Du plus loin que je me souvienne, les livres ont toujours fait partie de mon univers. Je me remémore avec bonheur ces moments d'étonnement, de découverte, l'odeur des pages vieillies et la douce mélodie des mots qui berça mon enfance. Très tôt, je fus saisi par le charme incomparable des livres dont la sève nourrissait mon imaginaire. Bien sûr, au début, la signification de ces assemblages de lettres que sont les vocables m'échappait encore parfois, et je me tournais alors vers les images et illustrations, abondantes, qui furent à l'origine de nombreuses rêveries. Mais les textes, les histoires, n'attirèrent pas moins mon attention, et ce fut donc maman qui, passée maître dans l'art de la lecture à haute voix, m'en fit le récit, jusqu'à ce que je parvienne à les déchiffrer seul. Sa passion, contagieuse, fut pour moi un enchantement, une véritable révélation, et cet amour des livres ne m'a plus quitté depuis.
Le soir, lorsque régnait un silence absolu ou que le vent, hurlant, venait violemment frapper contre les volets, je rabattais la couverture et allumais la petite lampe de chevet pour consacrer un dernier instant à la lecture, avant de sombrer, paisiblement, dans un sommeil bien mérité. Faisant ainsi quotidiennement honneur aux livres, je ne les ai point négligés, et ils me l'ont du reste bien rendu. Aussi les ai-je toujours considérés, non pas comme des objets dont on se sépare une fois leur lecture terminée, mais comme des personnages bienveillants, peuplades de mondes merveilleux. Chaque livre possède une âme, une histoire qui lui est propre. Qu'elle soit joyeuse, mystérieuse ou même triste, elle reste jalousement gardée par le manuscrit. Mais lorsque le besoin s'en fait ressentir, une voix intérieure, réconfortante, saisissante de clarté, me la murmure doucement à l'oreille, simplement, laissant alors libre cours aux flots mes pensées.
Voyage au cœur des mots
Qu'il semble simple le geste d'ouvrir un livre, presque anodin. Pourtant, en lisant, le temps s'arrête; la réalité extérieure ne compte plus. S'amorce alors, au contact des premières lignes, un long voyage intérieur, une quête de soi en somme. Au travers des livres, on apprend à se connaître, à cerner les contours de sa propre personnalité; on s'attache parfois aux personnages d'une histoire, on s'identifie à leur cheminement, ou peut-être est-ce un lieu, inconnu, dépeint avec beauté et précision, qui peut paraître si familier, que l'on a la nette impression d'y être déjà allé. Cette immersion constitue l'appréhension d'une autre dimension de soi-même, et la lecture devient alors, telle la pratique de la méditation, un instant de pleine conscience.
Cependant, la lecture ne saurait se limiter à n'être qu'un exercice solitaire, une occupation stérile laissant le lecteur s'abandonner à ses chimères. Bien au contraire, puisqu'elle invite ce dernier à partager ses expériences, ses opinions, ses émotions. De fait, il n'existe pas une littérature unique, mais une multitude de formes d'écriture différentes, qui toutes cherchent à se rencontrer et à s'enrichir les unes les autres. Et puis, il y a cette singulière relation de complicité, d'interdépendance, entre l'auteur et le lecteur, où l'effort de l'un ne peut se concevoir sans celui de l'autre. Par la pensée, l'écrivain -tel un artisan- s'applique à la création de son œuvre, avec amour la façonne; le lecteur, quant à lui, la fait vivre et tire les émotions des sentiments que celle-ci fait jaillir. Il lui confère donc en quelque sorte toute sa plénitude; car en effet, sans lectorat, l'ouvrage, tristement réduit à sa stricte matérialité, ne peut devenir œuvre.
La lecture, c'est bien connu, forge l'esprit d'ouverture, éveille la curiosité, ouvre de nouveaux horizons. Citoyenne du monde, aventurière devenue écrivaine, Ella Maillart (ci-dessus en Chine, en 1935) en a certainement apporté l'une des plus belles démonstrations. Et l'on peut se demander si, sans les livres, qu'elle dévorait avec ardeur dans sa jeunesse, elle aurait eu la tentation d'entreprendre ces longues pérégrinations à travers les immensités de l'Asie centrale, à la découverte des peuples nomades d'Orient dont la vie pure et primitive proposait un contraste saisissant avec l'existence matérielle et insipide de la société occidentale. Car ce sont bien les écrits -en particulier ceux de Melville et de London- et leur regard sur le monde qui ont inspiré cette voyageuse au grand cœur. Au travers de ses lectures, elle a su développer un sens de la générosité et une soif d'aventure hors du commun, qui la conduisirent à vivre ce que bien peu d'hommes et de femmes ont réalisé. Ces expériences exceptionnelles, époustouflantes, au carrefour des religions, nous sont narrées dans les magnifiques récits de voyage de l'auteure.
Cet exemple montre, s'il en était besoin, que les livres sont une fenêtre sur le monde; on l'y voit tel qu'il est réellement, avec ses multiples facettes, ses splendeurs et ses imperfections. Alors que la société moderne témoigne parfois d'une volonté d'en noircir certains aspects, ou au contraire d'en embellir d'autres, les livres, eux, en sont le plus fidèle des reflets. Si elle ne remplace point les senteurs indigènes et la magie du vécu, que seul le voyage peut offrir, cette vision contribue néanmoins à faire taire certaines idées reçues, souvent tenaces, perçues par bon nombre d'entre nous. Aussi la littérature se fait-elle pourvoyeuse d’informations qui éclairent ce que l'on ignore. Mosaïque d'authenticités, elle ouvre ainsi d'une certaine façon la voie du rapprochement fraternel des peuples, des croyances et des cultures.
