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vendredi, 26 août 2022 15:08

Ecrivains visionnaires et militants

StephaneHessel EVA JOLY 042 wikimediacommons«Les écrivains, bien souvent, mettent leur art au service d'une cause, d'une idée universelle qui transcende le monde de la littérature; c'est à l'évidence le cas de l'écologie.» Kevin Despond nous emmène sur les traces d'écrivains d'hier et d’aujourd’hui qui «ont osé s'aventurer hors des sentiers battus et se sont intéressés au rapport de l'homme au monde, à son rôle de prédateur et à la menace qu'il fait peser sur toute forme de vie.»

À Jessica

«L'espèce humaine était entrée en conflit avec l'espace, la terre, l'air même qu'il lui faut tant pour vivre. Les terrains de culture gagneront peu à peu sur les forêts et les routes mordront de plus en plus dans la quiétude des grands troupeaux. Il y aura de moins en moins de place pour les splendeurs de la nature.» Les paroles de Morel, le héros du célèbre roman de Romain Gary Les racines du ciel, résonnent comme un solennel avertissement, comme un ultime cri de détresse à l'heure où les phénomènes climatiques inquiétants semblent prendre une ampleur toujours plus grande, témoignant, faut-il le rappeler, d'une exploitation forcenée des ressources naturelles et de ses effets pernicieux sur les écosystèmes de la planète. Si le mot écologie est aujourd'hui sur toutes les lèvres, si désormais la préservation de l'environnement est devenue cet enjeu universel qui nous contraint à nous remettre en question tant au niveau sociétal qu'individuel, le choix qui est celui de faire de la Nature, de sa beauté et sa fragilité un sujet littéraire à part entière a pu, par le passé, paraître surprenant, novateur même.

Quelques écrivains, pourtant, ont osé s'aventurer hors des sentiers battus et se sont intéressés au rapport de l'homme au monde, à son rôle de prédateur et à la menace qu'il fait peser sur toute forme de vie. Doués d'un sens aigu du réel, ils ont su exprimer l'idée que l'être humain et la nature ne forment qu'une seule et même entité, que leurs destins demeurent indissociables l'un de l'autre. Leurs écrits constituent, depuis plus d'un siècle déjà, une approche parmi d'autres dans l'étude de la complexité de la condition humaine et offrent au lecteur une réflexion sur soi-même à travers un message où se mêlent clairvoyance, sagesse et compassion.

romain gary pleiade gallimard

Au pays de l'oncle Sam

L'écologie dans la littérature trouve ses racines les plus anciennes au pays de l'oncle Sam, où de nombreux écrivains ont prêté leur plume à la Dame au manteau vert, cette muse au charme délicieux, à la fois mystérieuse et vulnérable, parfois dangereuse, mais toujours généreuse. D'aucuns seraient tenté de voir ici une contradiction, en pointant à juste titre le mode de vie américain, jugé particulièrement irrespectueux de l'environnement, ainsi que la peu honorable première place des États-Unis parmi les pays les plus pollueurs du monde. Or, s'il est indéniable que les femmes et les hommes de lettres s'imprègnent de la civilisation dans laquelle ils évoluent, il est nécessaire néanmoins de replacer cette genèse dans le contexte de l'époque. Au milieu du XIXe siècle, alors que les forêts d'Europe se voyaient payer un lourd tribut à l’activité humaine, celles du Nouveau Monde arboraient encore fièrement leur douce frondaison. Les paysages à couper le souffle de l'Ouest sauvage conservaient alors jalousement leur virginité. La contemplation de ces merveilles de la création éveilla chez quelques belles âmes un élan de conservation, qui aboutit en 1872 à l'attribution du statut de parc naturel au territoire du Yellowstone, dans le Wyoming, ouvrant ainsi la voie à un décret sur la protection de la faune et de la flore dans de vastes régions d'une nation fraîchement unifiée.

La même intuition habitait également un certain Henry David Thoreau, jeune écrivain de vingt-huit ans, lorsqu'en 1845 celui-ci décida de s'installer au bord de l'étang de Walden, seul, à l'écart de la société de ses semblables, pour y mener une tentative de vie en complète autarcie. Durant deux longues années, il s'abrita de la chaleur et du froid sous un toit qu'il construisit de ses propres mains, tira sa subsistance de quelques modestes cultures, de la pêche et de ce que lui offraient les bois alentour. Pratiquées avec une bonne dose d'empirisme, sans grandes connaissances préalables, ces activités lui permirent d'appréhender la valeur, l'essence des choses de la terre. «La Nature n'a pas un hôte humain pour l'apprécier», écrivait-il à ce propos. Et c'est ainsi que, libéré des contraintes sociales et économiques –sous lesquelles l'homme ne jouit point du fruit de son labeur, mais uniquement d'un salaire sans lequel il ne peut assurer ses besoins vitaux–, il s'adonna à la contemplation, et à l'observation des lois de la Nature. Il en déduisit une série de conclusions remarquables, à contre-courant des pensées dominantes de son temps, et dont il rendit compte plus tard dans son ouvrage Walden ou La vie dans les bois (1854).

