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lundi, 13 décembre 2021 13:40

Recensions n° 702

Chaque trimestre, la revue choisir présente une sélection de recensions d'ouvrages.

André Trocmé
Mémoires
Édition, introduction, épilogue et notes de Patrick Cabanel
Genève, Labor et Fides 2020, 608 p.

La parution des Mémoires du pasteur André Trocmé est un événement. Pacifiste intransigeant, résistant, internationaliste convaincu, il est né à St-Quentin dans l’Aisne en 1901. Durant la Guerre de 1914-18, le nord de la France est occupé par les Allemands et ses Mémoires retracent dans le détail son enfance et la naissance de sa vocation. Il raconte qu’il doit ses convictions pacifistes à un jeune soldat allemand qui, logé dans sa maison, lui offre du pain et lui dit être un chrétien qui refuse la guerre.

Plus tard, devenu pasteur, il devint militant chrétien social dans des paroisses ouvrières pauvres de la région de Lille. Mais il est surtout connu pour la déclaration qu’il fit avec son collègue Édouard Theis lors du culte du 23 juin 1940, dans sa paroisse du Chambon-sur-Lignon, le lendemain de l’armistice, appelant à résister à l’envahisseur «par les armes de l’Esprit». Ce fut le début de ce que l’on a appelé la «résistance spirituelle» contre le totalitarisme, mais aussi contre toute violence.

Aidé en particulier par sa femme Magda Trocmé, courageuse et perspicace, le pasteur entreprit, au péril de leur vie, de placer des centaines de juifs et d’enfants juifs dans des familles paysannes réparties sur le plateau du Chambon-sur-Lignon. Au préfet de Vichy, venu recenser les juifs, il refusa de les dénoncer en lui répondant: «Nous ignorons ce qu’est un juif. Nous ne connaissons que des hommes.» Le village-refuge est devenu célèbre, puisqu’il a reçu collectivement le titre de «Juste parmi les nations».

On doit aussi à Trocmé et à Theis la fondation du Collège cévenol, école dans laquelle, pendant et après la guerre, de grandes figures, dont Paul Ricoeur, ont enseigné. Plus tard le pasteur s’engagea corps et âme dans le mouvement européen de la Réconciliation, aux côtés de Henri Roser et d’autres pacifistes résolus et emprisonnés à plusieurs reprises. Trocmé finit sa carrière dans la paroisse genevoise de St-Gervais, mais ses Mémoires, et c’est dommage, s’arrêtent juste avant cette période, entre 1960 et 1971, année de sa mort.

Ce texte passionnant se lit comme un roman d’aventures (et elles furent nombreuses pour le pasteur et sa famille), car il retrace tout un pan de l’histoire du protestantisme français pendant la première moitié du siècle dernier. Il y a certes quelques longueurs et le récit des multiples bisbilles avec certains collègues et de ses démêlés avec les autorités ecclésiales aurait pu être écourté… Mais c’est peut-être le propre des fortes personnalités!
Henry Mottu

 

Gilles Fumey
Douceurs et amertumes du chocolat de Suisse et d’ailleurs
Lausanne, D’en bas 2020, 144 p.

Passionnant petit livre de ce professeur de géographie culturelle et chercheur au CNRS (France), dans lequel l’aventure du chocolat ne saurait faire l’économie de l’histoire des techniques et des mentalités. Partant des Aztèques, qui semblent la tenir des Mayas, la fève de cacao traverse les siècles en une saga qui va des cours européennes au chocolat pour tous, en passant par l’éthique protestante et les batailles navales pour l’hégémonie du trafic des fèves de cacao.

On y apprend que le Père jésuite José de Acosta a écrit en 1590 une Histoire naturelle et morale des Indes en juxtaposant coca et chocolat comme objets de superstition. Que l’émigration grisonne en Europe et en Russie a amené la pâtisserie à son degré le plus raffiné: de la Haute-Engadine on s’expatrie (la surnatalité ne permet pas de nourrir toutes les bouches) et l’on y revient souvent, ayant fait fortune. Ainsi les Josty de Davos, qui s’installèrent vers 1700 en Engadine, furent une grande dynastie chocolatière en Allemagne.

