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lundi, 14 décembre 2015 15:18

"Le désir mimétique" - redécouvrir René Girard

RenéGirad Sacré © Ed.  Montparnasse6Le décès récent du philosophe et académicien français René Girard n’a pas provoqué de grandes émotions et peut de vagues, un excellent article mis à part paru dans Le Temps1. Pourtant, cet éminent penseur, né à Avignon en 1923 et mort en Californie où il a enseigné durant des décennies, a apporté un éclairage nouveau et puissant à notre compréhension du mystère du mal et de la violence collective.

Enseignant passionné de littérature, presque autodidacte, René Girard a patiemment poursuivi sa recherche hors des sentiers battus2. A partir des textes sacrés, des récits mythologiques, des livres d’histoire et de la littérature mondiale (Shakespeare, Dostoïevski, ses préférés, mais aussi C. Levy-Strauss, Nietzsche et Freud qu’il a contestés sur plusieurs points), il a fait trois découvertes majeures qui découlent les unes des autres : le désir mimétique, origine de la violence et de la rivalité ; le bouc émissaire, mécanisme de la violence collective ; la fin des sacrifices dans la Bible hébraïque et la révélation du Mal satanique dans les Evangiles.

Pour expliquer le désir mimétique, partons d’une expérience bien connue : mettons dans une pièce deux très jeunes enfants devant une montagne de jouets. A notre surprise, l’entente ne dure pas ; après un bref moment d’observation, un enfant prend un jouet et l’autre immédiatement veut le même, et la violence s’installe. Le désir est mimétique, c’est-à-dire que nous imitons, enfants ou adultes, le désir de l’autre ; nous nous approprions ce désir, parce qu’au départ nous ne savons pas choisir ; puisqu’un autre l’a choisi, ce jouet est le meilleur, et chacun désire toujours, pour lui-même, le meilleur. La découverte récente des « neurones miroirs » est venue conforter l’intuition de Girard : l’imitation - le sourire très précoce du bébé, le premier vol de l’oiselet - est essentielle chez l’animal comme chez l’homme. Sans apprentissage par l’imitation, il n’y a pas de vie possible.

Mais le désir mimétique est aussi à l’origine de la violence et de l’envie. Dans une foule, il se répand comme une traînée de poudre ; c’est l’instinct grégaire bien connu qui fait perdre à l’individu tout discernement, c’est le subconscient qui commande. De lynchages en pogroms, la foule s’en prend à un individu ou à un groupe.

Dans tout conflit, entre individus, entre familles, clans ou peuples, le perdant ne pense qu’à se venger. La vengeance perpétuelle, de la vendetta à la guerre atomique, menace de détruire les deux camps, la communauté ou l’humanité entière. Pour mettre un terme à ce cycle infernal de la violence, l’homme a, depuis la nuit des temps et dans toutes les cultures, utilisé le mécanisme du bouc émissaire3. Parce que le sacrifice est une violence sans risque de vengeance et qu’il rétablit, provisoirement, la paix dans la communauté.

Le rituel hébraïque du bouc émissaire est bien connu (Lev.16, 20-22) : un bouc, par l’imposition des mains du grand-prêtre, est chargé des fautes collectives du peuple d’Israël, puis chassé dans le désert. C’est le nom que René Girard, comme anthropologue et non historien des religions, a donné au mécanisme fondamental de la violence collective qu’il a découvert dans l’histoire et par l’étude des textes. Un peu comme Freud a donné le nom d’Oedipe à son fameux complexe, complexe découvert d’abord en lui-même et chez ses patients, et non pas à la lecture de la tragédie de Sophocle.

