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mercredi, 06 avril 2016 16:08

Ancrés dans leur temps

Youth, de Paolo Sorrentino et Dheepan, de Jacques Audiard

Avec Youth, le réalisateur italien Paolo Sorrentino m’a procuré le même genre d’expérience jubilatoire qu’avec son film précédent, La grande belleza, chef-d’œuvre qui avait obtenu en 2014 l’Oscar du meilleur film étranger. Youth se passe presque intégralement dans un hôtel de luxe[1] à Davos, dans les Alpes suisses. C’est là que Fred et Mick, deux octogénaires américains, ont l’habitude de se retrouver.


Fred (Michael Caine, fabuleux de justesse) est un célèbre chef d’orchestre qui décline résolument les propositions répétées de concert d’un émissaire de la reine d’Angleterre. Il préfère diriger, sans public, dans une prairie environnante, une sorte de concerto pour cloches de vaches et battements d’ailes. Mick (Harvey Keitel) est un réalisateur qui travaille avec une équipe de jeunes scénaristes sur son film testament. Il projette de le tourner avec une star (Jane Fonda, méconnaissable) qu’il a révélée jadis et qu’il aimerait enfin conquérir. « Ce sont deux vieux qui racontent leur manière d’affronter le futur », résume Sorrentino. « En l’embrassant ou en le refusant. »
Entre un massage, un sauna et une promenade dans les alpages, Fred et Mick échangent avec esprit sur le temps qui passe et leurs prostates. Ils bavardent aussi avec d’autres clients fortunés : un jeune acteur hollywoodien malheureux de devoir sa célébrité à un rôle de robot (Paul Dano[2]), une Miss Univers dotée d’intelligence, un Diego Maradona obèse... « Cela ne fait aucun doute : l’Europe entre dans une étape de puérilité », prophétisait en 1925 l’intellectuel espagnol José Ortega y Gasset dans son essai La déshumanisation de l’art.
Dans notre société obsédée par la jeunesse, il y a quelque chose de très pertinent dans le cinéma de Sorrentino : comme dans La grande belleza, ses personnages appartiennent à l’élite mondaine, lasse et âgée, d’une Europe civilisée en décomposition (cf. le choix, comme décors pour Youth, d’un ancien sanatorium de style Art nouveau en Suisse, et de Venise). Mais son film est le contraire de morne ou poussiéreux : les dialogues sont brillants, les personnages surprenants, la musique dynamisante ; le tout est intense, élégant, savoureux, poétique, féroce et tendre. J’ai ri souvent avec la salle, et pleuré parfois « en Suisse ».
A propos de Sorrentino, l’acteur Sean Penn disait dans un entretien en 2011 : « Il réalise des films rapides sur des personnages lents et des films drôles sur des personnages tristes. Il a une grande humanité qui contribue à la qualité de ses films. C’est pour moi, un des très très rares maîtres du cinéma actuel. »

Un film d’actualité
Pour fuir la guerre civile au Sri Lanka, un ex-Tigre tamoul (Dheepan), une femme et une orpheline de 9 ans débarquent en France avec les papiers d’une famille sri-lankaise disparue. Ces trois personnes, qui ne se connaissaient pas avant leur exil, demandent l’asile politique et décident de continuer à simuler leurs liens familiaux, le temps de recevoir leurs cartes de résidents. En attendant, les services sociaux attribuent à Dheepan un poste de gardien d’immeuble dans une cité en proie au trafic de drogue. Les immigrés, qui ne parlent pas un mot de français, se retrouvent alors catapultés dans un nouvel environnement hostile. Dheepan va être amené à faire le ménage dans ces tours sordides pour sauver celle avec qui la fiction d’amour conjugal est devenue progressivement réalité.
Palme d’Or au dernier festival de Cannes, Dheepan est moins réussi que les deux précédents films, magistraux, de Jacques Audiard : Un prophète (2009) et De rouille et d’os (2012). Entre documentaire, fiction sociale, histoire d’amour et film de genre, Dheepan est difficile à classer, et cela explique peut-être son accueil critique mitigé en France. Il n’en est pas moins un film à voir, en ces temps où l’actualité tragique de l’immigration clandestine en Europe interpelle chacun sur ses capacités d’accueil. Et Jacques Audiard prouve à nouveau qu’il est l’un des meilleurs cinéastes français actuels. Avec efficacité, il nous plonge directement dans l’action, sans explication, comme dans cette scène au début où Yalini (la femme) parcourt avec fébrilité un camp de miséreux, à la recherche d’une orpheline à « emmener ».
Très peu d’informations sont données sur le passé des trois personnages, liés à présent par la nécessité, mais l’on est néanmoins touché par leurs solitudes, leur courage et même leurs réflexes de survie égoïstes. Car il faut que ça fonctionne, coûte que coûte. Incidemment, le film montre bien qu’en matière d’aide humanitaire ou sociale, le fonctionnement seul ne suffit pas : sans un minimum de rapports humains, d’empathie et d’écoute, le processus est sec et ses fruits limités.
Comme à son habitude, Audiard alterne le suivi classique des personnages et de l’histoire, et des passages plus abstraits : ici des gros-plans sur un éléphant, dans une lumière crépusculaire plombée, visions sans précédent de cet animal totémique.
Le film est aussi une impressionnante immersion dans une de ces « zones de non-droit » qui gangrènent certaines villes françaises. Des pauvres gens vivent (survivent) dans ces quartiers cauchemardesques, à deux pas de chez nous, actuellement...

[1] Le Berghotel Schatzalp, décrit par Thomas Mann dans La montagne magique (1924).
[2] L’adolescent de Little Miss Sunshine (2006).

[1] Le Berghotel Schatzalp, décrit par Thomas Mann dans La montagne magique (1924).

[1] L’adolescent de Little Miss Sunshine (2006).

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