Témoin de l'Histoire
Le livre est aussi symbole de résistance, en ce qu'il permet de comprendre et de transmettre une autre vérité, un message d'espoir. En URSS, les œuvres d'écrivains dissidents tels qu'Alexandre Soljenitsyne (ci-dessou) ou Anna Akhmatova, interdites de publication officielle par la censure, se passaient de main en main sous forme de copies clandestines -les fameux samizdats- et incarnaient une volonté de s'opposer intellectuellement à la dictature, à la pensée unique. Par leur extraordinaire pouvoir de dénonciation, elles ont ainsi fortement influencé le mouvement anti-soviétique en Russie et à l'étranger. Aujourd'hui encore, à la lecture de ces chefs-d'œuvre, on ne peut qu'être frappé de voir avec quelle justesse et quelle finesse ils relatent ce qu'était alors la terrible réalité du communisme.
Si la finalité, la raison d'être de tels textes se situe avant tout dans la diffusion, d'autres ouvrages, au contraire, n'ont été rédigés que dans le but d'être conservés, lus par les seuls initiés. En effet, qui d'entre nous peut se targuer d'avoir eu entre ses mains le Popol Vuh ou les saintes écritures tibétaines? Témoins de l'Histoire de l'humanité, et de la richesse de sa diversité, ceux-ci demeurent pour ainsi dire inaccessibles. Or, c'est précisément dans cette méconnaissance que résident toute la beauté et l'essence de ces grands seigneurs parmi les livres; ils ne recherchent point le lecteur car ils se suffisent à eux-mêmes. Ainsi, l'aura quasi mystique qui les entoure relève-t-elle de l'immatérialité intemporelle.
Que les livres fassent partie intégrante de la culture et de l'éducation nous apparaît, à nous Européens, comme une évidence immuable. Nous le découvrons du reste très tôt, en abordant les grands classiques durant la scolarité. Toutefois, il faut s'imaginer ce qu'ils peuvent représenter dans certaines contrées, là où vouloir s'instruire revient à défier le destin. Les jeunes filles, refusant avec courage la fatalité de l'illettrisme, parfois au péril de leur vie, ne souhaitent qu'une chose: aller en classe et apprendre dans les livres. Certes, ceux-ci ne résoudront pas à eux seuls tous les problèmes, mais contribuent tant, à travers des valeurs universelles, à de meilleures conditions de vie et à l'émancipation de la femme. Et comment alors ne pas s'émouvoir devant la joie et la fierté qu'exprime le sourire radieux de ces petites écolières, pour qui posséder un livre est la plus belle chose qui soit?
Encre ou pixels
Ainsi, partout dans le monde, la lecture fait-elle contrepoids à l'ignorance et à la superficialité, et pur est le souffle de liberté qu'elle exhale. Mais savons-nous encore le reconnaître, le mesurer à sa juste valeur? Il est permis d'en douter. Dans une société en manque de repères, trop souvent clivée par des idéologies destructrices, les livres sont parfois relégués au rang de simples accessoires. Un tel détachement s'explique par le fait que l'abondance de l'offre littéraire, qui, soit dit en passant, n'est pas toujours un garant de qualité, soit considérée comme allant de soi; car en effet, s'accoutumer à l'opulence entrave l'éveil de l'appétit, la jouissance que l'on peut tirer de l'essentiel. Et ce constat semble d'autant plus se confirmer lorsque, comme le laisse à penser la dynamique sociétale actuelle, l'existence elle-même tend à se déshumaniser.
Par la percée des supports numériques, les parutions papier tendent à disparaître. Le souci écologique actuel, ô combien légitime au vu de l'urgence climatique, ne peut toutefois en être la raison première. Car en effet, il est aisément concevable que la contribution des livres -désormais issus du recyclage ou de sources responsables- au réchauffement de la planète est minime, voire nulle en comparaison de l'industrie lourde ou de certains modes de transport fortement polluants. Mais il n'en demeure pas moins qu'en perdant leur enveloppe corporelle, ils se voient aussi déposséder d'une partie de leur âme. Leur version électronique ne saurait faire partager ce sentiment magique que l'on éprouve en tenant entre ses mains un volume ouvert, en feuilletant à l'envie ses pages dont émane un doux parfum d'ancienneté. Voir ainsi les livres malmenés, sacrifiés sur l'autel de la technologie, me fait de la peine. Et, inévitablement, je songe à tous ces trésors sur l'étagère de la bibliothèque, compagnons d'une vie, qui resteront seuls, sans descendance, derniers exemplaires d'une époque peut-être à jamais révolue.
En écrivant ces quelques lignes, je n'ai pas la prétention de donner une liste exhaustive des nombreuses vertus de la lecture, ni celle d'affirmer que chacun d'entre nous y trouvera nécessairement sa propre vérité. Mon souhait est donc uniquement celui de rappeler que les livres sont essentiels à l'humanité, en tant que vecteurs d'universalité et de savoir. Que le bonheur qu'ils peuvent procurer n'a pas de prix. Et que la lecture reste avant tout un moyen de s'échapper, de s'évader sur les chemins de la connaissance, permettant ainsi à l'esprit, léger, de s'élever tel un oiseau cherchant à atteindre les hautes cimes des montagnes éternelles.