Le chocolat doit aussi à l’essor de la technique (moulins hydrauliques suisses, moteur à broyer les fèves, technique du conchage de Lindt) et à la culture protestante, qui a beaucoup fait pour son développement en lui associant valeurs et même bonne santé. Ora et labora est alors la devise de Suchard! En 1832, le canton de Vaud compte vingt-sept entreprises chocolatières. Gilles Fumey ose une pertinente comparaison en écrivant que l’on peut attribuer au carré de la tablette de chocolat les qualités d’une eucharistie laïque, au sens où le terme grec evcharisto signifie remerciement. L’auteur se réfère au rôle symbolique des repas et des partages. «Donner du chocolat à un enfant, c’est le faire entrer dans un cercle où il se sent reconnu comme un individu libre, façonné par une relation chrétienne aux autres» (la structure de la tablette permet une distribution équitable à chacun).

Enfin, le succès planétaire du chocolat doit beaucoup au génie industriel et financier des Suisses, à leur sens du marketing (avant même que la notion existe) et à leur imagination. Pour preuve, l’utilisation du paysage dans le chocolat. Citons le Toblerone (imitant le Cervin)! Aujourd’hui, c’est avec une autre éthique, l’éthique équitable, que le chocolat a affaire, avec des ONG qui veillent au grain!
Valérie Bory

 

Anaïs Voy-Gillis
L’Union européenne à l’épreuve des nationalismes
Monaco, du Rocher 2020, 224 p.

Chercheuse à l’Institut français de géopolitique (Université Paris VIII), docteure en géographie, Anaïs Voy-Gillis examine l’essor du courant nationaliste-autoritaire en Europe. Mais la tendance est mondiale. «La Chine et la Russie (…) considèrent la démocratie occidentale comme un leurre» et sont de plus en plus suivis, sur divers aspects, par des pays comme l’Inde, les Philippines, la Turquie, l’Égypte ou encore l’Iran. Admirateur de ces régimes, Trump a mobilisé 48% des électeurs, et au Brésil son pendant Bolsonaro a été élu par 55% des voix.

Cette orientation séduit désormais aussi une partie importante de l’électorat européen. Point de départ: le rejet de l’Union européenne (UE) et l’affirmation que «l’échelon national serait le plus pertinent pour conduire les politiques publiques et le plus protecteur». Un élu polonais «accuse l’UE de promouvoir un agenda de gauche libérale sur les questions sociétales (féminisme, LGBT, mariage gay, multiculturalisme) auquel il faut résister». Quant au ministre des Affaires étrangères de ce même pays, il dénonçait «un mélange de cultures et de races, un monde de cyclistes et de végétariens qui n’utilisent que des énergies renouvelables et luttent contre tout symbole religieux».

Utilisant la figure émotionnelle «d’un lien entre immigration, chômage et insécurité», «la représentation des partis nationalistes-identitaires et des partisans de l’illibéralisme est celle d’une Europe blanche et chrétienne». L’ancien Premier ministre slovaque Robert Fico, qui a dû démissionner en 2018 suite à un vaste scandale de corruption, a été jusqu’à déclarer: «Jamais je n’admettrai un seul musulman sur le territoire de la Slovaquie.» Dans ces discours, «le peuple est toujours opposé à l’élite, représentée comme un corps homogène et indifférencié».

L’exercice autoritaire du pouvoir est explicitement revendiqué et, «après vingt ans de construction de l’État de droit, la Pologne et la Hongrie procèdent à son démantèlement progressif». Les dirigeants populistes y ont mis «en cause le principe de séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice ou encore la liberté de la presse», considérant que «rien ne doit venir s’immiscer entre le chef et son peuple, ce qui entraîne une négation de la société civile et donc une tentation d’en réduire les capacités d’action».

Les causes de ce refus croissant des valeurs constitutives de nos démocraties? «Un profond sentiment de déclassement de la part d’une partie grandissante de la population» et un « appauvrissement relatif des classes moyennes». Mais aussi le constat que «les générations à venir n’ont plus la garantie d’avoir un avenir meilleur que celui de leurs parents».

Rappelant qu’«une communauté politique suppose un imaginaire commun», l’auteure relève que «la force de ces partis réside dans leur capacité à recréer un imaginaire autour de leur projet dans une période où les citoyens sont dans une quête de sens». Elle souligne qu’«il n’existe pas de récit européen ou, s’il existe, il est très faiblement diffusé, alors que chaque nation a construit son récit national. Les symboles, les grandes figures et les valeurs de l’Union européenne sont méconnus d’une majorité des citoyens européens.»