La violence collective et le mécanisme du bouc émissaire ont trois moments, trois caractéristiques communes. Au départ, il y a une crise sociétale majeure (famine, sècheresse, épidémie de peste comme à Thèbes...). Ensuite on cherche un ou des responsables, futures victimes, à ce malheur collectif. D’abord parmi des personnages étranges, étrangers, ou marqués d’un défaut physique, sur lesquels on porte des accusations le plus souvent délirantes (sorcellerie, crimes sexuels, blasphèmes, ou contre les juifs au Moyen-Age, l’empoisonnement des fontaines « responsable » de la peste noire). Mais le bouc émissaire peut être aussi celui qui a été admiré ou qui détient le pouvoir (le vainqueur au jeu aztèque de la pelote, le roi Louis XVI, ...). Les accusations en général sont fausses, mais l’important c’est que la foule, manipulée ou simplement mobilisée par la rumeur, les croie fondées ; la foule est heureuse de passer à l’acte et ainsi de se sentir déculpabilisée. Quoi de plus actuelle que la recherche systématique d’un responsable à tous les malheurs ? Dans un troisième temps, la paix et l’harmonie s’installent, la victime est honorée, voire divinisée.

Victimes innocentes
Dans la Bible hébraïque, René Girard, qui se défend d’être un théologien et se méfie de la lecture critique et pseudo-scientifique des textes sacrés, fait une autre découverte : A la différence des mythes anciens et des génocides récents, où la vérité du mécanisme de la violence collective n’est jamais révélée, le récit biblique, dès la Genèse, s’intéresse aux victimes, qui sont toujours innocentes (Joseph et ses frères, les auteurs de nombreux psaumes...). La crise et le choix de la victime sont les mêmes que dans les mythes mais le troisième moment est différent : Joseph n’est pas divinisé, bien qu’il ait sauvé son peuple de la famine, le Serviteur souffrant d’Isaïe annonce le Messie mais sur le moment personne ne le remercie ni l’honore, Jésus à sa suite n’apporte pas la paix au sens humain, mais le glaive et la division, même dans les familles.

Dans les Evangiles, le regard change à nouveau, sous la force de l’attente induite par l’Ancien Testament. Dans les récits de la Passion, Jésus est, personne ne pourrait le nier, le type même du bouc émissaire, victime innocente, qui dans la tête de ses accusateurs va sauver son peuple (« il vaut mieux qu’un seul meure ») et qui comme le Serviteur d’Isaïe va vers une mort misérable. Mais il y a plusieurs autres personnages de la Passion où chacun peut se reconnaître comme participant à la violence collective en cédant au mimétisme du désir : Pilate qui sait Jésus innocent, Pierre dont le reniement prend des accents violents, etc.
René Girard,

En scrutant les Evangiles - ou mieux en priant et méditant, car il n’a jamais caché ses convictions chrétiennes – René Girard y redécouvre la perle dont parle St Paul : la Résurrection, impossible et incroyable au premier abord, qui a renversé toute la problématique du Mal. Dans son dernier ouvrage4, il démontre, à l’aide de nombreuses citations, que le Mal, mystère qui reste inexplicable, est à la base de toute violence. Le désir mimétique est le Mal absolu, personnifié dans les Evangiles, à la suite de la Bible hébraïque, en Satan, l’adversaire, le Diable, le diviseur, le Prince de ce monde, mais pas un dieu du Mal comme dans le manichéisme. La foi chrétienne est centrée sur cette conviction : Le Christ, la victime innocente par excellence, l’Agneau pascal, est le Fils de Dieu. Pour les croyants, les sacrifices, humains ou animaux, sont devenus inutiles.

Même si c’est particulièrement difficile à croire en ces temps où la violence aveugle semble se déchaîner, les Evangiles l’affirment : La tactique du Diable a été dévoilée5, Satan l’Adversaire a perdu son combat, c’est le Triomphe de la Croix. Par sa contribution décisive à la compréhension de la Violence, mal absolu, René Girard a définitivement changé notre regard.

J. P.

1. Une reprise d’un article de Jean Birnbaum, paru dans Le Monde du 5 novembre2015, repris dans Le Temps du 6 novembre 2015 : Mort de René Girard, anthropologue et théoricien de la « violence mimétique »
2. La violence et le sacré, René Girard, Paris, Grasset 1972.
3. Le Bouc émissaire, Paris, le Livre de Poche 1986.
4. Je vois Satan tomber comme l’éclair, Paris, Robert Laffont 1999.
5. La part du diable, Denis de Rougemont, Paris, Gallimard 1982.
6. Un film documentaire de Pierre-André Boutang, Annie Chevallay, Benoît Chantre, Editions Montparnasse 2006.

 

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