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lundi, 03 juin 2019 11:44

Recensions n° 692

© Illustration, Nicolas FossatiBernard Bougon, Laurent Falque
L’art de choisir avec Ignace de Loyola
Namur, Fidélité 2018, 144 p.

Voici une approche originale du discernement dans la vie courante, et spécialement dans la vie professionnelle (spécialité des deux auteurs). L’ouvrage insiste -c’est essentiel- sur la distinction entre le choix, qui révèle une préférence, et la décision, qui engage.

Le fil rouge en est le récit autobiographique que le fondateur des jésuites, Ignace de Loyola, a dicté à l’un de ses proches qui avait connu les mêmes difficultés spirituelles que lui. Sont convoqués également les Exercices spirituels de Loyola et divers textes fondamentaux de la spiritualité ignatienne. À quoi s’ajoutent quelques auteurs classiques, dont une excellente citation de l’empereur Marc Aurèle sur l’anamnèse des dons reçus, et une autre de Jean Cassien -fondateur de l’abbaye Saint-Victor à Marseille- sur la vaine gloire au cœur de l’humilité.

Les auteurs s’appuient particulièrement sur les moments où Ignace de Loyola a pris une décision ; ils en tirent un éclairage intéressant pour nos décisions quotidiennes. Cet éclairage est illustré par des exemples rencontrés dans leurs vies de coachs professionnels. Chacun des chapitres est parcouru de deux ou trois questions susceptibles d’aider le lecteur dans une relecture de sa vie et de son expérience. Au total, le souci pédagogique -dont témoignaient déjà les précédents ouvrages de ces auteurs- se révèle ici particulièrement fécond.
Étienne Perrot sj

 

Jean-Maurice Délèze (dir.) 
Savoirs et responsabilités
Où va l’Université?
Lausanne, Socialinfo 2019, 158 p.

L’Université a toujours eu un rôle capital, celui d’ouvrir l’accès au savoir. Mais depuis l’introduction du Système de Bologne, elle tend à se calquer sur le modèle américain, dans une course technologique et une concurrence effrénées, sans se soucier des préoccupations humanistes, éthiques et même écologiques.

Cet ouvrage pose la question de la place de l’Homme dans ce système. Pour en débattre, un groupe de travail pluridisciplinaire s’est constitué, dont plusieurs membres sont proches de l’Université de Fribourg. Ce livre présente leurs réflexions, qui se veulent propres à promouvoir peu à peu des fondements humanistes et éthiques à la mesure des enjeux de notre temps.

Reconnaissons à l’Université de Fribourg le mérite de s’être préoccupée, depuis sa création, de la Doctrine sociale de l’Église. Elle a créé des cercles d’études, comme la Plateforme Dignité et Développement en 2015, qui ont à cœur de discerner les enjeux sociétaux à la lumière de l’enseignement social chrétien. Mais elle se doit aujourd’hui d’enseigner à ses étudiants une démarche humaniste, qui accorde une place importante aux exigences de justice et de promotion de la dignité de tous. L’encyclique Laudato si’ nous y invite, elle est la voie royale pour toute l’humanité, déclare Christine von Garnier, la seule intervenante féminine de l’ouvrage.

La Faculté de théologie a un rôle éminent à jouer pour cultiver un nouvel humanisme chrétien, dit de son côté le professeur François-Xavier Amherdt. Ses étudiants en théologie proviennent d’une cinquantaine de pays, ce qui élargit les horizons des Suisses et Suissesses et favorise leur conscience missionnaire. Cela s’avère plus nécessaire que jamais, car notre pays tend parfois à se laisser gagner par des réflexes de peur, de repli et de fermeture.

Cet ouvrage est agréable à consulter tant les différentes interventions décrivent avec pertinence l’enseignement académique tel qu’il est pratiqué de nos jours, avec ses limites mais aussi ses nombreuses idées et initiatives pour promouvoir la responsabilité sociale de l’enseignement et de la recherche.
Monique Desthieux

 

Sarah Chiche
Une histoire érotique de la psychanalyse
De la nourrice de Freud aux amants d’aujourd’hui
Paris, Payot et Rivages 2018, 304 p.