Les échecs électoraux de Salvini puis de Trump donnent un petit répit au camp humaniste et de l’État de droit. Le retour de la confiance est étroitement lié à un modèle économico-social permettant d’assurer emploi, revenu et égalité des chances. Par ailleurs, le vivre-ensemble de cultures, d’ethnies et de religions différentes ne va jamais de soi; il s’agit donc de travailler sur les conditions le rendant possible. Et les dirigeants européens devront développer «un sentiment d’appartenance fort à une communauté de destin» justifiant l’exercice partagé des souverainetés nationales.

L’auteure cite parmi les défis à relever le réchauffement climatique ou «la menace représentée par la Chine» et appelle de ses vœux «une troisième voie entre celle des technocrates et celle d’un césarisme renouvelé qui se présente comme l’unique défenseur du ‹vrai peuple».
René Longet

 

Nicolas Delecourt, François Taquet
URSSAF: un cancer français
Monaco, du Rocher 2021, 248 p.

Les Urssaf (Unions de recouvrement de la sécurité sociale et des allocations familiales) prélèvent en France sur les entreprises plus de cinq cents milliards d’euros, ce qui équivaut à la moitié des salaires nets touchés par les salariés. Cette énorme somme (20% du PIB) sert à payer la «couverture sociale» (retraites, maladies, chômages, accidents du travail…) Pourquoi un cancer? Parce que les relations entre les Urssaf et les entreprises ont un caractère inquisitorial (qui heurterait un esprit helvétique).

La pratique est d’autant plus choquante qu’elle se nourrit d’un fouillis de textes hétéroclites, remaniés chaque année, toujours au profit des Urssaf, et sans tenir compte de leurs effets délétères sur l’économie et le climat social. Ainsi près de la moitié des redressements sanctionnés par les Urssaf le sont au nom du «travail dissimulé» dont la définition relève pour une part de l’arbitraire des inspecteurs. Si certaines situations sont sans équivoques (embauches illégales de travailleurs émigrés), d’autres sont ubuesques (entraide entre voisins ou lorsque l’épouse d’un barman remplace momentanément son mari parti à l’hôpital). Le paradoxe est que ces organismes de statut semi-public sont gérés par les partenaires sociaux.

L’une des principales causes de cette situation perverse est que des objectifs chiffrés de redressement sont exigés des inspecteurs. Pratique condamnable, contraire à toute éthique publique et finalement contreproductive. Ces dérives bureaucratiques contribuent au déclassement inexorable de l’économie française. La Suisse, qui fait davantage confiance à la société civile, a jusqu’à présent réussi à éviter de pareilles dérives.
Étienne Perrot sj

 

François Hartog
Chronos. L’Occident aux prises avec le Temps
Paris, Gallimard 2020, 352 p.

Ce livre sur le temps et l’histoire est certes difficile, mais important pour la théologie et les chrétiens. Connu pour ses travaux sur ce qu’il nomme les «régimes d’historicité», l’historien français François Hartog les récapitule ici, en cherchant à caractériser ce que signifie pour l’Occident le passé, le présent et l’avenir. Comment comprendre philosophiquement la tension spécifique au christianisme entre l’incarnation, la manifestation du Christ dans l’histoire et sa «venue» en gloire à la Parousie? Entre le «déjà» et le «pas encore»?

Ce qui m’a frappé est la grande culture tant biblique que théologique de l’auteur qui, philosophe de l’histoire, n’hésite pas à citer les Évangiles, la littérature dite apocalyptique, les lettres de saint Paul, puis ensuite au fil de l’ouvrage les Pères de l’Église, à commencer bien sûr par saint Augustin. On se souvient de son célèbre paradoxe sur le temps dans les Confessions: aussi longtemps que personne ne lui demande ce qu’est le temps, il le sait; sitôt qu’on lui pose la question, il ne sait plus! Car la foi chrétienne a quelque chose à dire sur ce temps qui a été, qui est et qui sera.

