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lundi, 06 février 2012 12:00

Tranströmer. Un univers enchanté

Qui l'aurait cru à l'heure du matérialisme triomphant ? Le prix Nobel de littérature 2011 a été attribué à un poète qui parle de Dieu. Maître incontesté de la métaphore, le Suédois Tomas Tranströmer décrit en effet des instants qui sont des portes ouvertes sur « Le Non-Identifié ».[1] Et s'il dit que la foi a « le bras cassé », il se reconnaît porté par une espérance. Quel bonheur de le lire !

Tranströmer, né en 1931, est résolument contemporain dans son vocabulaire. Il évoque villes et voitures, néons, usines, aéroports. Mais lorsqu'il observe le monde, il perçoit encore ce qui échappe désormais à la plupart d'entre nous, enfants de la modernité avancée. Il « sent » que quelque chose se trame parfois dans ce qu'il y a de plus banal, par exemple une averse ou un rayon de soleil.

Le phénomène fait alors événement,[2] comme ce coucher de soleil qui « se coule tel un renard sur les terres ». Du même coup, il transmet un message de vie : il dit que tout n'est pas que matière, ou il rappelle que le passé n'est pas aboli, ou il rend témoignage à la beauté, ou il invite à croire au bonheur. Ainsi pour l'auteur de Baltiques, le monde n'est pas une scène vide et désenchantée où rien n'arrive tant que l'homme n'entre pas en action. Il s'y passe « toujours beaucoup plus de choses que nous ne pouvons en supporter », des choses pleines de sens même si elles sont parfois impossibles à décrypter, comme « les hiéroglyphes d'un aboiement ».

Tranströmer perçoit le monde avec son coeur, un coeur tellement habité qu'il entend « une réponse qui vient » jusque dans le silence qui suit la pluie et voit à l'oeuvre autour de lui, en toutes circonstances, un « grand courant d'air qui insuffle la vie à certaines flammes et qui en éteint d'autres ».

Une question spirituelle sort spontanément de ses lèvres lorsqu'il aperçoit par exemple des allées d'arbres qui « vacillent sous les rênes du soleil » : « Qui donc a appelé ? » Et la réponse à la question n'est pas « personne », comme en témoigne ce vers d'un autre poème : « Les points d'interrogation chantaient la présence divine. » -En fin de compte, la foi du Suédois relève de l'évidence, d'où ce haïku : « Présence de Dieu. / Une porte close s'est ouverte / dans le tunnel des chants d'oiseaux. » Serein, il peut écrire : « Nous pouvons faire confiance à tout autre chose. A quoi donc ? A autre chose (...) là-bas. »

Le Scandinave va peut-être plus loin. Il semble dire que le chemin passe par le baptême lorsqu'il affirme, évoquant un bénitier : « Il n'y a de paix qu'à l'intérieur, dans l'eau du vase. » Pour autant, il sait qu'aujourd'hui où les églises ont été désertées, l'adhésion à une confession ne va plus de soi. Ces vers le disent mieux que toute prose : « A l'intérieur de l'église : des piliers et des voûtes, blancs comme du plâtre, comme la bande de plâtre sur le bras cassé de la foi. » « Qui a l'adresse ? / Ne le sais pas. Mais c'est là que nous allons », dit-il encore. Voilà donc la communauté dont il fait partie : « Nous sommes dans l'Eglise du mutisme, dans une ferveur sans dogmes. »

Grandeur de l'homme

La réalité ne se réduit pas à ce qui se touche et se voit et, pour Tranströmer comme pour Pascal, « l'homme passe infiniment l'homme ». Ainsi il n'y a pas simple équivalence entre la personne et son corps. « En toi, une voûte s'ouvre sur une voûte, jusqu'à l'infini », écrit le poète. Plus encore, la part invisible de l'être est la plus importante et elle peut parfois, comme par miracle, être observée chez autrui : « Il arrive, mais rarement, que l'un de nous voie vraiment l'autre : quelqu'un apparaît un instant comme sur une photographie, mais plus distinctement, avec, à l'arrière-plan, quelque chose de plus grand que son ombre. »[3]

Témoin de l'invisible, l'artiste ne s'inscrit pas dans son environnement de la même manière que la majorité des hommes de son temps. Si eux vont et viennent, transformant le monde par leur travail, sa mission à lui est différente : il s'agit d'être là où il est, d'être « là et nulle part ailleurs », en conservant cette attitude « comme lorsqu'on porte un vase rempli jusqu'à ras bord et qu'on ne doit rien renverser ». Et pour accomplir sa tâche, il doit être à la fois actif et passif, employé qu'il est « par la Grande Mémoire à vivre en cet instant ».

On comprend qu'ainsi écartelé, le poète se demande « où suis-je ? qui suis-je ? » et écrive : « Au moment de ME découvrir, / JE m'effaçais et un trou se creusait / et je tombais dedans », comme le mystique.[4] Mais s'il n'a pas accès à soi et ne décide pas vraiment de son chemin, il ne doute pas que sa vie a un sens. Il peut donc témoigner comme les plus grands auteurs spirituels : « Personne ne décide où je vais, et encore moins moi-même, mais cha¬que pas se fait là où il faut. »

Quelle leçon de confiance pour tous ceux qui doutent ou désespèrent ! Une leçon doublée d'une invitation à affiner ses capacités perceptives, pour devenir capable de déceler ces événements porteurs de sens transcendant dont le quotidien est parsemé - et à lire de la poésie, même si on n'aime plus cet art aujourd'hui où l'on erre « dans les ruines de la parole ».[5]

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