Sarah Chiche, psychologue clinicienne confirmée et psychanalyste, est aussi écrivain et journaliste. Après trois romans et quelques essais, elle propose cette histoire érotique de la psychanalyse. Le sujet central de l’ouvrage est l’amour dans toutes ses nuances : empathie, amitié, flirt et jeux, attrait sexuel, envie de fusion corporelle. La juxtaposant à l’amour, elle examine aussi les formes d’expression de la haine : narcissisme, volonté de subjuguer et de dominer l’être aimé, désir de blesser pouvant aller jusqu’à l’anéantissement. Ces attitudes sont illustrées par des comptes rendus de thérapies menées par Sigmund Freud, Carl Gustave Jung, Sabina Spielrein ou leurs élèves, dont beaucoup de femmes.

Sans ces femmes, écrit l’auteure, il n’y aurait pas de psychanalyse. Est-ce exagéré? Il est certain que les femmes perspicaces, observatrices et ouvertes qui ont consulté les premiers analystes ont grandement contribué à l’évolution de la discipline naissante et à l’affinement des vues initiales quelque peu schématiques et marquées de masculino-centrisme. Devenues par la suite analystes à leur tour, elles ont enrichi la théorie et la pratique. Elles ont même introduit de nouvelles thématiques : alors que les pères de la psychanalyse traitaient de l’homosexualité comme si elle ne concernait que les hommes, elles ont fait valoir qu’elle existe bel et bien aussi chez les femmes.

Nous avons lu avec intérêt les pages sur l’enfance de Freud et passé par la suite sur Le bidet, instrument de la première révolution sexuelle. En une dizaine de pages, l’auteure y dresse l’historique en France de l’évolution des mœurs et des idées sur la sexualité à partir de 1810, consécutive à la promulgation du Code pénal et du Code civil qui dissocie les pratiques sexuelles de la religion.

Le cheminement de la pensée de Sarah Chiche rend la lecture de l’ouvrage parfois difficile. Des digressions, retours en arrière et intercalations déroutent le lecteur, qui peine à comprendre à qui est imputable une action, de qui émane une affirmation ou qui s’est suicidé. Les associations d’idées de l’auteure ne sont pas non plus toujours aisées à suivre. À qui s’adresse-t-elle? Aurait-elle un message à transmettre? Elle nous éclaire moins sur ces questions qu’au sujet des ébats, exploits et abus sexuels imputables à des psychanalystes éminents et défunts pour la plupart…
Anna Spillmann

 

Stéphane Jacquot
Pardonner l’irréparable
Pour une nouvelle justice
Paris, Salvator 2018, 164 p.

Juriste et responsable politique français, Stéphane Jacquot est l’auteur de plusieurs publications sur les condamnés et les victimes. Convaincu que le détenu est une personne et non un problème à résoudre, il s’engage pour: une police de proximité moins répressive, «qui modifie son approche par la prévention de la délinquance et l’empathie envers les victimes»; un système judiciaire qui «oriente davantage les justiciables vers des actions de réparation envers les victimes et la société, pour rendre les peines plus efficaces» ; une prison qui retrouverait l’essentiel de ses missions, soit la protection de la société des individus les plus dangereux et la réinsertion.

Pour aller au-delà de la modernisation des prisons, il appelle à davantage de peines de substitution. Il présente aussi la notion de «victime» et pointe du doigt les manques de moyens de la police, qui est elle-même victime de violences.

Son analyse de la «justice réparatrice», en pleine émergence à côté de la justice punitive et de la justice réhabilitative, est très pertinente. «La vie d’un homme ne se résume pas seulement à l’infraction qu’il a commise et je reste convaincu qu’il peut devenir meilleur.» Il pose la question du pardon -«la réparation passe-t-elle par le pardon?»- en analysant le pardon que Jean Paul II a offert à Ali Agça. Deux témoignages accompagnent cette fine analyse: celui de Jean-Marie Bigard, dont le père a été agressé et tué, et celui de Caroline Langlade, rescapée de l’attentat du Bataclan le 13 novembre 2015 et qui a fondé une association pour l’amélioration de l’aide aux victimes.

