Travaillant pendant vingt ans sur les archives suisses, françaises, allemandes et internationales et sur de nombreux témoignages, l’auteure a magistralement réussi à dresser un panorama de cette sombre époque, s’étalant des années 1941 à 1945. Pour le lecteur peu familier avec l’histoire complexe de cette période, elle résume à plusieurs reprises les données générales concernant l’histoire du conflit et celles concernant le flux des réfugiés. La première partie de l'ouvrage décrit la fuite des juifs des Pays-Bas et de Belgique, avec leurs particularités et leurs différences, et les itinéraires empruntés de Belfort vers le Jura bernois, neuchâtelois et vaudois. L’esprit d’obéissance et une certaine passivité caractérise les Hollandais; les juifs de Belgique, dont une grande partie sont des étrangers, notamment des Polonais, ont une plus forte conscience d’appartenance à leur groupe.
La deuxième partie décrit la fuite de Vichy en Suisse, depuis la zone non occupée, devenue zone sud, vers Genève, et par les routes du lac Léman ou des montagnes vers le Valais, pendant la première occupation allemande, puis en 1943 l’occupation italienne (moins rigoureuse), puis la seconde occupation allemande, jusqu’à la Libération en août et septembre 1944. La troisième partie analyse en détail la réalité de la politique suisse d’accueil en distinguant des périodes différentes de resserrement et fermeture, et de relâchement. L’historienne décrit les acteurs de cette politique, l’autorité civile et militaire, ainsi que le corps des gardes-frontière, avec leurs différences dans la fermeté et le refoulement.
La résistance civile
La dernière partie brosse le tableau de la résistance civile, le réseau de l’Amitié chrétienne, le Secours suisse, l’Entraide œcuménique, protestante, catholique et juive, qui dressent pour les autorités suisses des listes de non-refoulables, ainsi que le sauvetage des enfants par la résistance juive. On entrevoit l’attitude de la population suisse, souvent méfiante et hostile, marquée par des préjugés anti-judaïques, mais aussi parfois choquée par les arrestations près de la frontière et dont Berne et surtout l’armée craignent les réactions émotionnelles pouvant dériver vers des troubles d’ordre public. L’auteure retrace aussi l’activité de très nombreux passeurs: leurs réseaux souvent anonymes, leur savoir-faire, leurs promesses non tenues, leurs tarifs, etc. Elle suit les nombreux facilitateurs (prêtres, pasteurs, laïcs, juifs religieux ou non ou sionistes...) dont certains payèrent de leur vie les sauvetages qu’ils organisaient.
À côté d’innombrables témoignages très souvent poignants sur les drames subis, je retiens la conclusion du livre qui pointe les manquements de la Suisse: l'inexcusable refus de visa, l’accueil souvent apparenté à une loterie, la pratique à la frontière par des agents trop mollement surveillés par les supérieurs. Le refoulement était en toute circonstance injustifiable. «La barque n’était pas pleine… Il aurait suffi, pour le comprendre, d’écouter les récits de ceux qui parvenaient à gagner la Suisse, ayant perdu famille, amis et connaissances dans les rafles et arrestations… La Suisse aurait pu -et dû- admettre sans exception chacun des réfugiés juifs qui était arrivé à passer, même d’un mètre, sa ligne frontière, ce qui ne l’empêchait nullement de maintenir officiellement sa politique de frontière fermée», écrit l’historienne.
Ruth Fivaz-Silbermann montre les tensions entre la politique très restrictive du Département politique de Pilet-Golaz et d'Edouard de Haller, délégué aux œuvres d’entraide internationales, et une certaine ouverture face aux cas concrets du Département de justice et police d’Eduard von Steiger. Elle livre aussi un jugement beaucoup plus équilibré que vu jusqu’ici sur la personne et la politique de Heinrich Rothmund, responsable de la politique d’asile définie par Berne. Celui-ci était écartelé entre la politique qu’il avait élaboré et qu’il devait exécuter, et sa perception que cette politique de refoulement ne correspondait pas à la situation humaine car les refoulés étaient en danger de mort. Le récit de sa visite à Boncourt (Jura bernois) le 8 août 1942 illustre ce dilemme, de même que le rapport qu’il rédige après sa visite officielle à Berlin du 12 octobre au 16 novembre 1942, durant laquelle on lui montra le camp de concentration d’Oranienbourg-Sachsenhausen et ses aspects carcéraux, plus ou moins acceptables. À son retour, Rothmund tomba malade, ce qu’il avait vu en Allemagne contribuant sans aucun doute à son stress. Il restera en congé jusqu’au 30 mai 1943, précise l’auteure.
L’ouvrage de Ruth Fivaz-Silbermann est aussi très précieux pour ses centaines de notices biographiques consignées en notes de bas de page et qui forment comme un dictionnaire des acteurs de cette période dramatique. De plus le cahier de cartes en couleurs est très utile pour suivre la lecture. Bref, un ouvrage fondamental et qui fera date. À lire et à consulter.