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lundi, 21 décembre 2015 14:57

Une Europe d'arts

Max Gubler. Toute une vie, musée des Beaux- Arts, Berne, jusqu’au 2 août

Europe. L’avenir de l’histoire, Kunsthaus, Zurich, du 12 juin au 6 septembre

Notre actualité ne fait pas exception à la règle : face aux incertitudes, se manifeste le repli identitaire. Catherine Hug, commissaire de l’exposition organisée au Kunsthaus de Zurich, et Robert Menasse, écrivain viennois, ont choisi d’interroger l’art et les artistes qui, à l’inverse des hommes du commun, ont toujours préféré ignorer les frontières.


Le compagnonnage mouvant au Moyen-Age et les artistes à partir de la Renaissance ont continûment parcouru l’Europe en quête de commanditaires, ainsi qu’en témoigne le peintre allemand Hans Holbein, qui séjourna en Suisse avant de servir Henri VIII d’Angleterre. Du Moyen-Age à nos jours, l’art s’est perpétuellement nourri de ces contacts avec l’altérité et en a démontré l’extrême fécondité.
« Chaque jour, écrivait en philosophe visionnaire Heinrich Heine,[1] les insensés préjugés nationaux disparaissent un peu plus, toutes les particularités absurdes sombrent dans l’uniformité de la civilisation européenne. Désormais en Europe, il n’y a plus de nations, il n’y a que des partis. »
Si les enjeux sont moins territoriaux que par le passé, l’époque contemporaine tend à se reconnaître dans des valeurs démocratiques communes. Certaines figures en sont l’emblème dès le XIXe siècle, tel le poète Lamartine, ministre des Affaires étrangères en France, qui, sous la Seconde République, se fait le parangon de valeurs humanistes, en signant en 1848 le décret d’abolition de l’esclavage. D’autres comme Victor Hugo seront de véritables porte-drapeaux de la République.
Au XXe siècle, l’engagement devient chose commune dans les milieux artistiques. La rupture s’opère avec les futuristes en 1909 et les dadaïstes en 1917. Ils formeront, par leurs interventions iconoclastes et provocatrices, des sortes d’antipartis érigés contre une société sclérosée. Leurs déclarations d’intention s’accompagnent d’un activisme diversement louable. Le désir de renouveau incite les futuristes et les constructivistes à collaborer respectivement avec Mussolini en Italie et/ou les Bolcheviks en Russie. Quant au surréaliste André Breton, il épouse les idéaux du communisme sous l’égide de Trotski, qu’il rencontre d’ailleurs au Mexique en 1938.
Il est aisé d’ironiser sur les convictions du passé, il reste que l’apport des avant-gardes est déterminant. Avec elles émerge un territoire culturel plus vaste que celui de l’Etat-nation. Le surréaliste Max Ernst avait quitté Cologne pour Paris avant de se réfugier aux Etats-Unis. Son très symbolique Europe après la pluie, peint en 1933, livre la vision pessimiste d’une cartographie de l’Europe défigurée par la montée du totalitarisme. A près d’un demi-siècle de distance, Alighiero Boetti entreprend dès 1971, et ce jusqu’à sa mort en 1994, une série de planisphères où les nations sont figurées par leur drapeau. A mesure que l’invasion soviétique gagne du terrain, l’Afghanistan, par exemple, où l’artiste italien a fait réaliser ses cartes, se réduit comme une peau de chagrin.
L’exposition de Zurich a le mérite supplémentaire d’accorder une place aux femmes artistes dont le regard est souvent plus poétique et compassionnel. Ainsi Ilya Kabakov (1933), une Russe exilée aux Etats-Unis, reprend ce principe du planisphère, duquel disparaissent les continents au profit du bleu du ciel. La Française Agnès Geoffray, née en 1973, réinterprète un versant sombre de l’histoire lorsqu’elle reprend une photographie prise à la Libération et rhabille une femme tondue et dénudée. Quant à Anna Jermolaewa (1970), qui a également quitté sa Russie natale pour s’installer à Vienne, elle consacre la vidéo Kremlin à un Hôtel d’Antalya en Turquie, réplique architecturale du Kremlin, dans lequel elle perçoit le double fantasmé de l’original, où les va - leurs symboliques de pouvoir totalitaire sont converties en aspirations futiles de notre société de consommation et du tourisme de masse.
Il est sans doute difficile de dégager une problématique européenne en art. Toute définition de l’identité culturelle est peut-être même vouée à l’échec. A peine constituée, l’Europe dépassait déjà ses frontières géopolitiques. Les artistes qui y sont nés s’inscrivent aujourd’hui dans un monde globalisé. Demeure cependant l’attachement à certaines valeurs proches d’un idéal démocratique. Quelle que puisse être la disparité de leur esthétique, tous s’attachent à défendre la liberté, car ils savent que sans elle, l’art n’a pas de réelle existence.

