Les artistes africains demeurent méconnus, même si beaucoup d'entre eux ont été révélés par l'exposition Magiciens de la terre qui s'était tenue en 1989 à Paris, au Centre Pompidou. On y dé couvrait un art en marge des académies et plus largement de l'esthétique occidentale. L'exposition eut un immense retentissement et fut le catalyseur d'un intérêt mêlé de curiosité face à ce qui était l'amorce d'un monde globalisé.
Dans son sillage sont apparues les premières galeries à avoir pour vocation la découverte de cet exotisme d'un nouveau genre. La manifestation parisienne déclencha également des passions, comme celle du collectionneur Jean Pigozzi, important prêteur de l'exposition du Château de Penthes : « J'y ai découvert Chéri Samba, Bruly Bouabré, Kingelez, et d'une manière plus générale l'art non occidental. » Depuis, l'amateur a réuni une collection unique, constituée pour l'essentiel par André Magnin, à l'époque commissaire de la partie africaine des Magiciens de la terre et aujourd'hui marchand.
Bravant les régimes corrompus, ce der - nier a rassemblé pendant près de 25 ans l'ensemble le plus complet jamais consacré au continent africain. Le récit de ses acquisitions serait digne des premières explorations, pour ne pas dire des aventures d'Indiana Jones. Accomplissant un travail dantesque, « André Magnin, relate Jean Pigozzi, a dû sillonner l'Afrique. A l'arrivée, les pièces étaient souvent endommagées, quant à l'argent, bien souvent il n'arrivait pas à son destinataire. » De ce fait, rares sont les collectionneurs, et moins encore les institutions, à s'être risqués à un tel exploit.
Magie et modernité
A Pregny-Chambésy figurent certains protagonistes de l'exposition de 1989, notamment Frédéric Bruly Bouabré, Ivoirien sans doute né en 1923 à Abidjan. Sa vie avait basculé le 11 mars 1948, quand Dieu s'était manifesté à lui afin qu'il devienne « prophète et membre de l'Ordre des persécutés ».
Improbable, mythique et poétique, il voua désormais son existence à l'enseignement de vérités divines qui lui étaient communiquées en rêve. L'artiste brut des antipodes a initié un culte empreint de traditions africaines et a noté, dans des milliers de dessins, tous les gestes des villageois, mais aussi les mythes cosmiques dans la série qu'il a intitulée Mythologie et civilisation bété.
Dans un pays dominé par la sorcellerie, les pratiques vaudou et la superstition, une telle vision du monde susciterait l'effroi si une ironie mâtinée d'humour n'affleurait. Pour preuve, Les rires, ces quelque deux cents dessins exposés au Château de Penthes, dans lesquels l'artiste précise que « la liberté de rire s'impose à tout citoyen pour mener son peuple vers le bien-être ». Un mot d'ordre émouvant au lendemain de sa disparition, survenue le 28 janvier dernier.
Le Zaïrois Chéri Samba est l'autre figure bien connue en Europe. Jeune, il se distinguait déjà par sa drôlerie, source d'inspiration de dessins qu'il vendait à la sortie de l'école. Peintre d'enseignes à Kinshasa, il reverse dans son travail personnel une imagerie populaire empruntée à la BD et au langage bon enfant de la publicité en Afrique. Mais, au-delà de la naïveté apparente, se des sine une critique parfois corrosive de la société, des mœurs ou de l'économie.
Rien de très léger non plus dans les images du photographe sud-africain Pieter Hugo. The Hyena & Other Men lui a valu le prestigieux World Press Photo en 2005. Dans un environnement urbain, il avait saisi des Nigériens tenant en laisse, tels des animaux domestiques, hyènes et babouins qu'ils produisaient dans des spectacles. Pieter Hugo a ensuite porté son attention sur « les enfants de la lune », ces Noirs albinos objets de persécution en Afrique, mettant le doigt sur une face sombre du continent. Il est assez emblématique de ce qui fédère les disparités de vision d'Ici l'Afrique.
Au-delà du particularisme de chacun, tous ces artistes dépeignent un paysage de contrastes, où se côtoient domestication et vie sauvage, superstition et progrès technologique, modernité et tradition.
Né en 1967 au Cameroun, Pascale- Marthine Tayou, pour sa part, refuse de se définir en artiste africain. Il reste que ses assemblages de calebasses, plumeaux, tambours et autres objets de pacotille renvoient souvent aux couleurs de l'Afrique, à ses croyances et à ses démons aussi. Affublé de fripes bariolées, son Pom Pom Boy exposé au Château de Penthes est une œuvre hybride à l'allure totémique. Il y aborde avec ironie le choc des cultures, celle ancestrale de ses origines, qu'il oppose à l'engouement d'une Amérique profonde.
Peut-être qu'en Afrique le déni des origines est impossible. Le continent marque de son empreinte ceux qu'il a vu naître et dont il a bercé l'enfance. De ce voyage immobile, le visiteur gardera lui-même le souvenir durable de ces fragments de vie, et d'humanité surtout.