Dans les histoires classiques structurées autour du parcours traditionnel du héros mythique positif, le doute n’est qu’une étape rapidement transcendée. État d’esprit passif, il constitue souvent le point de départ d’une histoire et peut être à l’origine de tous les types d’enquêtes réalistes: investigation journalistique, instruction policière, drame psychologique... Dans un cinéma plus «adulte» (ou moins innocent), lorsque le doute se cristallise et empêtre les personnages dans leurs complexes, il génère en particulier tous les types d’univers paranoïaques: du film noir au film fantastique en passant par le film d’horreur.
Si tant de films nous entraînent dans les méandres de ce trouble mental qu’est la paranoïa, c’est que l’aspect para (étymologie grecque signifiant «à côté de», «protection contre») est éminemment cinématographique. On est dans un mécanisme aberrant de défense. Qui dit parano dit donc conflit, base difficilement dispensable de toute histoire au cinéma; et surtout, le mécanisme paranoïaque étant projectif, ce conflit est objectivé dans un délire interprétatif: la moindre chose perçue devient évènement chargé de sens, d’intensité, de résonnance.
Autre affinité avec le cinéma: pour le spectateur d’un film, c’est le vraisemblable qui compte, bien plus que le vrai, comme pour le paranoïaque pour qui «le réel n’est pas le vrai (…) Le réel, c’est ce qui se passe pour le sujet dans sa tête, apparemment en réaction à l’évènement»[1]… Le paranoïaque construisant son propre délire avec une cohérence et une complexité confondantes, le complot qu’il échafaude est une évidente source d’intrigue (plot en anglais).
Une étude sur la paranoïa
Un des films les plus réussis sur les dérèglements engendrés par une psyché rongée par le doute est Suspicion (Soupçons, 1941) d’Alfred Hitchcock. Ce film témoigne, de la part de l’auteur futur de L’Ombre d’un doute (1943), d’une grande connaissance de la paranoïa et d’une maîtrise de la grammaire cinématographique pour la traduire dans chaque plan et en jouer avec le spectateur.
En résumé, Suspicion est l’histoire d’une jeune aristocrate anglaise, Lina McLaidlaw (Joan Fontaine), qui s’éprend du séduisant Johnnie Aysgarth (Cary Grant) et décide de l’épouser. Apprenant qu’il n’a pas de fortune personnelle et qu’il croule sous les dettes de jeu, Lina va commencer à croire qu’il l’a épousée pour son argent et qu’il cherche à se débarrasser d’elle.
Le choix de la relation amoureuse comme terrain de développement de la paranoïa est pertinent. «Qui peut croire, sérieusement, que la parano naît d’un déficit neurobiologique ou neurochimique, alors que, comme l’extase, elle est spécifique de l’affect?» Or le psychisme de Lina forme un terreau favorable à l’irruption du doute, et son opposition aux traits de personnalité de Johnnie peut générer chez elle de la crainte. En effet, les parents de Lina pensent qu’elle finira vieille fille, et cela la fragilise, alors que Johnnie est un séducteur de notoriété publique, plein d’assurance. Lina est honnête, transparente et prête à se sacrifier; Johnnie est menteur, opaque et il se protège. Elle est sérieuse, sage et logique; il est frivole, joueur et déraisonnable. À cela s’ajoutent les différences de situation sociale: elle est l’unique riche héritière de son père général; lui est un playboy mondain oisif et endetté.
Enfin, les modalités de leur rencontre en termes d’intensité et de rythme correspondent bien aux conditions «paranogènes». Johnnie est culotté: il débarque dans la vie rangée de Lina comme il débarque dans un bal huppé pour la retrouver (en prétendant, avec force assurance, y avoir été invité). Et très vite, ils se marient. «Intensité, atmosphère, entourage, vitesse d’apparition des sentiments ou des sensations créent, tout autant que la personnalité, les prédispositions» au développement de la paranoïa. Leur relation prend rapidement un tour un peu sado / maso: Johnnie l’infantilise en la surnommant sans cesse Monkey face (ouistiti, dans la version française). Pour semer le trouble, Hitchcock accompagne ces lutineries de quelques accords romantiques.
Tout en montagnes russes
Plus généralement, tout au long du film, qui colle au point de vue de Lina, la mise en scène exprime les pénibles fluctuations du doute (soupçons / soulagement) en jouant constamment sur deux interprétations possibles des faits et paroles de Johnnie. Le spectateur est perpétuellement conduit par Lina sur de fausses pistes.
Il faut dire que Johnnie n’est pas très clair. Dès leur première rencontre dans un train, il voyage en première classe avec un billet de troisième. De retour de leur lune de miel en Europe, il fait découvrir à sa jeune épouse leur maison luxueuse avec femme de chambre et tout le toutim. Alors qu’il la fait valser pour dissiper son questionnement de ce train de vie somptuaire, il reçoit un télégramme: un «vieil ami» lui demande une grosse somme. «C’est un triste imbécile… Tu n’aurais pas cet argent, dis-donc?» Et de lui avouer, toute honte bue, qu’il a emprunté pour payer leur lune de miel, qu’il n’a jamais eu un sou et qu’il comptait vivre sur la rente de sa femme. «Tu es un petit enfant», en conclut Lina, affligée mais pleine d’indulgence. «Pourquoi ne pas demander à ton père?» insiste le séduisant mufle. Finalement elle le convainc de travailler pour Melbeck, un agent immobilier.