Sans m’attarder sur les développements exégétiques et philosophiques de cet ouvrage, je vais essayer d’en donner les traits les plus originaux. Tout d’abord, l’auteur souligne à juste titre la tension vécue par les premiers chrétiens vers l’à-venir du Christ: «Viens, Seigneur Jésus!» et il montre que cette attente s’est peu à peu estompée dans la longue histoire de l’Église.

Le temps chrétien, en effet, se structure autour de trois notions que l’auteur étudie avec minutie: chronos, c’est-à-dire le temps linéaire, kairos, le temps comme occasion mais aussi comme crise, rupture, et krisis, celui du jugement à venir. «Le temps (kairos) est accompli, et le Règne de Dieu s’est approché: convertissez-vous et croyez à l’Évangile», dit Jésus. Ce qui implique l’urgence de la décision, «le kairos de maintenant», comme dit l’auteur après saint Paul et saint Augustin. Le temps n’est pas vide; il est anticipation de la Fin dans la prière et la liturgie. Il ne s’agit pas de rêver de la fin, mais de la vivre maintenant. Mais cette haute dialectique s’est estompée au cours de l’histoire, chronos détrônant kairos et krisis, faisant perdre au temps son sens et sa finalité.

L’auteur décrit au fond ce que la sécularisation a engendré avec la perte de repères du monde actuel, sans passé réel, sans assise et sans avenir espéré. Entre la fin du XVIIIe siècle et le milieu du XXe siècle, en effet, «le verrou biblique saute» et l’on place le futurisme comme régime moderne de l’histoire (idée de progrès, dont l’auteur donne plusieurs exemples). En même temps, le passé ne fait plus autorité; Hartog cite à ce propos ce terrible constat de Tocqueville: «Quand le passé n’éclaire plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres.» Place dès lors à ce que l’auteur nomme le présentisme, notion qui est son apport le plus original.

Cette notion, si j’ai bien compris, est à la fois quelque chose de positif (c’est maintenant que l’avenir de notre planète se joue, l’urgence est notre lot), mais en même temps un appel à aller plus loin que ce pur présent pour nous porter vers l’espérance, comme saint Paul: «Oubliant le chemin parcouru et tout tendu en avant, je m’élance vers le but, en vue du prix attaché à l’appel d’en haut que Dieu nous adresse en Jésus-Christ.» Un livre puissant, très documenté, énigmatique à certains égards.
Henry Mottu

 

Jean Civelli
Dieu n’aime pas les sacrifices. Le cléricalisme et le sacré
Paris, Parole et Silence 2021, 200 p.

Voici un livre qui rendra les meilleurs services à ceux et celles qui se forment en vue d’exercer un ministère dans l’Église. Très pédagogique, bien structuré, fruit d’une lecture assidue du Nouveau Testament et de ses meilleurs interprètes, théologiquement à jour, il offre une bonne synthèse des questions que pose la place du sacerdoce ordonné dans le paysage ecclésial. Même si le concile Vatican II l’a resitué théologiquement, la relation entre le sacerdoce ordonné et les fidèles n’a jamais été bien résolue dans la pratique.

L’itinéraire proposé par l’auteur est d’autant plus actuel qu’il découvre les ultimes racines de la terrible crise qui secoue aujourd’hui l’Église catholique. Le pape François a dénoncé le cléricalisme comme la source empoisonnée de toutes sortes d’abus commis par un certain clergé. Cette peste trouve sa justification dans la séparation radicale entre le sacré et le profane, le divin et le séculier. Inaccessible sur son piédestal, dominant le monde séculier, devenu intouchable, le personnage consacré est menacé de toutes les dérives.

Sous le couvert du pouvoir sacré, une ancienne conception aux origines païennes refait régulièrement surface au cours de l’histoire de l’Église. Jésus n’appartient pas à la caste sacerdotale; en sa personne, il a aboli l’antique sacerdoce fondé sur le fossé qui sépare le divin du profane. Réunissant en sa personne le monde de Dieu et celui des hommes, les sacrifices, ces ponts obligés entre le ciel et la terre, sont caducs, et la fonction du prêtre-sacrificateur, le spécialiste du sacré, obsolète. La vie du Christ, vouée au service de la communauté, est livrée en rançon pour la multitude qui lui succède. C’est l’amour, le don de soi qui désormais franchit le fossé qui sépare le sacré du profane, le divin de l’humain. L’eucharistie, «le repas sacrifié», en maintient vive la mémoire.