Ce livre part d’une analyse du système français, mais il ouvre des portes à une réflexion plus large qui peut intéresser d’autres pays européens, dont le nôtre. Sa foi en l’Homme lui permet de proposer des méthodes de police et de justice préventives et bienveillantes. Il ne reste qu’à les mettre en pratique!
Marie-Thérèse Bouchardy

 

Corinne Chaponnière
Henry Dunant, la croix d’un homme
Genève, Labor et Fides 2018, 576 p.

La vie du fondateur de la Croix-Rouge se découpe en quatre parties quasiment égales. Tout d’abord une jeunesse imprégnée d’une religiosité exigeante, suivie d’une vingtaine d’années d’action internationale frénétique. Puis vingt ans d’errance entre la France (où il est un témoin impuissant de l’écrasement de la Commune), l’Italie, l’Angleterre et l’Allemagne ; vingt ans de disette, de délire de persécution et de ressassement de reproches et de rancunes. Enfin, le dernier quart, avec l’exil à Heiden (Appenzell Rhodes-Extérieures). Là, reclus volontaire dans sa chambrette, il reçoit la satisfaction du Prix Nobel de la Paix et la reconnaissance internationale tant attendue.

Dans cette biographie minutieusement documentée, la journaliste et écrivaine genevoise Corinne Chaponnière retrace le besoin de notoriété du citoyen genevois, sa soif -fort efficace au demeurant- de la cour des princes et des rois. Avec une incroyable mixture de ruse, de narcissisme et de générosité, à peine trentenaire, Henry Dunant fonde les Unions chrétiennes de jeunes gens, puis la décennie suivante la Croix-Rouge.

C’est en cherchant à rencontrer Napoléon III, pour lui remettre une édition de luxe du panégyrique qu’il lui a consacré, qu’il bute en juin 1859 sur les blessés de la bataille de Solférino. Ils lui inspireront son livre culte. Véritable manifeste, largement diffusé, il va porter son idée maîtresse : créer des corps de secouristes reconnus par tous les belligérants, leur confier le soin des blessés de tous les camps.

En très peu d’années, sans autre point d’appui que la vénérable Société genevoise d’utilité publique, agissant au culot, Dunant parvient à convaincre seize gouvernements d’envoyer des délégués officiels à la Conférence de Genève qui, en octobre 1863, valide en dix résolutions et trois vœux son projet. Neuf mois plus tard, une conférence diplomatique adopte la Convention de Genève.

Mais tout aussi rapidement qu’il est monté au zénith, Dunant chute bien bas, entraîné par son attrait pour les investissements, lui qui n’en a guère les ressources. Comme d’autres Suisses, il a voulu se faire une santé financière en Algérie, prise aux Ottomans quelques décennies auparavant par la France. Combien de fois a-t-il dû aller sur place, faire antichambre, empiler montage sur montage, pour que finalement une lourde faillite emporte sa fortune et sa réputation ! En mai 1867, talonné par ses créanciers et sa mauvaise conscience, exclu de l’organisation qu’il a construite, il quitte nuitamment Genève pour ne plus jamais y revenir.

Il ne lui sera pas donné de rééditer le coup de génie de 1863 et aucun de ses vastes projets n’aboutira: prévenir les conflits armés par l’arbitrage international, protéger les prisonniers de guerre, abolir l’esclavage, mobiliser les femmes pour la paix et la famille, donner une nouvelle vie à la Palestine, réconcilier le Proche-Orient... Il payera très cher ses fuites en avant, son tempérament impulsif, ombrageux et impérieux.

Comme le dit joliment sa biographe, «le génie de Dunant ne s’embarrasse pas de ses victimes, même si le souci des victimes a fait tout le génie de Dunant». Et ce sont paradoxalement ces mêmes traits de caractère qui ont fait de lui un fondateur d’humanité.
René Longet

 

Denis Guénoun
Trois soulèvements
Judaïsme, marxisme et la table mystique
Genève, Labor et Fides 2019, 138 p.