Un après-midi, Lina reçoit la visite impromptue d’un ami d’enfance de Johnnie, Beaky. Celui-ci lui apprend incidemment que son mari continue d’aller aux courses malgré ses promesses. «Quel farceur! s’esclaffe Beaky. Vous tourmentez pas si Johnnie raconte des blagues. Il faut le prendre comme il est!» Atterrée, Lina remarque que deux chaises ont disparu: des objets de famille offerts par son père pour son mariage. «Avaient-elles de la valeur?» demande Beaky. -«Des pièces de musée» -«Je parie vingt contre un qu’il les a liquidées!»
Lina retrouve les chaises dans la vitrine d’un antiquaire. Le soir, Johnnie rentre des cadeaux plein les bras: un petit chien pour lui, une canne chic pour Beaky, un tour-de-cou en renard pour la domestique et pour Lina, un vison qui l’avait fait loucher à Londres (n’est-ce pas une marque d’attention?). Plein d’alacrité, il explique qu’il a joué aux courses le résultat de la vente des chaises et a gagné à dix contre un. Lina, consternée, a les larmes aux yeux. Beaky et Johnnie la houspillent pour la dérider… puis le flambeur un peu sadique finit par sortir le reçu du rachat des deux chaises qui seront livrées dans l’heure… On voit comment ce début de mariage entraîne la confiance de Lina sur des montagnes russes.
Peu à peu, les conséquences relativement bénignes des défauts de Johnnie prennent des tournures plus graves, alimentant la méfiance de Lina. Alertée dans la rue par une peste qui a vu Johnnie aux courses, Lina se rend dans les bureaux de l’agent immobilier et constate son absence. Melbeck lui apprend qu’il l’a licencié six semaines auparavant pour détournement de fonds et qu’il ne portera pas plainte si l’argent est remboursé. Lina rentre chez elle, fait sa valise et écrit une lettre de rupture… qu’elle déchire aussitôt. Un bruit de porte qui se ferme: la silhouette de Johnnie apparaît derrière elle. «Alors, tu sais?» demande-t-il. -«Je le sais, oui.» -«Je suis navré, j’ai beaucoup de peine», dit-il en se rapprochant. Le visage de Joan Fontaine, toujours face caméra, s’attendrit légèrement: il avoue et se repent! Mais Johnnie lui montre un télégramme lui annonçant la mort de son père.
Hitchcock joue sur le malentendu pour donner d’abord un faux espoir, puis pour ajouter de l’affliction au trouble: Lina se réfugie contre Johnnie en pleurant. La scène se clôt ainsi, sur une situation pire qu’elle ne l’était à son ouverture. Les malversations et le licenciement de Johnnie n’ont même pas été abordés, et c’est lui qui lui annonce la mort de son père alors qu’il lorgnait sur son héritage. Un malentendu levé peut ainsi révéler une vérité encore plus menaçante.
Déçu de découvrir que Lina n’a hérité que d’un portrait de son père, Johnnie convainc Beaky de financer un programme d’aménagement foncier extrêmement spéculatif. Il surprend Lina alors qu’elle tente de dissuader son naïf ami de s’embarquer dans cette affaire, et il se met en colère.
De silences et de mensonges
Entre ces scènes de tension, Hitchcock intercale des scènes de dialogues intimes, accompagnées d’une musique romantique, où la sincérité de l’amour de Johnnie semble réelle. Mais Lina ne lui dit pas qu’elle connaît les raisons de son licenciement et il continue à lui mentir à ce sujet. Sa perte de confiance, substrat du doute, est bien compréhensible. La rapidité de leur engagement et ses failles affectives (manque de confiance en soi, peur de se faire «manger », angoisses de mort) lui font douter de la réalité de l’amour de Johnnie, dont les paroles réconfortantes sont moins efficaces. À mesure que la parano augmente, la surenchère des mots tendres constitue même une sourde menace, les silences anormalement longs sont ambigus -«La parano n’existe que dans la relation à l’autre, dans le silence à l’autre plus que dans le discours de l’autre»- et les cadrages donnent une impression de danger. L’héroïne ne sait plus où elle en est et l’atmosphère autour d’elle devient cotonneuse. Alors que le couple joue au Scrabble avec Beaky, Lina trouve le mot Murder et imagine Johnnie poussant son ami du haut d’une falaise. Lorsqu’elle apprendra la mort de Beaky, ses soupçons vont sembler se confirmer.
Le spectateur est ainsi progressivement intégré à «cet implacable système où, à partir de prémisses fausses, le raisonnement acquiert une logique aveuglante»: si Johnnie lui apporte un verre de lait, c’est pour l’empoisonner; s’il l’emmène en voiture, c’est pour la précipiter dans le vide…
Finalement Suspicion est l’un des rares films d’Hitchcock où l’on n’ait pas de «méchant». L’histoire du roman policier[2] dont est tiré le film est différente: l’héroïne sait que son époux veut l’assassiner pour récupérer l’argent de son assurance-vie et elle se laisse empoisonner. Mais pour la production, Cary Grant ne pouvait pas être un meurtrier! Hitchcock, qui avait tourné une fin conforme au roman, a dû faire évoluer l’histoire vers «une femme croit que son mari est un meurtrier». Une contrainte qui a mené le maître du suspense à réaliser un drame conjugal sous la forme d’une formidable étude sur la paranoïa.
[1] Claude Olivenstein, L’Homme parano, Odile Jacob 1992, 224 p. Les citations suivantes reliées à la paranoïa sont tirées du même ouvrage.
[2] Préméditation d’Anthony Berkeley paru en 1932, que l’auteur signa du pseudonyme de Francis Iles.