En bon pédagogue, l’auteur conduit son lecteur dans la découverte de la profonde nouveauté apportée par le Christ dans les relations entre Dieu et les hommes. Il ne craint pas d’en dégager les conséquences pastorales très concrètes qui en résultent, en particulier dans la pratique eucharistique. Ses conclusions aideront bien des fidèles à être un peu plus au clair sur le sens de leur pratique religieuse.
Pierre Emonet sj

 

Jacques Tyrol
Le diaconat. Un ministère menacé?
Paris, Salvator 2021, 216 p.

Cela fait bientôt 60 ans que le concile Vatican II a rétabli le diaconat permanent pour l’Église universelle (1964). Pourtant, comme le montre l’ouvrage pertinent de Jacques Tyrol, journaliste devenu psychologue clinicien dans un centre médico-psychologique et diacre permanent du diocèse de Lyon, ce ministère se cherche encore entre les tenants d’une orientation plutôt ad intra (service d’abord de la liturgie et de la communauté chrétienne) ou résolument ad extra (diaconie du et dans le monde).

Vu la diminution drastique du nombre de prêtres, la tendance risque d’aller de plus en plus vers la paroissialisation du diaconat, en favorisant la figure des «diacres-lévites» comme vicaires des curés, au détriment des «diacres-prophètes», soucieux de justice sociale structurelle, et des «diacres-samaritains» en prise directe avec les pauvres. À la suite de l’auteur de cette dernière typologie, le théologien belge Alphonse Borras (Le diaconat au risque de sa nouveauté, 2007), la thèse du livre peut se résumer ainsi: si la cléricalisation du diaconat permanent se poursuit, sa spécificité apparaîtra toujours davantage en danger, son existence même sera de plus en plus mise en cause et l’Église, que le pape François souhaite en sortie et décentrée d’elle-même, connaîtra un nouveau repli identitaire.

Pour vérifier son hypothèse, l’auteur a sollicité le témoignage de trente-six diacres permanents français, avec les membres de leurs familles, leurs amis et leurs collègues de travail, autour des notions de leur appel, de leurs références théologiques et spirituelles, de leur recherche d’équilibre entre prière et action, de leurs relations avec une Église aimée et parfois inquiétante dans la période de crise actuelle.

La préférence de Tyrol va nettement aux diacres signes d’une Église en tenue de service auprès des plus fragiles et des plus démunis, déjà dans le choix de ses interviewés. À travers les portraits des diacres engagés auprès des affamés, des étrangers, des malades, des prisonniers, fondateurs d’associations ou discrets témoins, se dégage une image d’un ministère très incarné dans la réalité contemporaine «fluide et postmoderne». C’est celle-là qui correspond le mieux à l’intuition de Vatican II et aux vœux du pontife argentin pour une Église «accidentée, blessée et sale pour être sortie sur les chemins, plutôt qu’une Église malade de son enfermement et qui s’accroche confortablement à ses propres sécurités» (Evangelii gaudium, n° 29).

Cette option préférentielle pour la diaconie du monde n’exclut pas l’équilibre que trouvent certains avec le service de la Parole et des sacrements: les diacres sont invités à être les rappels vivants de ce service des petits, auxquels absolument tous les disciples missionnaires sont conviés du fait de leur baptême. Mais si sa «sacristanisation» s’intensifie, le ministère diaconal risque de mourir, et l’Église en serait appauvrie. Tel est le cri lancé par cet ouvrage nécessaire pour l’ensemble du corps ecclésial.
François-Xavier Amherdt

 

Pierre de Charentenay
Tolérance Zéro. Lutter contre la pédophilie dans l’Église
Paris, Salvator 2021, 224 p.

Parmi les nombreuses publications consacrées au triste drame de la pédophilie qui secoue l’Église catholique, cet ouvrage a le mérite de proposer une bonne synthèse de la question. En dressant une sorte de catalogue impressionnant des abus à travers le monde, une première partie aide à prendre conscience de l’ampleur de la crise. L’Allemagne, l’Australie, l’Autriche, la Belgique, le Canada, le Chili, la France, les États-Unis, l’Irlande, le Mexique, la Pologne sont touchés; curieusement, l’Asie et l’Afrique semblent échapper au problème ou à la perspicacité de l’auteur. Si les cas recensés sont bien connus et ont déjà fait l’objet de nombreux articles dans la presse, ce triste inventaire, en dégageant une impression d’ensemble, rend plus manifeste l’ampleur et la gravité du drame.