Considéré comme le texte fondateur de l'écopoétique, d'une philosophie du retour à la Nature, celui-ci reflète l'émerveillement et la profonde révérence de son auteur pour la subtile complexité des systèmes d'interaction qui existent entre les différentes formes du vivant, et auxquels l’œil humain demeure si souvent aveugle. Le jeune Thoreau s'y fait le chantre d'une frugalité faite de travaux champêtres et de longs instants de méditation, tout en consignant minutieusement le produit de ses récoltes ainsi que ses dépenses, qu'il s'ingénie bien évidemment à minimiser. Botanique, géologie, sociologie, spiritualité... Les thèmes abordés sont d'une grande diversité et la manière dont ils le sont dénote une rare honnêteté intellectuelle. Ainsi, à l'instar de London témoignant de la misère dans les bas-fonds ouvriers de Londres, ou de Tchékhov étudiant l'existence des bagnards de Sakhaline, Thoreau se met en retrait, humblement, laissant s'exprimer son sujet –cette forêt qui l'héberge et qui mérite toute son attention.

Benjamin D Maxham Henry David Thoreau NationalPortraitGalleryIl serait injuste, cependant, de réduire cette expérience initiatique au seul éveil, à la seule révélation. En effet, celle-ci exige une certaine sensibilité sociale, une compréhension élevée des comportements communautaires, qui confèrent à cette recherche d'une vérité qu'est Walden une dimension quasi intemporelle. Thoreau, dans son entreprise, ne vise point à se prouver quelque chose à lui-même, ni à édifier le lecteur, mais à démontrer qu'il est possible, en se contentant de peu, de mener une existence dans la quiétude de l'esprit et le respect de ce qui est empreint de beauté. Alors que le progrès, compagnon de l'opulence, s'impose à la société de ses contemporains, il n'hésite pas à mettre en exergue les périls d'une machine industrielle sur le point d'assujettir à la fois l'homme et la Nature. Et il pressent bien que cette tendance ne peut que nous éloigner des sentiments nobles, d'une bonté désintéressée, obscurcissant ainsi encore un peu plus notre relation au monde. Aussi nous invite-t-il à dépasser notre ignorance, nos idées préconçues, en nous faisant prendre conscience que «l'univers est plus vaste que nos aperçus du même».

Walden, à l'évidence, n'est pas un recueil de certitudes mais une approche pertinente des grandes questions de notre temps. Il comprend, malgré des formules parfois étranges, difficiles à appréhender en première lecture, de nombreux éléments perspicaces, qui aujourd'hui correspondent aux principes de la décroissance –ce concept que certaines voix appellent de leurs vœux dans la perspective d'une transition écologique responsable. Certes une telle transposition requiert de la prudence, car les réalités climatiques et sociales ont changé -l’environnement en détresse, la substitution de l'humain par les machines présentent des enjeux d'un genre tout à fait inédit. Mais nous serions sans doute bien avertis de nous souvenir que nous ne savons en vérité que peu de choses, que nous avons tant à apprendre de la Nature, que sa mémoire conserve les réponses, les remèdes aux maux qui affligent la Terre. Elle nous les murmure; il nous suffit d'écouter.

Progrès à l'Occidental

Autre époque, autre continent. Dans Les racines du ciel, publié en 1956, Romain Gary emmène le lecteur en Afrique, sur la piste des éléphants. Ce magnifique récit, profondément humaniste, met en scène le combat d'un homme pour la protection de ces animaux majestueux menacés par le braconnage. Convaincu que l'amour réside en chaque être humain, Morel, personnage mystérieux, rescapé des camps de concentration, sillonne les savanes de l'Afrique équatoriale française à la poursuite de sa chimère: parvenir à récolter des signatures pour sa pétition en faveur de la défense des éléphants. Il est rejoint dans sa quête par une petite compagnie bigarrée, des gens d'horizons divers, qui tous semblent avoir une bonne raison de le suivre. Très vite son idéalisme à toute épreuve est considéré comme une menace pour la prospérité des chasseurs et celle de l'appareil colonial français, qui n'y voit qu'un prétexte pour fomenter des troubles indépendantistes dans le pays. Gênant pour certains, il n'en est pas moins acclamé par une partie de l'opinion publique, qui s'enthousiasme pour ses exploits dans le maquis. Mais lorsque braconniers et négociants en ivoire se font attaquer et dévaliser, une véritable chasse à l'homme s'engage alors, qui conduit Morel et ses compagnons sur une voie de non-retour.

