Le christianisme serait-il, comme l’écrivait Renan, «la secte juive qui a réussi» en se substituant à un judaïsme en déclin? Ne fut-il, toujours selon Renan, qu’un «concurrent» du mithraïsme et autres religions venues de l’Orient ? Mais alors qu’est-ce qui a fait la différence et explique son succès ? L’archéologie et l’historiographie récente insistent sur le pluralisme constitutif de l’Empire romain. Cela conduit à envisager la question sous l’angle de phénomènes de cohabitation et de coexistence, en menant des études comparatistes pour mieux évaluer cette originalité chrétienne.
La matrice juive
Pour les historiens romains, au tout début du IIe siècle, le christianisme se présente comme une religion prêchée par un Juif en Palestine et comme un courant nouveau au sein d’un judaïsme déjà éclaté en plusieurs « sectes » - sans qu’il faille donner à ce terme une connotation péjorative.
L’historien juif Flavius Josèphe, qui témoigne de Jean le Baptiste, de Jésus et de Jacques « frère de Jésus », en identifie quatre - sadducéens, pharisiens, esséniens et zélotes - en fonction de divergences doctrinales portant sur la croyance en la résurrection et sur l’interprétation de la Loi, ainsi que de différences d’organisation communautaire. Les évangiles ont tendance à associer pharisiens et sadducéens comme autant d’adversaires de Jésus et insistent sur les liens entre le groupe baptiste de Jean et celui de Jésus.
Cette dynamique de séparation, interne au judaïsme depuis plusieurs siècles, développait l’esprit et l’attente messianique, particulièrement sensible dans la communauté de Qumrân. C’est ainsi que les christiani sont apparus aux Romains comme un mouvement messianique, puisque Christos/Christus traduit l’hébreu Messiah en grec et en latin. Dès les années 40, ce mouvement aurait été facteur de troubles parmi les synagogues de Rome.
Cœxistences
Né dans le judaïsme, le christianisme se diffusa selon les axes de la diaspora. Il s’implanta d’abord là où la présence juive était la plus dense, en Syrie, en Asie mineure et à Rome, mais aussi dans la diaspora orientale, en Mésopotamie (actuel Irak) où des missions juives actives au Ier siècle avaient fait connaître le monothéisme biblique bien avant l’éclosion du christianisme syriaque à la fin du IIe siècle. En Afrique du Nord, également, l’évangélisation apparaît concomitante d’une présence juive. Seule Alexandrie fait exception, puisqu’une Église ne s’y manifeste qu’après l’éradication du judaïsme alexandrin par le pouvoir romain au IIe siècle.
La synagogue et l’église apparaissent souvent voisines, comme l’illustre le cas de Doura Europos (est de la Syrie), et sont assez semblables de l’extérieur. Les chrétiens n’ont pas créé un type particulier d’Église mais ont repris alternativement les deux modèles communautaires juifs. Celui d’une communauté « séparée », fondée sur la vie commune et le principe de la mise en commun des biens, est passé des esséniens de Qumrân et des thérapeutes juifs d’Alexandrie à la première Église de Jérusalem ; Paul, pour sa part, a repris le modèle diasporique, où les communautés étaient rendues interactives et interdépendantes par la circulation des personnes, des écrits et de l’argent.
Cette coexistence remet aujourd’hui en question l’idée d’une séparation précoce entre juifs et chrétiens. On ne peut établir de synchronismes trop précis entre des écrits théologiques revendiquant le peuple chrétien comme « l’Israël véritable » et les défaites juives de 70 et de 135, qui aboutirent à la destruction du Temple et à la disparition de Jérusalem comme Ville sainte. L’idée d’exclusions réciproques proférées par les deux communautés dès après 70 apparaît anachronique. Au contraire, les sources littéraires et les inscriptions d’Asie mineure font connaître, entre le Ier et le IVe siècle, des catégories nombreuses et diversifiées de « judaïsants » déjà monothéistes, attirés par la lecture de la Bible et le rituel des fêtes juives. Selon les Actes des apôtres, qui trouvent ainsi confirmation, ces « craignant Dieu » ont constitué le vivier des premières conversions au Christ. Lors des grandes persécutions de la fin du IIIe siècle, des synagogues ont cherché à (ré)intégrer les chrétiens afin de les faire bénéficier de leur statut d’exception.
Aujourd’hui, les études locales suggèrent donc une évolution parallèle et parfois concurrente des communautés chrétienne et juive, un lent processus de distinction plutôt qu’une rupture brutale. Les communautés de chrétiens d’origine juive ou judaïsants ont été bien plus nombreuses et durables qu’on ne l’a longtemps cru.
La communication...