Ce professeur émérite de la Sorbonne, homme de théâtre et auteur d’ouvrages littéraires et philosophiques, nous livre un essai d'autobiographie spirituelle fort intéressant, dans la vérité et la lucidité.

Trois « soulèvements » ou trois influences primordiales ont marqué sa réflexion tout au long de sa vie. D’abord le judaïsme dont il est issu (juif d’Algérie dans son enfance et adolescence), qui se base sur les tables de la Loi données à Moïse. Tout en se disant athée, il reconnaît «une transcendance du don de la Loi». Vient alors le marxisme, sur les traces de son père engagé au Parti communiste. En France, où lui-même s’engage, il reconnaît au Parti «son intelligence du possible (…) son refus à priori de l’injustice». Enfin, attiré par le Sermon sur la montagne et par la non-violence évangélique, il n’a cessé d’être interrogé par le christianisme, essence même de l’amour des ennemis.

Tout cela est incarné dans l’Histoire: sionisme, État d’Israël, conflit israélo-arabe, révolution russe, stalinisme, entrée à Prague des troupes du Pacte de Varsovie, etc. Et c’est cette Histoire qu’il interroge et dont il critique les errements, les dévoiements. Il en appelle à une transformation de soi, à une conversion, à une foi comme «changement de mode d’être», loin de toute «bimbeloterie religieuse».
Marie-Thérèse Bouchardy

 

Joseph Deiss
Quand un cachalot vient de tribord…
Récits d’une Suisse moderne, pacifique et heureuse
Vevey, Aire 2018, 474 p.

Ancien ministre suisse de l’Économie, des Affaires étrangères et président de la Confédération, président de l’Assemblée générale des Nations Unies, européen convaincu, Joseph Deiss occupe intelligemment sa retraite en partageant ses souvenirs, son expérience et les leçons de politique internationale qu’il en a tirées.

Une lecture superficielle verrait dans cet ouvrage un tissu d’anecdotes, telles qu’en racontent tous les anciens hommes de pouvoir. En fait, sous couvert d’un humour pétri d’humilité (ça va généralement ensemble), Joseph Deiss donne une leçon de civisme et rappelle opportunément quelques points que les étrangers -et peut-être certains Suisses- ont tendance à oublier: par exemple, qu’il n’existe pas en Suisse de chef d’État, mais simplement un Exécutif qui se choisit annuellement un président.

Concernant les relations internationales, le titre en évoque toute la sagesse helvétique: quand le cachalot vient de tribord, il a la priorité, quand il vient de bâbord, il a aussi la priorité. Cette idée, empruntée au navigateur Olivier de Kersauson, est, dès l’introduction, appliquée aux négociations avec l'Europe et aux relations avec les États-Unis («Avec eux, on ne négocie pas: ils présentent la facture, on répond oui ou non!»).

Je vois là non pas du fatalisme mais de la prudence, cette vertu aristotélicienne qui n’est autre que l’intelligence des situations concrètes. Mais pour cela, il faut, comme Joseph Deiss, bien connaître ses dossiers.
Étienne Perrot sj

 

Dick Marty
Une certaine idée de la justice
Lausanne, Favre 2018, 312 p.

Dick Marty parcourt le long chemin de sa carrière professionnelle, riche en péripéties et en expériences, mais source d’une réflexion profonde et fondée sur la justice, son exercice, ses falsifications. Enquêteur, procureur, homme politique, expert en criminalité, rapporteur pour différentes instances internationales, Marty ne craint pas le pouvoir politique, ni les truands ni l’opinion publique; il va de l’avant, en serviteur de la justice.

Le souvenir de ses enquêtes, des nombreuses affaires qu’il a instruites sous les cieux des cinq continents nourrit sa réflexion. S’il est habité par un très haut idéal, il n’est nullement idéaliste. Il a trop côtoyé les truands en tous genres et les politiciens honnêtes ou malhonnêtes, les hauts-fonctionnaires et les chefs d’États, pour se bercer d’illusions.

