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mercredi, 04 juin 2014 09:58

Histoire d'un schisme

Écrit par

Giovanni Miccoli, Les anti-conciliaires. Les lefébvristes à la reconquête de Rome, texte traduit de l'italien par Bruno Clarot sj et Christine De Paepe (†), et revu par Benoît Malvaux sj.
Edition française augmentée, Bruxelles, Lessius 2014, 408 p.

Voici un livre important qui retrace l'histoire du schisme de Mgr Marcel Lefebvre et de la Fraternité Saint-Pie-X,[1] depuis l'époque du concile Vatican II jusqu'aux tentatives de réconciliation sous le pontificat de Benoît XVI. L'auteur, ancien professeur d'histoire à Trieste, s'est déjà illustré par une contribution à l'Histoire du Concile Vatican II.[2]


La partie la plus importante de l'ouvrage retrace l'après-schisme (1988), depuis la lente récupération des transfuges de la Fraternité Saint-Pie-X jusqu'aux efforts répétés sous Benoît XVI pour une résolution de la scission. C'est aussi en partie un bilan partiel des deux derniers pontificats, celui de Jean Paul II et celui surtout de Benoît XVI, jusqu'à sa renonciation en 2013.
Les véritables causes de la scission sont à chercher sur des points décisifs du Concile : la liturgie, l'œcuménisme, la liberté religieuse, la relation aux au­tres religions, la renonciation à vouloir bâtir la « cité catholique » par le bras de l'Etat.
Persuadée d'avoir gardé la Vérité et la Tradition de l'Eglise (catholique), la Fra­ternité s'oppose à ces points qu'elle con­sidère comme les erreurs du Concile. Tactiquement, elle s'adosse au pape tout en le critiquant violemment.
Le 2 juillet 1988, Jean Paul II sanctionne l'acte très grave de rébellion que représente l'ordination sans autorisation de quatre évêques par Mgr Lefebvre. Il établit en sus une commission destinée à permettre le retour dans la communion avec Rome de ceux qui ne désirent pas suivre l'évêque schismatique. Un long processus s'ouvre alors, tortueux, avec des incertitudes des deux côtés et avec, comme point d'arrivée provisoire, en 2007, la révocation de l'excommunication frappant les quatre évêques ordonnés et la mise en route d'entretiens doctrinaux.

Plan de réconciliation
Au cours de cette longue période (1988-2007), des petits groupes ou des communautés particulières quittent le giron d'Ecône pour reprendre la communion avec Rome. Ainsi de la Fraternité Saint-Pierre de l'abbé Bissig en Suisse, de l'abbaye bénédictine du Barroux dans le Midi de la France ou encore de l'Institut du Bon Pasteur à Bordeaux. Rome leur accorde le droit de célébrer la messe « traditionnelle » selon le rite en vigueur en 1962 et les soutient dans la création d'un séminaire pour accueillir des jeunes désireux d'une « solide formation théologique, spécialement thomiste ».
La nécessité pour les groupes traditionalistes de promouvoir la communion avec l'évêque et le clergé diocésain est mentionnée. Les évêques, pour leur part, doivent mettre à disposition dans leur diocèse des églises et des prêtres pour la célébration de la messe selon l'ancien rite, même si certains jugent que ce n'est pas nécessaire vu le man­que de fidèles. Un évêque des Phi­lippines est ainsi rappelé à l'ordre par un bureau de la curie romaine. En fait « de larges zones d'ombre et des non-dits accompagnent ce plan de réconciliation ».
En 1998, la Fraternité Saint-Pierre et l'association Una voce organisent un pèlerinage à Rome avec audience publique de Jean Paul II. En 2003, le cardinal Castrillon Hoyos, président de la Commission Ecclesia Dei, célèbre avec six autres cardinaux, deux évêques et 3000 fidèles une messe solennelle selon le rite de Saint-Pie-V dans la basilique de Sainte-Marie-Majeure, une des quatre grandes basiliques de Rome. Autant d'occasions d'affirmer le poids que les groupes traditionalistes sont en train de prendre dans l'Eglise catholique.