L’image des catacombes romaines s’est projetée durablement, mais abusivement, sur l’idée qu’on se faisait des communautés chrétiennes des trois premiers siècles : persécutées, vivant cachées, ne témoignant que par le martyre. Pourtant, ces cimetières souterrains n’étaient pas une spécificité chrétienne et ils ne furent jamais utilisés comme des lieux de culte clandestins. Dans la réalité, l’affiliation chrétienne faisait l’objet d’un interdit légal tout à fait exceptionnel dans l’Empire romain et on ne poursuivait pas systématiquement les chrétiens : les persécutions antérieures à 250 ont toujours été des accidents locaux et épisodiques.
Les Églises, sans temple ni statue, étaient assurément dépourvues de visibilité monumentale, mais elles surent rayonner par les contacts personnels et l’action sociale. Certaines furent même reconnues comme des associations d’intérêt public, alors que leur religion demeurait interdite.
Dans le projet missionnaire de Paul, la base est l’Église de maisonnée, sous l’autorité du chef de famille, ce qui produit, à Corinthe comme ailleurs, la configuration d’un christianisme de petits groupes, avec un risque de dérives sectaires. C’était une garantie de stabilité et cela empêchait la répression de faire tache d’huile. Cela pouvait aussi donner aux femmes une fonction d’autorité, normale dans la sphère domestique.
Cette structuration a été décisive et durable, puisque les premiers édifices chrétiens spécifiques (comme les synagogues) sont des maisons privées réaménagées : ainsi, à Doura Europos. L’alternative est l’utilisation d’écoles ou de bâtiments associatifs, attestée par les textes et confirmée par le local chrétien fouillé dans le camp légionnaire de Meggido (Palestine), le plus ancien lieu d’église actuellement connu (IIIe siècle). Le christianisme primitif a donc été immergé dans la cité et dans la vie profane, car l’Église de maisonnée pouvait intervenir comme un pôle d’évangélisation par rayonnement, de proche en proche, à travers la vie associative. Paul maintenait ses convertis dans leurs réseaux sociaux, comme en témoigne l’importance donnée aux questions de convivialité : quelles viandes pouvait-on manger sans devenir idolâtre ou impie ? avec qui et où ? La question ne cessa de diviser les communautés.
... fondement de l’universalité
C’est ainsi que dans la construction d’une Église « catholique » à partir d’un christianisme de petits groupes, la communication est devenue le fondement de l’universalité. Les évêques des IIe et IIIe siècles ont poursuivi l’œuvre de Paul. Ils se sont beaucoup écrit et ils ont beaucoup écrit à leur clergé pour consolider l’Église locale en y développant un esprit de collégialité. Les réseaux épistolaires, par l’échange de nouvelles, ont fait prendre conscience d’un vécu commun. La circulation des textes a aussi permis d’établir le Canon des Écritures normatives, celles qui étaient reçues par la majorité des Églises. C’était encore par lettres, selon le principe de la majorité et de la collégialité, qu’étaient réglées les crises disciplinaires ou doctrinales, avant que ne deviennent possible, à la fin du IIe siècle, la tenue de conférences épiscopales, synode en grec, concile en latin.
La représentation et le fonctionnement de l’Église pré-constantinienne sont donc ceux d’une Église synodale, où tout est fondé et réglé sur des initiatives qui remontent de la base et sont examinées collégialement par les évêques. Ce fut l’époque d’un tumultueux bouillonnement d’idées et d’une production accélérée de textes, dont certains furent rejetés comme « hérétiques ». Ces exclusions ne résultent pas de l’application d’une norme préétablie. Au contraire, l’« orthodoxie » reçut sa définition et son contenu de l’identification d’opinions « hétérodoxes », non partagées par la majorité. Dans la pratique, le souci pastoral prima sur l’excommunication, avec un travail de persuasion, la recherche d’une voie moyenne et le choix de réintégrer les dissidents.
La difficile unification
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la période des grandes persécutions décidées par l’empereur (250-311) ne mit pas fin aux divergences internes, ni aux mouvements centrifuges. L’autorité de l’évêque sur sa communauté en fut globalement affaiblie, soit en raison de son absence, soit par la contestation des martyrs et des confesseurs qui revendiquaient une légitimité supérieure, de nature charismatique. Beaucoup de problèmes restaient en suspens : l’enracinement dans le judaïsme à travers le choix de la date de Pâques, la liquidation de dissidences résultant de choix radicaux devant la persécution, l’imprécision de la christologie qui poussait aux divisions, la question des charismes...
C’est dans ce contexte que fut écrit, au milieu du IIIe siècle, le premier traité sur L’unité de l’Église, œuvre de Cyprien, évêque de Carthage et promoteur de l’institution synodale. À cette date, l’unité de l’Église se conçoit dans la diversité des traditions des Églises locales. Parallèlement, refaire l’unité de l’Empire, menacé sur toutes ses frontières, devient une nécessité vitale pour les empereurs de la fin du IIIe siècle.