Au-delà de la Suisse
Aux antipodes du Kunsthaus de Zurich qui s’attache à un art européen, Berne redécouvre une personnalité artistique longtemps perçue, nous dit le communiqué de presse, comme le « seul génie de la peinture suisse ». Max Gubler est reconnu comme tel en 1952, lorsqu’il a l’honneur de représenter la nation helvétique à la Biennale de Venise. A la faveur du legs de Ruth et Hans-Rudolf Kull survenu en 2010, l’institution bernoise ranime la mémoire de ce peintre oublié, par cette première véritable rétrospective. Ses dernières œuvres, longtemps tenues sous séquestre, sont de nouveau montrées au public.
Max Gubler, qui naît en 1898 à Zurich où il meurt soixante-quinze ans plus tard, pourrait faire figure de peintre local, représentatif de « l’école suisse ». Pourtant il n’a ignoré aucune des avant-gardes européennes. Certes, il demeura longtemps sensible à l’art de son compatriote Ferdinand Hodler et à la lumière bleutée de ses paysages. Mais très tôt ses regards se portent au-delà des frontières helvétiques, au point de pouvoir être considéré comme le miroir de son temps.
A vingt ans, Max Gubler côtoie le poète roumain Tristan Tzara, Hugo Ball et Marcel Janco, artistes réfugiés à Zurich, qui donneront avec fracas naissance au dadaïsme. Ces derniers l’ouvrent à la scène parisienne, dominée par le cubisme depuis les Demoiselles d’Avignon de Picasso (1907). L’artiste conjugue ces tendances avec la veine coloriste de Derain et de Matisse, dont l’influence persiste encore dans les Baigneurs de 1940. Les plus grandes figures de la modernité escortent son parcours : Picasso, par exemple, ainsi que l’atteste Le Garçon au chapeau de 1930, aujourd’hui conservé à la Fondation Oskar Reinhart, à Winterthur, exécuté durant sa période dite romaine. Max Gubler vit alors dans plusieurs villes d’Italie, notamment sur l’île de Lipari, au large de la Sicile.
Dans cette Europe multiple, qui est le creuset d’esthétiques diverses, l’artiste retient surtout la veine expressive, voire expressionniste de ces avant-gardes. Lorsqu’il se rend à Berlin en 1920, il aime déjà Van Gogh. Il y fait la rencontre décisive de Karl Hofer (1878-1955). Il n’est aucun maître, aucun aîné dont il soit plus proche. Comme lui, Max Gubler interroge inlassablement la figure humaine, notamment son épouse Maria, qu’il portraiture plus de deux cents soixante fois et à laquelle le musée de Berne consacre une salle.
L’expressionnisme s’insinue véritablement dans son œuvre à partir des années 40. Il éteint une palette jusqu’alors lumineuse. Le cloître vu au travers des arbres dépouillés de 1946 se détachait déjà sur un ciel d’encre. L’autoportrait au chapeau et Les Chardons dans un verre de la décennie suivante confirment l’emprise du noir, symbole d’inquiétudes plus profondes. Les déformations s’accentuent à mesure qu’il s’en fonce dans la pathologie mentale. En 1959, le visage douloureux de Maria est lacéré d’un tumultueux lacis de touches grises, qui en fait une sorte d’autoportrait spirituel de l’artiste.
Cette ultime période, la plus radicale et peut-être aussi la plus émouvante, rattache définitivement Max Gubler à l’expressionnisme. Le musée bernois rétablit ainsi sa place centrale dans ce courant esthétique, tout en restituant sa personnalité singulière qu’il n’est pas excessif de situer dans la suite d’un Ferdinand Hodler.

[1] • Ecrivain allemand du XIXe siècle. (n.d.l.r.)

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