et se retrouvent dans un même style de vie et une même spiritualité. Par ce biais, des relations souvent marquées par la violence se pacifient. Dans le meilleur des cas, le détenu peut développer avec les siens une autre forme de reconnaissance d’amour durable.
Le prisonnier appréhende ainsi moins sa libération. Sa réinsertion, qui représente toujours un très grand défi, est facilitée grâce au MMM qui assure une certaine continuité. Les risques de récidive diminuent d’autant. Par l’intermédiaire du Mouvement, l’ex-détenu se forge une nouvelle identité, une reconnaissance de droit donc. Face aux autres et à la société, il n’est plus un délinquant dangereux, il est devenu un évangélique respectable, inséré avec sa famille dans une communauté. Il profite ainsi du préjugé favorable envers les évangéliques, qui sont en général considérés comme des personnes honnêtes.
Grâce aux réseaux du Mouvement et à la solidarité entre ses membres, l’ex-détenu peut aussi trouver du travail, ne serait-ce que vendeur ambulant ou chauffeur de taxi, et reprendre confiance en lui en retrouvant la reconnaissance de l’estime sociale. Enfin, ce nouveau contexte lui offre encore une autre possibilité d’épanouissement et de valorisation: s’il a été assidu, si la métamorphose est complète, il devient lui-même un prosélyte efficace par son témoignage. Plus la transformation est spectaculaire, plus l’impact est grand et valorisant. De voleur, assassin ou chef de gang, il devient un leader reconnu, voire même un pasteur. Le MMM utilise systématiquement les délinquants convertis et leurs témoignages percutants pour recruter de nouveaux adeptes.

Une grande fragilité
Reste que les désertions sont fréquentes en milieu évangélique, soit à cause d’éventuelles tensions intérieures au groupe, soit à cause de la difficulté à supporter à long terme une telle discipline. En retrouvant sa liberté et en quittant le cadre enveloppant de la communauté dans la prison, l’ex-détenu est rapidement sollicité par d’autres alternatives, voire même confronté à de nouvelles tentations. S’il abandonne trop rapidement le MMM sans avoir restructuré sa vie sur des bases solides et sans avoir créé de nouveaux réseaux de socialisation et de sources de reconnaissance, il se retrouve rapidement à la merci des gangs criminels et des addictions aux stupéfiants.
Ainsi, le succès des conversions du MMM cache une grande fragilité: celui d’un système fondé sur l’excessive dépendance des membres envers une communauté qui cherche à orienter l’ensemble de leur vie.

[1] Nous considérons la conversion en milieu carcéral comme un cas particulier de la conversion aux groupes évangéliques en Amérique latine. Les prisonniers, qui sont en général d’origine très pauvre, représentent l’exclusion par excellence dans une société fragmentée et bien souvent raciste. Cf. Véronique Lecaros, La conversion à l’évangélisme. Le cas du Pérou, Paris, L’Harmattan 2013. Dans un autre ordre, il est intéressant de noter que les deux terroristes qui ont récemment commis des attentas à Orly et à Londres s’étaient radicalisés en prison. Bien que les circonstances soient très différentes, une recherche globale sur la conversion en prison pourrait permettre de mieux comprendre ces phénomènes.
[2] Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf 2008, p. 202.

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