Les affaires instruites ou dans lesquelles il a été impliqué? Tchétchénie et Caucase du Nord, Roumanie, Auschwitz, Rwanda, Pizza Connection, UBS et criminalité en cols blancs, Cuba, Haïti, Turquie, prisons de la CIA en Europe, Bamako, Syrie, Kosovo et trafic d’organes, etc. Il s’exprime sur la criminalité en cols blancs, sur le trafic de la drogue et sa répression, sur la corruption, sur la politique anti-terroriste américaine et le contre-terrorisme italien. Il a défendu des personnes injustement suspectées de terrorisme par des instances internationales.

Toutes ces expériences nourrissent sa réflexion et lui font toucher du doigt les compromissions des politiques et des gouvernements, leurs soumissions aux impératifs économiques américains, leurs dénis de justice pour de sombres avantages économiques. Il ne manque pas d’épingler au passage la lâcheté du Conseil fédéral et de certaines commissions internationales. Très sévère à l’endroit des États-Unis, il analyse la politique internationale, le conflit Israël-Palestine, la réforme du Ministère public de la Confédération, le fonctionnement du Tribunal pénal international.

Le regard que porte Marty sur ce monde est celui d’un humaniste, d’un homme compétent, lucide, expérimenté, sensible à la misère et aux victimes de l’injustice. Passionnant.
Pierre Emonet sj

 

Jean Ziegler
Le capitalisme expliqué à ma petite-fille
(en espérant qu’elle en verra la fin)
Paris, Seuil 2018, 128 p.

Développer des entreprises qui font des affaires -et des bonnes- à travers tous les continents, qu’y a-t-il là de répréhensible? C’est la question que pose Zohra, la petite-fille de Jean Ziegler, à son grand-père qui a débattu, et s’est débattu, face à Peter Brabeck, le président de Nestlé, la société transcontinentale de l’alimentation la plus puissante du monde. Au cours de leur entretien télévisé, Brabeck s’est fait le chantre de l’ordre capitaliste, prétendant qu’il représente la plus juste forme connue d’organisation de la planète : alors que l’humanité a croupi dans la pauvreté pendant la majeure partie de l’histoire du monde, des milliards de personnes se retrouvent riches, bien nourries, propres et en sécurité depuis l’invention du système capitaliste. Du coup Jean Ziegler s’indigne.

Constamment relancé par les questions pleines de bon sens de Zohra, le sociologue explique à sa petite-fille ce qu’est le capitalisme, son origine, ses conséquences funestes, l’injustice congénitale qui a engendré «l’ordre cannibale du monde». Les grandes sociétés transcontinentales n’ont qu’un but, le profit. Pour y parvenir, ignorant les États et les instances internationales, elles n’hésitent pas à délocaliser leur production au mépris du bien commun, à exploiter des régions du tiers-monde, à recourir au travail des enfants, à soutenir des dictateurs et à soustraire leurs profits au contrôle des États en les expatriant dans des paradis fiscaux. Résultats des courses: les inégalités s’accroissent, les riches deviennent de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres.

Jean Ziegler revient sur l’essentiel des thèmes qui l’ont toujours mobilisé. Ses adversaires n’hésiteront pas à lui reprocher son parti-pris. Mais l’ancien rapporteur spécial de l’ONU pour le droit à l’alimentation, actuel vice-président du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, parle en connaissance de cause. Des informations historiques, des statistiques, des exemples concrets incontestables illustrent les explications du grand-père, qui fait preuve d’un grand talent pédagogique. Ses propos sont clairs, à la portée de ceux et celles qui, sans être des spécialistes des réalités socio-économiques, condamnent la dictature du marché.

