Nous sommes dans le Paris bohème et chic de la Belle Époque, comme Woody Allen l’a restitué dans son film Midnight in Paris, lorsque Hemingway écrivait Paris est une fête, tant il s’y concentrait de peintres, sculpteurs, écrivains, musiciens, venus du monde entier. Bien sûr, s’il y avait des élégantes et des écrivaines, il y avait aussi des prostituées et des enfants en haillons à Montmartre, qui recueillaient sans doute des miettes de cette lumière, que Raoul Dufy a célébrée dans sa suite de lithographies intitulées La Fée Électricité. Dans cet hymne au progrès et à la science, on voit Zeus et sa foudre voisiner avec les inventeurs de l’électricité et d’autres parangons de l’histoire des sciences, comme sur une planche de bande dessinée. La Tour Eiffel s’envole dans l’air bleu, et le tout est d’une poésie picturale et d’une gaieté contagieuses.
En ce temps là, Paris se transformait avec l’urbanisation haussmannienne, la création des grands boulevards, la construction de la Tour Eiffel, du Grand et du Petit Palais, pour ne citer qu’eux. En 1909 naissait le premier Luna Park. Les cabarets, les caf’ conc’, le théâtre (vaudevilles et comédies) attirent des millions de spectateurs par année, jusqu’à ce qu’éclate la guerre 14-18. En 1931, la dernière luxueuse maison close était inaugurée, dans le plus pur style Art nouveau…
Quand les personnages de Proust prennent vie
Dufy peint la bourgeoisie, en villégiature, aux concerts, en fiacre. Ses touches légères et transparentes, gouache et aquarelle, donnent l’impression que les personnages, les paysages, les calèches ne touchent plus terre, attirés par un immense ciel bleu qui les nimbe de pastel. À moins que l’on ne survole Paris en ballon, regardant d’en haut ce petit monde tourbillonnant. Fantaisie, légèreté. Vivez l’instant présent et regardez comme la vie est jolie, comme la mer est belle! Ses baigneuses en grandes arabesques et en vastes courbes occupent tout l’espace. À Nice, à Trouville, au Havre, il peint des voiliers et des cargos. L’enchantement se poursuit.
Dans les années 1890, les spectacles parisiens profitent de l’essor de l’affiche, un art lié au monde de l’estampe, avec la chromolithographie. Ainsi, Femme au chapeau, de Jules Chéret, célèbre affichiste de son temps, est l’emblème de cette expo et de son catalogue. Sont montrées aussi les affiches célèbres de Toulouse-Lautrec, de Steinlen, de Vallotton et leurs personnages croqués dans une attitude, un mouvement: figures du Paris de la scène, comme les comiques de cette époque, les chanteuses populaires, les danseuses des Folies Bergères, les musiciens d’orchestre, le Moulin Rouge… Et les beaux portraits d’élégantes, anonymes ou aristos, par Paul César Helleu ou Jacques Villon, par Henri Matisse, avec quelques inattendus portraits de femmes. Helleu, portraitiste (pointe sèche et crayons), fréquentait les mêmes salons que Marcel Proust, ce qui lui donne un intérêt particulier.
Mais c’est avec Van Dongen que les personnages de Proust prennent vie sur les murs. Quelle surprise, au fil de cette promenade entre les œuvres, de retrouver l’univers de À la recherche du temps perdu! Voici le salon de Mme Verdurin, le baron de Charlus, Saint Loup, l’Hôtel de Guermantes, Gilberte Swann… Cette série pleine de charme de Kees Van Dongen fait partie des 77 aquarelles que le peintre néerlandais a réalisées pour le roman de Proust, édité par Gallimard en 1947 en trois volumes. C’était temps foisonnant des livres illustrés par des artistes. Comme ce Bestiaire ou le cortège d’Orphée, avec les gravures de Dufy pour ce premier recueil poétique d’Apollinaire, en 1911. La gravure sur bois y livre tous ses sortilèges, tirés d’un imaginaire médiéval.
Les estampes de Cailler
L’image de Paris dans la collection Cailler est un autre pan de ce Paris en fête. Pierre Cailler, qui habitait, quand il n’était pas à Paris, la Villa Romantica à Pully, démolie hélas depuis peu, promeut l’estampe accessible à tous et fonde la Guilde internationale de la Gravure en 1949. Il édite de nombreux ouvrages d’art grâce à son amitié avec Jean Arp, Jean Cocteau, Oskar Kokoschka et de nombreux artistes. Beaucoup d’estampes produites par Cailler ont pour sujet la Ville lumière et la conservatrice du Musée de Pully, Delphine Rivier, a puisé dans le fonds inestimable que Nane Cailler, la fille de Pierre, a légué au Musée de Pully pour insérer des tableaux dans la thématique Paris en fête, comme les planches de Jean Dufy (le frère) et Kees van Dongen. Beaucoup se souviennent de la galerie de Nane Cailler à Pully, jusqu’en 2018, dans l’une des petites maisons basses des Deux-Ponts, attenante à l’atelier de taille-douce de Raymond Meyer.
La dernière salle de l’exposition fait entendre en boucle la voix de Paul Éluard disant son vibrant poème Liberté, j’écris ton nom, composé en 1941, indissociable du livre d’art réalisé par Paul Eluard et Fernand Léger, dont l’édition originale a été tirée à 212 exemplaires: un livre-objet en couleurs primaires, qui se déplie en accordéon, paru en 1953.
Un beau catalogue de 151 pages édité par la Ville de Pully, avec des textes d’historiens de l’art férus de cette période, connue bien sûr aussi sous le vocable des Années folles, ferme la marche de ce voyage à Paname.