L'auteur, subtilement, fait alterner les narrateurs, restituant ainsi la société dans sa diversité d'opinions. Et c'est au travers du procès qui tend à déterminer la responsabilité des membres survivants du groupe –à l'exception de Morel qui demeure introuvable– que l'on découvre les motivations, les visions du monde des différents protagonistes. Au court de l'affaire, le tribunal s'interroge avant tout sur les intentions qui ont pu pousser les accusés dans cette folle équipée. Le scepticisme qu'il oppose à l'absence d'explications rationnelles de la part de ces derniers est saisissant d'égocentrisme, suggérant par là qu'il serait parfaitement étrange de vouloir défendre une cause par pur altruisme, sans quelque motif politique ou pécuniaire.

Les raciones du ciel adapation 1958 livreRomainGaryOn retrouve d'ailleurs tout au long du roman ces deux positions aux antipodes l'une de l'autre, et il est intéressant de constater qu'elles sont intimement liées au cheminement des personnages. En effet, ceux qui comme Morel, ont été les témoins de l'horreur dont sont capables les êtres humains, renaissent peu à peu de leur souffrance par ce besoin d'agir, que leur inspire un profond sentiment d'empathie. Tandis que d'autres, au passé privilégié, ne conçoivent les éléphants que comme un moyen de poursuivre un dessein bien précis. C'est le cas de Waïtari, jeune autochtone parti étudier en France, et dont l'unique ambition est «d'émanciper» le peuple africain, de le sortir de «sa condition primitive» en lui apportant le matérialisme, le progrès à l'occidentale. Certes il se rallie à Morel, mais il ne partage nullement l'humanisme de ce dernier, ni sa déférence pour les bêtes sauvages, qu'il considère au contraire comme les vestiges d'un temps révolu. Par son arrogance et sa prétendue supériorité, par sa volonté de combattre le colonialisme avec les armes qui sont celles-là mêmes de l'oppresseur, il ne fait en réalité que s'éloigner de l'esprit de la terre de ses ancêtres, et de l'idée d'une nation africaine libre et épanouie.

Les racines du ciel aborde donc le thème de l'écologie en soulignant l'opposition qui existe entre le progrès et les traditions séculaires des hommes et des continents. Il évoque l'idée que le renoncement à l'authenticité, à cette part d'étrangeté qui est en nous, qu'impose l'avancement technologique renforcerait notre indifférence à l'égard de ce qui nous entoure. Ce qui, bien entendu, se révèlerait alors préjudiciable à la protection des écosystèmes. À cet égard, le choix de l'Afrique et de ses éléphants reflète à merveille l'esprit visionnaire de l'auteur. Terre de mystères, berceau de l'humanité, la première est aujourd'hui plus que jamais au cœur des préoccupations climatiques. Alors qu'elle abrite une biodiversité extraordinaire –plus d'un cinquième des espèces répertoriées à ce jour–, elle est aussi celle qui subit le plus durement les conséquences du réchauffement de la planète, effets qui sont encore accentués par un phénomène de «délocalisation» des atteintes à l'environnement, auquel on assiste avec l’avènement du néo-colonialisme. Créatures pacifiques par excellence, les seconds symbolisent quant à eux cette noblesse, cette sagesse dont fait preuve précisément le héros du roman. Ainsi Romain Gary, qui voulait croire qu'il existe une voie pouvant concilier progrès et respect de la nature, composa avec Les racines du ciel une fable aussi immense que son sujet; qui est également un appel à ne pas se décourager, à se battre contre l'inertie générale, et qui traduit son intime espoir de voir la terre se peupler un jour de nombreux Morel faits de chair et d'os.

Hymne aux arbres

Aujourd'hui, la littérature écologique continue de faire son chemin. D'excellents ouvrages investissent les rayons des librairies, façonnant notre perception de la nature et des bouleversements auxquels elle est confrontée. Pour certains d'entre eux, leurs héros ne sont pas doués de parole mais possèdent d'autres formes d'expression: ce sont des animaux sauvages, des végétaux. En les mettant sur le devant de la scène, les écrivains ouvrent une fenêtre biocentrique sur le monde, admirable contrepoids à l'anthropocentrisme dominant.