Dans une deuxième partie de son ouvrage, le jésuite Pierre de Charentenay explore les racines religieuses et spirituelles du mal et n’hésite pas à les dénoncer. Il épingle le cléricalisme, cette peste de l’Église comme l’appelle le pape François, la résurgence d’anciennes hérésies comme le pélagianisme et le gnosticisme, le culte ambigu du charisme des fondateurs de plusieurs nouvelles familles religieuses, leur emprise spirituelle peu respectueuse des personnes. Trop souvent l’Église officielle a tardé à réagir, quand elle n’a pas fait résistance en couvrant d’un silence suspect des agissements destructeurs, comme le montrent des cas précis et documentés.

L’auteur termine en s’intéressant au long et laborieux travail de reconstruction des victimes. Parce que la parution de son ouvrage a précédé de peu la publication du rapport Sauvé, l’auteur n’a pas pu en tenir compte, ni de la réaction de l’épiscopat français. Ce qui n’enlève rien à la pertinence de ses propos.
Pierre Emonet sj

 

Henri Quantin
L’Église des pédophiles. Raisons et déraisons d’un procès sans fin
Paris, Cerf 2021, 376 p.

Professeur de lettres et grand connaisseur de la littérature catholique française, Henri Quantin réalise autour de l’affaire Preynat/Barbarin le rêve que Claude Lanzmann a eu lors du procès du curé d’Uruffe en 1958: faire comparaître l’Église toute entière. Ce faisant, il assume à la fois les rôles de procureur et d’avocat, dénonçant aussi bien l’ampleur des crimes et leur dissimulation que les partialités dans le procès médiatique et dans certaines tentatives d’explications trop simplistes à l’extérieur et à l’intérieur de l’Église.

Plus proche de Benoît XVI que du pape François, l’auteur voit dans le scandale de la pédophilie au sein de l’Église moins une conséquence du cléricalisme que « le retour du refoulé ». Pour lui, ce n’est pas un hasard si la plupart des abus commis par des prêtres ont eu lieu entre les années 60 et 80, «la période la moins cléricale de l’Église» probablement. Ces années coïncident avec le refoulement progressif du mal dans le discours théologique de la nature blessée de l’homme et de la notion du péché originel, avec comme conséquence une vision naïve de l’homme et une diminution considérable de l’autorité de l’Église en matière de moralité et comme médiatrice de l’œuvre de la rédemption.

Bien ancré dans le catholicisme et habité par un désir de vérité et de libération de la parole, l’auteur propose une vision globale des différentes dimensions du phénomène de la pédophilie dans l’Église. N’étant lui-même pas membre du système clérical, ses réflexions, aussi stimulantes que provocantes, apportent une contribution importante à un débat dans lequel de nombreux interlocuteurs potentiels sont condamnés à la discrétion en raison de leur appartenance au parti des accusés dans le procès. En même temps, indépendamment de la question des pédophiles, l’auteur ne cache pas sa position critique à l’égard de certains développements dans l’Église catholique.

Si une pincée de polémique contribue à son écriture intelligente et captivante, le discours devient parfois un peu banal lorsqu’il s’agit du combat entre les moutons et les ruminants, de sa critique de l’Église moderne d’un David Gréa, ou de certaines approches contemporaines en œuvre dans l’Église, comme celle de vouloir chercher des réponses par le biais de sondages publics.
Beat Altenbach sj

 

Jacques Rime
La nature et le sacré. Un espace pour se ressourcer
Bière, Cabédita 2020, 96 p.

Si le christianisme et l’écologie n’ont pas toujours fait bon ménage, l’auteur de ce livre analyse des questions écologiques et nous conduit à découvrir le spirituel dans le reflet du Créateur à travers la Terre. Dès la première page, il nous parle du poète Pétrarque qui, en 1336, lors d’une ascension au Mont-Ventoux, contemple l’horizon puis ouvre Les Confessions de saint Augustin qu’il a toujours en poche. Et c’est un choc. Son message -les hommes admirent la nature et se délaissent eux-mêmes- est pour lui matière à réflexion.