En 212, la communauté politique universelle est réalisée quand la citoyenneté romaine est donnée à tous les hommes libres. Dès lors se pose la question de comment la fonder sur un culte à vocation universelle, puisque, dans le monde gréco-romain, la religio n’est que l’expression du politique et qu’on lui demande surtout de créer et d’entretenir le lien social. Le pluralisme religieux, maintenu jusque-là au nom de la tradition ancestrale propre à chaque peuple, doit s’effacer devant l’assimilation religieuse réalisée autour d’un culte commun.
Le culte impérial ne pouvait remplir cette fonction, car il avait pris des formes très diverses selon les provinces. Certains empereurs pensèrent utiliser des cultes « vieux-romains » comme celui de Jupiter ou d’Hercule. Parut surtout s’imposer le culte du Soleil divinisé, qui permettait d’associer un dieu de la Rome archaïque à une divinité majeure de l’Orient ancien. L’image du Soleil radié apparaît dans l’art juif ou paléochrétien, et Constantin lui-même hésita entre le Soleil et la Croix, ainsi que l’attestent ses monnaies entre 315 et 318. C’est seulement en 325, après avoir vaincu son dernier compétiteur en Orient, qu’il choisit le christianisme comme religion pour l’Empire et qu’il réunit le concile « œcuménique » de Nicée, première représentation universelle de l’Église, qui fonda les dogmes essentiels sur un Credo unitaire en élaborant les formules définitives de la christologie. Cela devait supprimer tout possibilité de dissidence doctrinale.
Une évolution, non une révolution
Les raisons de l’engagement de Constantin pour le christianisme restent débattues, mais il y eut bien à la base une conjonction d’intérêts entre lui et les évêques au nom de l’unité. Dès 311, l’empereur fut sollicité d’intervenir pour rétablir la paix entre les Églises d’Afrique, puis, après 320, entre les Églises d’Orient déchirées par la dissidence arienne. Pour le reste, s’agissait-il d’un choix personnel ou politique ?
Une thèse récente voudrait que la christianisation de l’Empire, qui s’inscrivit dans un basculement du rapport de forces, résulte d’une politique de la rupture : Constantin aurait privilégié la religion la plus récente, la plus minoritaire et la plus étrange aux yeux des Romains pour refonder l’Empire sur des bases absolument nouvelles. Cependant, la « conversion » de Constantin prit la forme d’un engagement progressif et non d’une rupture brutale. Son édit de tolérance de 313 n’était pas vraiment révolutionnaire, car il avait été préparé par des mesures de ses prédécesseurs. Il n’y eut aucune intervention directe du pouvoir impérial pour christianiser immédiatement la société, le droit et les mœurs, si bien que l’éradication du paganisme prit un siècle. Sans doute faut-il lire l’évolution du christianisme en religion d’Empire comme un processus dans la longue durée, bilatéral.
L’originalité du christianisme est d’avoir fait sienne la notion romaine de « religion » - en travaillant sans cesse à créer de la visibilité et du lien social - mais en lui donnant un sens spécifique : ce n’est pas une religion ethnique, identifiée à un peuple, mais celle d’une Église, avec un principe unitaire indépendant de l’État. Tel fut le paradoxe d’une religion de persécutés, le paradoxe du martyre chrétien, qui créa, au dire des contemporains, une dynamique de conversion : les chrétiens ne couraient pas au martyre par désespoir, en se désengageant du monde tel qu’il est, à l’instar de certains philosophes martyrs ; ils priaient pour l’empereur et pour l’Empire, sans se présenter comme les victimes d’un pouvoir tyrannique, ni remettre en cause la légitimité de l’Empire ; ils réservaient ainsi la possibilité d’un avenir commun, engagés comme ils l’étaient déjà dans le tissu social des cités et des provinces. La christianisation du monde gréco-romain s’est faite avant Constantin, avec lui et après lui.
Historienne des religions, professeure émérite à l’Université de Paris Sorbonne, Marie-Françoise Baslez travaille sur le pluralisme religieux du monde gréco-romain quand y émerge le christianisme. Son approche est celle de la sociologie religieuse. Outre une biographie historique de Saint Paul (réédition 2013), elle a publié Comment notre monde est devenu chrétien (réédition 2011) et Les premiers bâtisseurs de l’Église. Correspondances épiscopales (IIe-IIIe siècle) (2016).
À lire la recension par Joseph Hug sj du dernier ouvrage de Marie-Françoise Baslez, Les premiers bâtisseurs de l’Église, aux pp. 73-74 de ce numéro.