Jacques Martin (1921-2010) et la Suisse, c’est une longue histoire. Originaire de Strasbourg, le père de la bande dessinée historique, qui a fait ses armes auprès d’Hergé et d’Edgar P. Jacobs, créateur de Blake et Mortimer, a vécu vingt-cinq ans dans le canton de Vaud au milieu des années 80. Il était donc temps de voir son héros fétiche à la tunique rouge sillonner la Suisse sous l’ère romaine. Guy Lefranc, son autre personnage culte, alter ego moderne d'Alix, avait déjà mené, dans Le Repaire du Loup, une de ses enquêtes dans les contrées alpestres. Si l’attente s’est faite plus longue pour Alix, ses héritiers (le dessinateur Marc Jailloux, son ancien collaborateur, et le scénariste Mathieu Bréda) offrent une épopée arrivée à maturation dans ces deux albums parus il y a quelques mois chez son éditeur attitré Casterman.
Alix, l’immuable
Le temps a passé et pourtant cette icône intergénérationnelle n’a pas pris une ride depuis son apparition en 1948 dans les pages du Journal de Tintin. Alix Graccus, d’origine gauloise, adopté par un riche romain, ami de Jules César, et accompagné de son fidèle Enak qui ne l’a plus quitté après Le Sphinx d’or garde cette profonde déférence, nourrie de bienveillance et de loyauté. Ce rendu remarquable, on le doit à Mathieu Bréda et Marc Jailloux. Le duo avait déjà fait ses preuves sur plusieurs albums précédents (Britannia, Par-delà le Styx, Le Serment du Gladiateur).
La nouvelle aventure contée dans Les Helvètes, 38e tome d'Alix, plonge le vaillant guerrier blond dans une mission de pacification et de romanisation de l’Helvétie. Elle est doublée par L’Helvétie, un voyage pédagogique raconté par l’archéologue valaisan Christophe Goumand, expert de l'époque romaine, et dessiné par un autre successeur, Marco Venanzi (Le Testament de César, L’ombre de Sarapis, L’Or de Saturne). Respect et fidélité se dégagent ainsi de ces deux albums, gardant ce souci de la perspective et du détail inhérent à la vision du créateur, entre rigueur et fantasme de l’Antiquité romaine.
Écho à l’âge d’or de la série
Alix, chargé par César de consolider les défenses romaines et constituer les barrières contre les débordements germaniques, traverse ainsi le nord des Alpes, accompagnant une colonie de soldats vétérans en territoire helvète. Ligne claire, couleurs franches, minutie des décors, cases hautes et larges, port altier des silhouettes inspirées de la statuaire antique, bulles de dialogues riches et instructives… les auteurs livrent une intrigue plaisante qui se fond à merveille dans l’Histoire. L’ambiance, le panorama alpin (futaies sauvages, lac Léman, forum, oppidums) et les personnages renvoient aux meilleures heures de la saga grâce à la précision du trait de Marc Jailloux. Un conflit porté au sommet, notamment par deux figures féminines, Audania, une Celte romanisée, et sa tante Sénaca, qui voue une haine farouche aux Romains. Une vraie gageure quand on prend la mesure de sa conception.
Ce récit, qui témoigne du déclin de la civilisation celte au profit de l’émergence romaine, tout en puisant sa source dans La Guerre des Gaules de César, est resté en sommeil depuis la fin des années 80. Après plusieurs tentatives, Bruno Martin, qui a toujours refusé d’intervenir dans l’œuvre de son père, a finalement retravaillé la trame, en collaboration avec les auteurs. Le résultat en valait l’attente. D’autant que ces derniers mois, l’intrépide Gallo-romain a réaffirmé son aura universelle à travers l’exposition Alix en Helvétie au Musée romain d’Avenches (du 1er novembre 2019 au 15 mars 2020), et plus récemment à Versailles dans le cadre d’une rétrospective Alix, L’Art de Jacques Martin (du 19 février au 19 avril 2020), en partenariat avec le Festival de la BD d’Angoulême. Une belle évasion donc, par l’Histoire et le dessin, en temps de confinement.
Mathieu Bréda, Marc Jailloux, Jacques Martin, Alix Tome 38 - Les Helvètes, Casterman, novembre 2019, 48 p.
Christophe Goumand, Marco Venanzi, Jacques Martin, Les voyages d’Alix - L’Helvétie, Casterman, novembre 2019, 56 p.