Les deux faces de Janus
L'aspect identitaire du catholicisme incarné par le pape Wojtyla attire les traditionalistes, mais d'autres traits saillants de son pontificat sont violemment rejetés par eux : l'œcuménisme, son engagement pour la liberté religieuse et le dialogue interreligieux. Selon Ecône, les conversations interreligieuses à Assise sont un immense scandale et un péché public contre le premier commandement ; les demandes répétées de pardon pour les fautes de l'Eglise ou de ses membres lors du grand Jubilé de l'an 2000 sont incompréhensibles ; de même en ce qui concerne le rapprochement avec les juifs. Même le style médiatique du pape « abaisse [à leurs yeux] la grandeur de celui qui représente le Christ sur la terre ».
« Le fait que Rome finisse par accepter toutes ces attaques, des jugements violents et insultants, certes avec des récriminations et des protestations, constitue une véritable énigme, qui sous-tend les tentatives répétées du Vatican pour arriver, malgré tout, à une réconciliation avec la Fraternité Saint-Pie-X », écrit l'historien.
Lorsqu'en 2005 le cardinal Josef Ratzinger est élu pape, la Fraternité Saint­-Pie-X présente un double visage : l'un d'ouverture et l'autre de méfiance à l'égard de celui qu'elle connaît bien depuis la rupture de 1988. Elle poursuit alors un double but : mettre au clair, par ses interlocuteurs romains, les bases sur lesquelles elle se déclare disposée à discuter, et rassurer ses membres et ses fidèles qu'elle ne cédera sur rien.
Les nombreuses critiques émises par Benoît XVI alors qu'il était encore le cardinal Ratzinger à l'encontre de « la nouvelle messe » et de la liturgie instaurée après le Concile ont trouvé une oreille attentive chez Mgr Fellay, le successeur de Mgr Lefebvre.
Pour Mgr Fellay, l'élection de Benoît XVI représente même une « perspective de reprise » (du dialogue), parce que le cardinal a dressé une description réaliste de la situation très préoccupante de l'Eglise. Ainsi le pape émérite a joué un rôle décisif dans le changement à l'égard des crimes de pédophilie commis par des prêtres catholiques, scandale qui éclate aux Etats-Unis dès le début des années 2000, puis dans de nombreux autres pays. Benoît XVI s'attaque au mal. Il reconnaît les fautes, invite à la pénitence et à la purification. Aux évêques d'Irlande, il écrit : « On ne peut pas nier que certains d'entre vous et de vos prédécesseurs ont failli, et parfois gravement... il faut admettre que de graves erreurs de jugement ont été commises et que des défaillances dans le gouvernement ont eu lieu. » Il prône la dénonciation des crimes commis et « le devoir de justice qui implique à l'égard des victimes, non seulement la punition des coupables par des me­sures du droit canonique, mais aussi le recours à la justice civile ».
D'un autre côté, la Fraternité se méfie du nouveau pape car sa pensée tient compte du conditionnement historique que le temps exerce sur la formation de la vérité et donc des dogmes. Les livres de Benoît XVI sont d'ailleurs classés parmi ceux des « théologiens modernistes » dans la biblio­thèque d'Ecône !
Mû par un profond souci de l'unité de l'Eglise, Benoît XVI, pour sa part, pousse très loin les ouvertures en direction de la Fraternité. Il favorise dans la liturgie l'utilisation du rite de saint Pie V, multiplie les gestes de conciliation, reçoit Mgr Fellay en au­dience. Il demande aux évêques de donner des lieux et des prêtres pour célébrer la messe selon l'ancien rite, sans toujours tenir compte des conditions locales et sans exiger que ces prêtres, souvent formés à Ecône, s'insèrent dans la formation pastorale des diocèses.
Si Mgr Fellay cherche la voie de la réconciliation, il demeure néanmoins très prudent et méfiant car il craint par-dessus tout une division à l'intérieur de sa Fraternité : une partie du mouvement demeure en effet opposée à tout compromis. Or le préambule, dans le projet d'accord, doit comporter une reconnaissance explicite des documents du Concile. C'est un obstacle infranchissable pour Ecône. Mgr Fellay refuse de le signer ou cherche à l'assortir de nouvelles précisions.

Fin des ambiguïtés
En février 2013, survient la démission de Benoît XVI, un acte sans précédent dans l'histoire de la papauté et qui rend la personne et la fonction du pape moins « sacralisées », davantage en prise avec la réalité d'une personne qui est parvenue à la limite de ses forces. Les responsables d'Ecône ont perçu cet aspect, qui est venu interrompre leur velléité d'entente.
L'élection du cardinal Bergoglio rend la perspective d'une réconciliation très improbable. Giovanni Miccoli, pour l'édition française, a ajouté un bref chapitre sur cet événement et sur les premières réactions de la Fraternité.
La rupture sera sans doute longue, mais ne laisse pas d'ambiguïté - et cela est à saluer - pour l'orientation de la très grande majorité des croyants dans l'Eglise catholique : une liturgie participative de la messe et des autres sacrements, l'ouverture œcuménique vers les autres Eglises, l'estime pour les autres religions et la liberté religieuse. Ce tournant que furent le Concile et sa mise en œuvre se poursuit bel et bien.

[1] • Miccoli cite plusieurs fois la revue choisir qui s'est beaucoup engagée à ce sujet, notamment par les éditoriaux de Jean-Blaise Fellay sj. (n.d.l.r.)
[2] • Sous la direction de Giuseppe Alberigo, t. IV, ch. II, « Deux points chauds : la liberté religieuse, les relations avec les juifs », Paris, Cerf 2003, pp. 123-240.

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