L’auteur évoque aussi l’écrivain anticlérical Jules Michelet, qui demande ce que l’homme a fait de la nature, ainsi que l’analyse en 1966 d’un historien américain sur la question du rapport problématique du christianisme avec la nature (même si François d’Assise chante notre mère Terre). Les chapitres se suivent: L’être humain dans le Cosmos, Notre sœur la Terre, La Nature et la Culture - la ville n’a pas bonne presse aujourd’hui, elle est le lieu du gigantisme, de l’aliénation, de la pollution, l’antinature par excellence ; le Christ d’ailleurs a été un prédicateur de campagne.

Dans un autre chapitre, Espace et territoire, l’auteur dit que, davantage qu’une domination spoliatrice du monde, le christianisme a permis à l’humain de se situer dans l’espace et de ne pas se sentir perdu. Il montre aussi que Jésus a aboli le poids pesant des lois anciennes et de leurs interdits, pour créer l’harmonie entre la créature et son Créateur, invitant les êtres humains à se considérer comme des pèlerins à la recherche de la véritable patrie. Le croyant pèlerin fréquente la nature et en retire du bonheur.
Marie-Luce Dayer

 

Francine Carrillo
Rahab la spacieuse
Le Mont-sur-Lausanne,
Ouverture 2020, 62 p.

Rahab, l’intranquille, la tumultueuse, l’audacieuse. C’est elle que Francine Carrillo a choisie comme compagne pendant le confinement, «pour conjurer l’angoisse qui désarticulait soudain le quotidien». Sur les murailles de Jéricho, Rahab a accueilli et protégé les deux envoyés de Josué avant la prise de la ville (Jos 2-6).

Cette histoire, dit l’auteure, rend hommage aux innombrables visages de femmes qui «hantent mes pensées et forcent mon admiration devant leur persévérance à tenir debout malgré tout». La Cananéenne s’est «risqué à faire alliance avec le Dieu de la Vie, en dissidence avec les siens ». Elle sera citée dans la généalogie de Jésus (Mt 1,5), dans la lettre aux Hébreux (11,31) et dans celle de Jacques (2,25).

Francine Carrillo lui donne la parole et révèle ce que les trois lettres de son prénom nous apprennent sur son identité. La maison de Rahab, «située sur les remparts de Jéricho dans le lieu de l’entre-deux, entre l’intra et l’extra muros […] offre à la fois le passage et le confinement, l’ouverture et la protection». Rahab, «la spacieuse, la généreuse, la passeuse qui défait les frontières et les lieux mortifères», va attacher à sa fenêtre «un cordon écarlate» qui sauvera sa famille lors de l’assaut des Hébreux. Tirer à notre tour sur ce cordon, c’est être conduit au-delà de nos fractures jusqu’à l’espérance. Un petit livre, mais une profondeur qui creuse le désir.
Marie-Thérèse Bouchardy

 

Dom André Louf
L’homme intérieur. Au cœur de l’expérience spirituelle chrétienne
Salvator, Paris 2021, 206 p.

À l’heure de la quête de repères spirituels et de la crise de l’Église, il est salutaire de se plonger dans ce recueil d’articles écrits par l’un des maîtres contemporains de l’intériorité. Reçue au baptême, la vie spirituelle est un trésor caché dans le cœur. En cet oratoire secret, la prière ne s’interrompt jamais. Le découvrir change la vie. Les méthodes et techniques de méditation n’ont d’autre but que de mettre en contact avec cette prière divine agissante.

Remarquable phénoménologue de la vie intérieure, Dom André Louf décrit avec précision et finesse ce qui se passe quand on prie. Il nous emmène aussi au cœur de la conversion, étape charnière du parcours spirituel qui se signale par l’étonnante et heureuse expérience «d’un cœur brisé et broyé», lieu paradoxal d’une refondation de soi en vérité et liberté. D’autres pages remarquables sur le désert intérieur, le vrai repentir ou l’accompagnement spirituel sont livrées dans cet inédit qui rassemble des écrits non publiés ou destinés à des revues spécialisées. À n’en pas douter, l’orfèvre de l’intériorité qu’est l’auteur fait jaillir chez son lecteur la Source cachée et l’éveille ainsi à son être intérieur.
Luc Ruedin sj

 

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