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lundi, 04 mai 2020 11:47

Le champagne de Sœur Emmanuelle

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soeur emmanuelleCelui qui ne vit que pour lui-même ne saurait être heureux, car il ne trouvera pas de sens à son existence. Cette «évidence» a été brandie des années durant par Sœur Emmanuelle, comme un étendard, pour motiver ses interlocuteurs à agir pour les autres, en particulier pour les plus pauvres. Et cela marchait! Parce que ses actes étaient alignés sur ses dires, parce qu’elle transmettait une joie de vivre inspirante et qu’elle avait de l’humour!

La philosophie de vie et la conception du bonheur de celle qu’on surnomme « la petite sœur des chiffonniers », décédée en 2008, a été et est encore une source d’inspiration pour nombre de personnes. Son surnom, elle le doit à son engagement dans les années 70 auprès des éboueurs du Caire. Il lui va plus ou moins bien, selon le sens qu’on donne aux mots.

Oui, Madeleine Cinquin avait choisi d’entrer dans la Congrégation de Notre-Dame de Sion, devenant ainsi en 1931 Sœur Emmanuelle; il est aussi vrai qu’elle a fait preuve d’une sororité de longue haleine, déployée en particulier auprès des plus pauvres et méprisés du Caire; elle était en sus de petite taille! Par contre, il se dégageait d’elle une réelle «grandeur» -ses interlocuteurs s’y trompaient rarement-, une énergie et une force hors du commun.

La soif de sens, le désir de complétude, Sœur Emmanuelle les a connus tout au long de sa vie, comme tout un chacun. Mue par un profond désir de justice, elle ne pouvait se rassasier qu’en s’investissant corps et âme pour les autres, grâce à sa solide foi en Dieu et en l’homme. C’est cela qui lui procurait de la joie et dont elle a témoigné dans ses actes, ses écrits et ses conférences, jusqu’à sa mort, à l’âge de 99 ans.

À Genève, une ONG a été fondée autour d’elle en 1979, l’Association suisse des amis de Sœur Emmanuelle (ASASE). Patrick Bittar, plus connu par nos lecteurs et lectrices pour ses chroniques cinéma, en est le directeur depuis 13 ans. Les citations ci-dessous de Sœur Emmanuelle sont tirées de vidéos qu’il a réalisées ainsi que d’une interview parue dans nos pages de son vivant.

Des êtres de partage

«Il s’est développé dans les pays qu’on appelle nantis une sorte de soif, de manque, de vide dans le cœur de beaucoup d’hommes, qui provoque un appel extraordinaire. (…) C’est vrai qu’il y a dans notre monde, trop riche parfois, un manque, et finalement un manque de bonheur. J’ai vécu 22 ans en Égypte dans des conditions matérielles épouvantables, pas d’eau, pas d’électricité, tous les jours des fèves, pas de cinémas, de magasins. Il n’y avait rien! Mais j’ai vécu au milieu de gens qui rigolaient toute la journée. Je n’ai jamais autant ri que dans ces trois bidonvilles.»[1]

«Pour sortir de la morosité, il faut se battre pour la vie. Quand on combat, la vie devient passionnante et superbe. (…) Comme l’a dit Marc Aurèle, l’obstacle est matière à action (…) Dieu ne nous demande pas de nous rendre dans les quatre coins du monde où l’on se bat. Si chacun luttait là où il est, pour répondre aux besoins de ceux qui l’entourent, le monde irait mieux. On peut déjà être un élément de paix dans sa propre famille, dans son immeuble, dans sa rue, où il y a peut-être un malade, un enfant en retard scolaire, une personne aigrie à qui l’on peut offrir un sourire. C’est ça la fraternité.»[2]

Courir encordés

Pour Sœur Emmanuelle, vivre, c’est avoir une relation avec les autres. «Une des caractéristiques de l’homme, c’est la solidarité. Dans la mesure où tu dépenses tout ton argent pour toi, ta vie est bête. Je m’excuse, mais elle n’a pas de sens. (…) La question n’est pas de se priver de tout, mais saint Paul le dit bien: il faut savoir se refuser de temps en temps ce qui n'est pas nécessaire. Il s’agit d’accepter de se priver parfois de ses privilèges pour que d’autres puissent vivre et respirer! (…) Petit à petit, on se crée être de partage. Et la vie devient passionnante. La vie est belle quand on est frère et sœur des autres. Elle prend un sens. C’est macabre de ne vivre que pour soi et son plaisir, de ne pas sortir de soi! (…) Plus d’argent, plus de plaisir, plus de voyages, plus de belles autos, plus, plus, plus. Ça ne finira jamais! Ton auto, l’année prochaine elle ne sera plus du dernier cri, il t’en faudra une autre. Donc tu cours toujours, tu cours, tu cours, et voilà… Mais courir encordés, la main dans la main, ça change tout! Car alors le rire fuse! (…) Je crois en cette phrase prononcée par sainte Élisabeth Leseur: 'L’homme qui s’élève, élève le monde'.»[3]

Cette image de la cordée, où chacun tire l’autre quand c’est nécessaire, la petite sœur des chiffonniers l’affectionne particulièrement. «Je vous souhaite de vous appuyer les uns sur les autres, pour porter de manière plus légère et plus sereine cette vie qui n’est pas toujours facile. (…) Personnellement, croire en Dieu, c’est ma force, c’est ma joie, c’est mon champagne. Mais attention, croire en l’homme, c’est aussi ma force, ma joie et mon champagne. Et mes amis athées sont mes amis, car ils croient en l’homme, c’est-à-dire qu’ils partagent un peu de leur temps, de leur argent. Ils partagent leurs sourires. Ils sont eux aussi des diffuseurs de joie de vivre. Dans la mesure où on croit que l’homme est son frère, sa sœur, sa propre chair, son propre sang, de quelque pays qu’il soit, quand on croit à cela, ça donne à la vie un punch extraordinaire.»[4]

[1] Vidéo de Patrick Bittar, Sœur Emmanuelle, assoiffée de justice. Interview de SE par Sandra Mutti, 2003.
[2] Lucienne Bittar, «Le Paradis, c’est les autres! Une interview de Sr Emmanuelle», in choisir n°438, juin 1996, pp. 14-17.
[3] Vidéo de Patrick Bittar, Sœur Emmanuelle, assoiffée de justice. Interview de SE par Sandra Mutti, 2003.
[4] Vidéo de Patrick Bittar, Sœur Emmanuelle dans une maison de retraite pour aveugles. Une rencontre organisée par ASASE, 2004.

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