RichardPowersL'Arbre-Monde (2018) de Richard Powers en est une illustration digne de considération. Ce roman, qui embrasse à la fois le passé, le présent et le futur, plonge tout d'abord le lecteur dans l'insouciance juvénile d'un certain nombre de personnes pour lesquelles les arbres sont en même temps une présence rassurante et un objet de contemplation. Lorsque ces derniers, tels des dieux, font basculer les destins des personnages, un éveil s'opère chez certains des protagonistes. Investis d'une mission, ceux-ci vont alors se rencontrer dans la lutte pour la sauvegarde des grands arbres millénaires de la Côte Ouest, condamnés à l'abattage par les autorités locales. D'abord pacifique, leur effort se transforme peu à peu en écoterrorisme tandis qu'ils prennent conscience de leur impuissance à faire taire les tronçonneuses. La narration se termine sur un avenir plutôt sombre, où «le monde d'avant», celui du début de l'histoire, pétri de beauté, d'arbres vaillants et majestueux, ne semble plus guère exister que sous forme d'ersatz virtuels, à l'exemple du jeu vidéo créé par un programmateur de génie qui offre une vie reconstituée, ou de l'Arche de Noé des graines et semences végétales qu'une botaniste s'efforce de constituer avant que ces essences ne viennent à disparaître à leur tour.

Ce texte, véritable hymne aux arbres, nous rappelle que ces êtres sociables sont capables d'interagir entre eux et qu'ils possèdent un remarquable pouvoir d'adaptation, de réaction face à une menace donnée. Et, alors que toutes les forces sont concentrées sur la réduction des émissions de gaz carbonique, il a le mérite de nous éclairer sur l'horreur de la déforestation qui représente, nous avons tendance à l'ignorer, un plus puissant changeur de climat que tous les moyens de transport réunis. Il pose en outre la question de la désobéissance civile et de ses limites, et s'interroge sur l'extension du droit et de la notion de personne à toutes les formes de vie. ⌈Voir, par exemple, Renversez la logique, un article de Vincent Chapaux, spécialiste du droit international, notamment pour les questions animales.⌉

Tesson La panthere des neigesL'écriture, la finesse du verbe prédispose-t-elle au développement d'une sensibilité verte? Offre-t-elle cette leçon d'insignifiance synonyme de prise de conscience? Une très belle façon de s'en convaincre est sans doute d'ouvrir les pages du magnifique récit de Sylvain Tesson, La Panthère des neiges (2021). L'infatigable écrivain-voyageur, une fois n'est pas coutume, trouve l'inspiration dans l'immobilité, à l'affût d'une rare apparition de la farouche demoiselle des Himalaya. En compagnie du photographe animalier Vincent Munier, il immortalise le félin qui, fuyant ce bas monde et l'appétit démesuré d'un prédateur d'un autre genre, se cache dans l'anonymat des escarpements montagneux, des espaces vierges culminant à plus de 5000 mètres d'altitude. Cette partie de chasse photographique, menée dans des conditions extrêmes, pousse les comparses dans leurs retranchements. La récompense: un déhanchement tout en souplesse et sensualité, incarnation d'une liberté. En se faisant tout petit, en lui témoignant sa révérence, Tesson attire l'attention de ses lecteurs sur une espèce dont il ne subsiste aujourd'hui qu'un nombre réduit d'individus. «La panthère des neiges existe, elle n'a pas disparu, protégeons-la!», semble-t-il vouloir nous dire.

Les écrivains, bien souvent, mettent leur art au service d'une cause, d'une idée universelle qui transcende le monde de la littérature. C'est à l'évidence le cas de l'écologie. Les manières de l'aborder, nous l'avons vu, diffèrent d'un auteur à l'autre. Tous cependant paraissent tirer des constats similaires. L'érosion de l'âme indigène, combinée à un mode de vie de plus en plus détaché des éléments naturels, se révèle ô combien néfaste pour la Terre et les êtres qui la peuplent. Ils nous montrent que ce défi que nous devons relever –en nous soustrayant au joug du conformisme, à l'instar de leurs héros? – est aussi et avant tout un combat pour la liberté et la dignité humaine. Thoreau comparait les grands arbres à des temples. La littérature aussi est un arbre, un arbre de vie; ses œuvres sont des bourgeons qui ne cessent de s'étendre, de se ramifier, de fleurir. À nous de savoir les apprécier.

Bibliographie

Henry David Thoreau, Walden ou La vie dans les bois, Gallimard, 2011
Romain Gary, Les racines du ciel, Gallimard, 2016
Richard Powers, L'Arbre-Monde, le cherche midi, 2018
Sylvain Tesson, La Panthère des neiges, Gallimard, 2019

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