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lundi, 27 janvier 2020 10:08

Dans le sillage d’Edward Hopper

EH Cape Cod Morning 1950 LAC petiteOn connaît le peintre de la solitude Hopper (1882-1967), le paysagiste demeure méconnu. En choisissant de privilégier cet aspect de son œuvre, la Fondation Beyeler de Riehen (Bâle) ne s’éloigne pas vraiment de ce qui fait l’essence de l’art du peintre américain, sa dimension humaine, qu’il a aussi su insuffler aux paysages.

Edward Hopper
À la Fondation Beyeler
du 26 janvier au 17 mai 2020
www.fondationbeyeler.ch/fr/

Le paysage apparaît dans les dessins d'Hopper dès les années 1900. D’emblée  le peintre s’attache à l’environnement qui lui est familier, telles les collines natales des bords de l’Hudson. Ses prédilections le porteront toujours vers les êtres et les lieux qui lui sont proches. Pas d’exotisme des lointains dans son univers, à l’exception de sa fascination pour Paris où il s’installe en 1906. Ni le fauvisme de Matisse ni le Cubisme de Picasso ne suscite son attention, il leur préfère la réalité des rues parisiennes, le Pont Neuf ou l’Écluse de la Monnaie. Durant son deuxième séjour parisien en 1909 et sans doute sous l’influence de l’impressionnisme, il abandonne sa palette de tons rougeâtres et son dessin charbonneux. Paris lui avait fait découvrir la lumière «qui, écrit-il, était différente de tout ce que j’avais connu… Les ombres aussi étaient lumineuses, de la lumière reflétée. Même sous les ponts, il y avait une sorte de brillance».

L’architecture, l’autre visage de l’Amérique

Son acuité psychologique, Hopper l’applique aux individus autant qu’à l’architecture. Ses bâtiments sont de véritables portraits dont il observe la morphologie significative d’une Amérique en pleine mutation. Dans Toit mansardé, dessin aquarellé et première œuvre entrée dans une collection publique américaine, la villa évoque dans la clarté estivale les signes extérieurs de l’ambition sociale d’une Amérique fantasmée, témoin d’un XIXe siècle révolu, à la fois cossu et suranné.

EH Railroad Sunset 1929 LAC 182x300mm"Railway Sunset" ("Voie ferrée au coucher de soleil"), 1929, Edward Hopper © Fondation Beyeler

L’environnement n’est jamais dépourvu de sens. S’en dégage l’irrépressible sentiment de solitude d’un monde désespérément clos. L’architecture semble toujours plantée au cœur d’un no man’s land. Dans le célèbre tableau Rôdeurs de nuit (1942), le bar est cerné par le vide de rues désertes. Les consommateurs accoudés au zinc y sont saisis de l’extérieur, par-delà les fenêtres, comme si Hopper voulait surprendre le drame par effraction. Hopper aborde l’espace en cinéaste imaginant des mises en scène qu’il emprunte volontiers au cinéma. Hitchcock avait perçu le regard intrusif d’un peintre capable de mettre en situation les émotions. Il le démontre dans Psychose où il reprend non seulement l’architecture de Maison près de la voie ferrée (1925) mais aussi le vide qui l’entoure, pour en faire le théâtre de l’angoisse.

Une lumière au cordeau

On a beaucoup glosé sur son utilisation expressive de l’éclairage. Les titres de ses œuvres indiquent fréquemment un moment de la journée, cela dès 1914 avec Soir bleu, qui était déjà une peinture de la mélancolie. Il aime l’aube (Matin au Cap Cod, 1950) ou à l’inverse l’élongation des ombres du jour finissant comme dans Voie ferrée au coucher de soleil (1929). Il privilégie les instants transitoires propices à la nostalgie et propres à renforcer le climat psychologique. La luminosité participe également de l’immobilisme, notamment dans sa représentation des gares et en particulier de Pennsylvania Station, l’une des plus grandes gares new-yorkaises qu’Hopper transforme en un décor de mort que la lumière rasante du matin ne parvient pas à vivifier. Ces lieux inséparables de l’agitation sont la métaphore hopperienne de la solitude. Là où d’autres représenteraient la foule, Hopper dépeint le vide. Aux façades aveuglantes de clarté, il oppose l’alignement sombre des fenêtres avec leur stores levés ou baissés, leurs rideaux ou leur absence, emblématiques du drame qui se joue entre lumière et obscurité.

Une nature inquiétante

EH Cape Ann Granite 1928 LAC 205x300mm"Cape Ann Granite" ("Cap Cod et granit"), 1950, Edward Hopper © Fondation Beyeler

Hopper avait un attrait particulier pour Cap Cod, large péninsule du Massachusetts où il passa de nombreux étés avant d’y faire construire sa maison. Il aimait à en dépeindre une nature encore vierge, le velouté de la lande, la chatoyante scansion des ombres sur les collines. Dans ces paysages pourtant verdoyants, l’inquiétude parvient à s’insinuer, comme dans les ombres portées de Cap Ann et Granit (1950) ou dans la lueur déclinante de Station-service (1940) qui engendre plus de mystère que d’éclat. La densité des arbres et l’herbe peinte dans une tonalité amortie encadrent une route grise qui semble sans issue. Hopper est le peintre d’une réalité ordinaire, qu’il sauve de la banalité par sa suggestion d’un drame latent.

Un vide habité

Dans l’espace hopperien, l’individu est seul, même quand il ne l’est pas. Tout oppose le couple de Soleil au premier étage (1960), l’âge de l’homme grisonnant à celui de la femme jeune et voluptueuse, le vêtement de l’un au corps dénudé de l’autre. Le couple est irrémédiablement voué au désenchantement et à l’incommunicabilité. Tout s’attache à en faire la démonstration, le soleil estival qui ne resplendit pas dans le cœur de l’homme et l’architecture elle-même dont les lignes orthogonales séparent ou à l’inverse emprisonnent les figures. Rien ne les lie, sauf l’ennui que creuse encore l’érotisme latent. Ex-actrice Jo Nivison, son épouse, est le modèle de tous ses personnages féminins. Quel que soit son travestissement, elle demeure d’une œuvre à l’autre cet être à la fois désirable et intouchable qui renvoie à toutes les femmes. Hopper a peint des paysages, des routes, des bâtiments, des individus en lesquels chacun peut se reconnaître. Il leur ôte tout particularisme et leur octroie ainsi une portée universelle, même si sa vision n’appartient qu’à lui.

EH Gas 1940 LAC 195x300mm"Gas" ("Station-service"), 1940, Edward Hopper © Fondation Beyeler

La peinture d’Hopper élude la foule et se complait dans l’art de la fuite. Les routes, les voies ferrées, les fenêtres, le romantisme maritimes des embarcations et les couples taiseux sont autant de motifs qui suggèrent l’esquive. Lorsque la critique Aline Saarinen l’interroge en 1964 sur la solitude profonde qui habite sa création, Hopper répond: «C’est sans doute le reflet de ma propre solitude, si je puis dire. Je ne sais pas. Ce pourrait être toute la condition humaine.»

 

Edward Hopper
A fresh look at landscape
Catalogue de l’exposition
Fondation Beyeler
Ulf Küster
avec la collaboration de Erika Doss;
David M. Lubin et Katharina Rüppell

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