En refermant ce petit livre, on se prend à rêver qu’il soit largement diffusé auprès de la génération de sa petite-fille, ces futurs artisans d’une société plus juste, même si, à la fin, l’auteur avoue son ignorance du système socio-économique qui devrait remplacer le capitalisme honni.
Pierre Emonet sj

 

Jacques Pous
L’invention chrétienne du sionisme
De Calvin à Balfour
Paris, L’Harmattan 2018, 512 p.

Le titre de cet ouvrage décrit parfaitement son contenu. Il s’agit pour l’auteur de montrer comment «la Terre promise d’abord, la Terre sainte ensuite ont évacué la Palestine». «Le projet sioniste, nous dit-il, s’est édifié sur une série de mythes fondateurs dont la fonction, comme pour tous les nationalismes, était de structurer une identité nationale. Des mythes qui ont eu d’autant plus d’impact qu’ils étaient non seulement ceux du monde juif, mais aussi, et surtout, ceux du monde chrétien (...) Le sionisme comme toute idéologie n’est pas l’invention d’un seul homme ; il est l’invention d’une époque. Il est apparu dans le cadre d’une réflexion théologique développée avec la Réforme (...) Décrire sa généalogie idéologique sera donc l’un des objectifs de cette étude.»

Par une approche très maïeutique, où l’on reconnaît le philosophe et le voyageur en plus de l’historien, l’auteur guide son lecteur à travers le temps et l’espace. On ne se perd pas dans le dédale. La première partie traite de la mise en place de trois inventions, toutes trois chrétiennes, en autant de mythes fondateurs : ceux d’Eretz Israël en tant que terre sans peuple, du sionisme (dans sa forme calviniste et évangélique) et d’une nation juive. La deuxième partie, Le sionisme comme projet colonial, décrit méticuleusement les origines religieuses et géopolitiques d’une des idéologies qui aura le plus marqué l’histoire récente, ainsi que l’élaboration de la Déclaration Balfour et du mandat britannique sur la Palestine.

L’histoire est habituellement écrite par les vainqueurs. L’auteur offre ici un autre son de cloche: «En deux siècles, le passage d’un rêve mystico-théologique à un projet colonial s’était réalisé.» Il arrête son exposition au commencement de la période mandataire britannique sur la Palestine. À la fin de son ouvrage toutefois, il entrouvre la fenêtre sur l’implacable suite logique de l’histoire, en citant entre autres Golda Meir, une fondatrice de l’État d’Israël, alors qu’elle s’exprimait peu après une foudroyante conquête territoriale de celui-ci en 1967: «Ils n’existaient pas.» Ces gens qu’elle ne pouvait nommer, puisqu’ils n’existaient pas, ce sont les Palestiniens.

Une large étude, indispensable à ceux qu’intéresse l’histoire de l’Europe et du Proche-Orient ou celle des religions et des idéologies.
Gabriel Bittar

 

Paul Valéry
La crise de l’esprit et autres textes
Neuchâtel, Soleil d’Encre 2018, 158 p.

«Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.» Cette phrase de Valéry met l’eau à la bouche. Elle promet que les meilleurs textes du célèbre écrivain permettront d’en savoir plus sur les dérives contemporaines. Et de fait, ceux-ci donnent à réfléchir, par exemple lorsqu’ils montrent que les esprits modernes s’engagent dans une voie sans issue parce qu’ils abusent de «savants mélanges». Valéry n’a-t-il pas raison de dénoncer «la libre coexistence dans tous les esprits cultivés des idées les plus dissemblables, des principes de vie et de connaissance les plus opposés»? Nos esprits ne ressemblent-ils pas à un «carnaval» où se côtoient des figures culturelles incompatibles, doxa économique libérale, évangile de la solidarité, technophilie, écologisme...?

Au fil des pages pourtant, une expérience moins agréable attend le lecteur. Une centaine d’années après leur publication, certains développements paraissent très datés. Comment adhérer à ce culte de l’«esprit» d’un homme qui ne s’intéressait au monde «que sous le rapport de l’intellect», qui idolâtrait la géométrie, qui osait mettre ces mots dans la bouche de Monsieur Teste: «La bêtise n’est pas mon fort»? Insensé de croire, comme lui, que l’Europe est «la partie précieuse de l’univers terrestre, la perle de la sphère, le cerveau d’un vaste corps». Inconcevable de souhaiter que « l’Europe garde sa prééminence dans tous les genres».

