Le centre de gravité du monde se déplace. Entraîné par la dérive des lieux de décisions économiques et politiques, il s'éloigne du berceau de la culture méditerranéenne, pour glisser lentement vers l'Est, vers les rives du Pacifique, où les grandes villes asiatiques rejoignent celles de la côte Est des Etats-Unis pour devenir l'axe d'une nouvelle géopolitique.[1] Les conséquences culturelles, philosophiques et même religieuses de ce basculement se font sentir de manière diffuse, comme un subtil changement de climat qui influence déjà, de façon plus ou moins perceptible, le système des valeurs qui structurent et organisent la vie quotidienne. Certes, la vieille Europe n'est pas morte ; ne l'enterrons pas trop vite, même si la culture qui a fait son lit durant des siècles manifeste des signes d'essoufflement. A l'Ouest comme aux antipodes, plus de vingt nations vivent encore de son héritage, et le regain d'intérêt que suscitent les anciennes cultures autochtones ne constitue pas une menace sérieuse.
Le phénomène est toutefois suffisamment vaste et profond pour ne pas être assimilé à une simple délocalisation. Il implique une remise en cause de nombreux acquis qui jusqu'ici allaient de soi et faisaient partie de l'environnement dans lequel se construisait une existence individuelle et sociale. Confrontés à des religions, à des philosophies ou à des systèmes de valeurs qui ne sont pas issus de leur patrimoine séculaire, les héritiers de l'antique Grèce et de Rome, baignés de culture classique occidentale sont perplexes, partagés entre le retrait identitaire et la séduction de la nouveauté.
Le cas des Eglises chrétiennes est emblématique. La rencontre avec les grandes religions séculaires dans le Sud-Est asiatique rouvre le vieux débat déjà engagé au XVIe siècle avec la découverte de l'Amérique, et finalement jamais clos, celui du salut de l'humanité et de l'universalité du message chrétien. Le dialogue interreligieux reprend à nouveaux frais la réflexion et invite théologiens et autorités ecclésiastiques à regarder par-dessus les frontières culturelles familières. Soucieuses d'intégrité, les Eglises hésitent entre la fidélité à des concepts forgés par les premiers conciles et la tentation de couler le message évangélique dans une nouvelle culture, étrangère au monde méditerranéen, au risque de le dissoudre dans un syncrétisme stérile.
On peut, avec saint Augustin, pleurer sur l'effondrement d'un monde culturel familier, grâce auquel nous avons connu l'Evangile. Mais on peut aussi se réjouir de la rencontre du message chrétien avec d'autres civilisations. Identifier trop étroitement l'expression de la foi avec une culture donnée emprisonne l'Evangile. La langue latine, certains rites et symboles, la conception du droit et du fonctionnement des institutions peuvent avoir tout leur sens pour les héritiers de la culture classique. Leur attribuer une valeur exclusive et universelle risque de compromettre injustement l'annonce d'un salut destiné à tous les hommes, à quelque culture qu'ils appartiennent. Un tel manque d'imagination et d'ouverture a perdu autrefois de manière presque définitive l'évangélisation de la Chine, inaugurée pourtant avec succès au XVIIe siècle par les grands missionnaires jésuites installés à la cour des Ming.
Le chemin du Pacifique passe-t-il nécessairement par la Grèce ? Si la pensée hellénistique s'est imposée durant les quatre premiers siècles en structurant la formulation de la foi chrétienne, au point de devenir un passage obligé vers d'autres cultures, des éclaireurs ont exploré des voies originales pour véhiculer le message du Christ vers l'Orient : Aphraate le sage persan († après 345), Théodore de Mopsueste († 428), les Messaliens originaires de Syrie ou Jean Damascène († vers 750). Vue d'Occident, leur tentative a plus ou moins fait long feu. Elle a pourtant donné naissance à des Eglises chrétiennes en Syrie, en Irak ou en Perse, qui, bien que minoritaires, témoignent de l'existence d'un christianisme capable de s'acculturer hors du berceau méditerranéen.