Cela dit, de tels passages ont tout de même un intérêt: leur côté prétentieux fait comprendre, par contraste, à quel point le travail des sciences humaines tout au long du XXe siècle a été salutaire. Plus possible, aujourd’hui, de se croire au-dessus de la mêlée. Le lecteur peut ainsi tirer profit de différentes manières de ce petit livre publié par François Berger, amateur de belle langue, qui a pour ambition de rééditer des textes de valeur mais «quelque peu oubliés».
Yvan Mudry

 

Elisa Shua Dusapin
Les Billes de Pachinko
Genève, Zoé 2018, 138 p.

Quand les silences sont habités d’une histoire douloureuse, ils deviennent porteurs de lourds non-dits… Bien des jeunes de familles d’exilés se heurtent à cette difficulté: comment se relier à ses racines, alors même que ceux qui pourraient transmettre la mémoire familiale préfèrent se taire? Avec son écriture dépouillée et délicate, Elisa Shua Dusapin, une auteure franco-coréenne qui a grandi en Suisse, nous fait vivre, presque physiquement, cette déchirure. Son récit traduit la complexité de ce «travail» d’appartenance chez ceux dont les origines croisent plusieurs cultures.

Nous partons au Japon avec elle et avec Claire, son héroïne, une narratrice suisse-coréenne qui a décidé de passer l’été chez ses grands-parents. Comme tant d’autres Coréens, ceux-ci ont trouvé refuge au Japon dans les années 50, après la partition de leur pays, et ont essayé de reconstruire au mieux leur vie. Ils tiennent un établissement de pachinko, des machines de jeux. Mais Claire a fomenté un projet pour eux: les ramener en Corée, pour la première fois depuis leur exil…

Il pleut beaucoup à Tokyo l’été. Les journées de Claire s’étirent lentement. De quoi lui laisser le temps d’observer les petits riens du quotidien, de se cogner le nez sur ces malentendus qui font l’histoire des familles et des cultures, et de retrouver une part de son enfance auprès de Mieko, une petite Japonaise qui apprend le français. La succession sans fin des phrases très courtes qui composent ce roman, tout en sobriété extrême-orientale, permet à chacun de remplir les trous, d’habiter le texte. Des haïkus en prose…
Lucienne Bittar

 

Geneviève de Simone-Cornet
Mais il y a la lumière
La grâce de la rencontre
Paris, Salvator 2018, 126 p.

Une halte à l’abbaye d’Orval pour faire mémoire d’une amitié rompue: Geneviève de Simone-Cornet, journaliste en Suisse romande, entame un «long chemin jalonné d’interrogations, un lent voyage à travers les mots pour recoudre -si cela s’avérait possible- le tissu de l’amitié». C’est, sept ans après la rupture, «une avancée dans l’obscur». Dans le silence et la solitude, hormis le partage des heures de prières des moines, elle se fait «mendiante des mots». C’est une pause pour ralentir le pas, apaiser les gestes. Ce n’est que dans la lenteur que peut surgir l’émotion, la vie, face au vide, à l’ombre des terres intérieures qui nourrissent la blessure.

Sa recherche est poétique, en compagnie de vivants sur le même chemin: Guillevic, Jeanne Benameur, Lucien Noullez, Frère Christophe … pour n’en citer que quelques-uns. Seuls le langage poétique et la musique peuvent rejoindre, comme l’écrit Gilles Baudry dans sa préface, «cette présence en chacun de nous de l’indicible».

J’ai beaucoup aimé cette recherche autour des mots, des «mots-aiguilles» pour recoudre son histoire, qu’elle lance comme une bouteille à la mer. Ce cheminement autour de la blessure puise dans le silence et l’accueil des saisons la lumière qui engendre la veine poétique, pour «accueillir le chant de la terre».
Marie-Thérèse Bouchardy

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