Dans les années 80, Bernard Pivot concluait son émission littéraire Bouillon de culture par «Si Dieu existe, qu’aimeriez-vous, après votre mort, l’entendre vous dire?» Son successeur François Busnel, dans La grande librairie, axe davantage son travail sur les événements qui ont jalonné l’histoire de son invité. Ce déplacement patent -du rapport à la Transcendance, à l’exploration de son identité- peut éclairer la manière dont notre société gère la crise du coronavirus.
Excepté les spécialistes, l’arrivée du coronavirus a surpris la population suisse habituée à une sécurité de vie enviée de par le monde.[1] Elle a aussi choqué et traumatisé. Par-delà ces aspects douloureux, une question se pose: la mort tabouisée, frappant de manière massive et inattendue nos sociétés hyper sécurisées, va-t-elle remettre en évidence la fragilité de notre condition humaine et réveiller nos consciences assoupies par un confort anesthésiant, entraînant dans son sillage la question de la Transcendance ou tout au moins celle de la quête du sens?
À en croire les médias -exception faite de la presse religieuse et de quelques magazines- les préoccupations ont essentiellement tourné autour de la santé et de l’économie. Quoi de plus compréhensible que de vouloir sauvegarder sa vie et son bien-être?
L’échelle de Maslow, qui classe les besoins humains par ordre d’importance, place en tête les besoins physiologiques et sécuritaires, et en dernier lieu celui de transcendance. Ce modèle permet de comprendre pourquoi, en temps de crise, les besoins fondamentaux sont au centre de l’attention. Mais ne devrions-nous pas, malgré ce légitime souci, ne pas en faire un absolu et nous rappeler l’évidence que soulignait déjà en son temps Montaigne: «Tu ne meures pas de ce que tu es malade, tu meures de ce que tu es vivant»? Vouloir à tout prix préserver la santé et en faire l’unique point d’attention, n’est-ce pas s’enfermer dans une passion triste et mensongère de notre mortalité inéluctable? La santé est-elle vraiment le bien final et suprême? Le neuropsychiatre Viktor Frankl a rappelé à juste titre que la question du sens est cruciale pour rester en vie justement là où la santé est menacée.
Signe de nihilisme
Cette volonté à tout prix ne serait-elle pas également le signe d’une perte de vitalité, d’une dévaluation de valeurs plus hautes, bref, le signe d’un nihilisme[2] latent?
Friedrich Wilhelm Nietzsche,[3] que l’on qualifie d’athée, n’est pas celui que l’on croit! En ses multiples métamorphoses, il intime de dire oui, par-delà le bien et le mal, au tragique de la vie.
Mystique sauvage, il ne croit qu’à un Dieu qui saurait danser sur les abîmes. Ainsi ne fait-il aucune concession à la volonté de s’assurer la vie à tout prix. En généalogiste lucide, il en démasque les forces réactives hostiles et les met en rapport avec l’idéal d’une sécurité à tout prix, que cet idéal soit de type religieux, scientifique ou sanitaire. À ses yeux, le christianisme (et donc l’humanisme qui en est la forme sécularisée), qui a mis l’homme au centre en lui faisant croire à sa valeur infinie auprès de Dieu, est victime d’un risible anthropocentrisme qui dévalorise le sacré. En instaurant un arrière-monde, il dévalorise la vie et engendre le nihilisme.
Si le Dieu chrétien n’est plus croyable, cela ne signifie pas que la volonté de croyance, ce besoin de se donner des idoles, des certitudes, des points d’appui fermes pour porter et supporter l’existence, a disparu. Car même si la religion ne contient aucune vérité, elle est utile et même nécessaire à l’homme en ce qu’elle lui permet de voiler sa détresse en lui conférant une centralité et importance qu’il n’a pas.[4] Elle lui donne donc la force de vivre (Le gai savoir, 1882, n° 110).
Vient-elle à s’effacer, où trouver alors cette force? Quelles sont les valeurs sur lesquelles fonder une assurance? D’autres idéaux -le progrès, le scientisme, l’avènement du bonheur pour tous et, en leur sillage, la santé, la sécurité et le bien-être- vont remplacer le Dieu chrétien et fonctionner selon les mêmes forces réactives. De surcroît avec l’illusion de s’être libéré de la religion!
Dans un texte célèbre du Gai savoir (n° 125), Nietzsche fait entendre à sa juste mesure ce que signifie pour lui la mort de Dieu. Les athées marqués par les forces réactives ne se rendent pas compte de la portée de l’événement: la mer vidée, la terre désenchaînée de son soleil, l’horizon effacé. Non seulement le désastre, le chaos et la nuit donc, mais surtout l’effacement de l’horizon qui permet de vivre!
Devant un tel événement qui a déjà eu lieu -le Dieu chrétien est incroyable- mais qui n’a pas encore produit ses effets -telles les étoiles mortes qui continuent à rayonner pendant des siècles et à éclairer nos nuits-, qui peut être suffisamment aristocrate pour en comprendre la nature et l’ampleur? Plus encore, pour en vivre! L’insensé, même s’il est lucide, obsédé qu’il est par la mort de Dieu, reste l’homme du ressentiment et non pas un esprit libre délivré de la volonté de croyance. Venu trop tôt, il entame alors un requiem aeternam Deo dans les églises qui sont devenues pour lui les tombeaux de Dieu puisqu’elles en ont été les fossoyeuses.
De nouvelles idoles
Aux yeux de Nietzsche, la religion sera donc remplacée par d’autres idoles si tant est que seul l’homme aristocratique peut vivre à hauteur du surhomme qui accepte l’éternel retour du tragique. Dans la préface d’Ainsi parlait Zarathoustra, le philosophe voit, plutôt avec mépris et dégoût, la perpétuation de celui qu’il appelle le dernier homme qui vénère à tout prix la santé plutôt que la vie. «Un peu de poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de poisons enfin, pour mourir agréablement»[5] est devenu sa ligne de conduite. Ainsi, puisque l’homme en son besoin d’une vérité et d’une sécurité à tout prix est fabricateur de dieux, d’autres idéaux prendront la place de l’idéal religieux. Aujourd’hui le sage insensé n’entonnerait-il pas son chant sur les marchés de l’économie et aux carrefours de notre société de consommation et du bien-être, là où l’homme est réduit à ses seuls besoins vitaux?
Il ne s’agit pas d’adopter les vues du philosophe de Sils-Maria, lui qui, par ailleurs, s’est toujours refusé à faire école, mais de nous interroger sur nos croyances et nos idoles afin de trouver la juste posture pour habiter pleinement notre monde. Qu’est-ce qui a du prix, de la valeur? Qu’est-ce qui a vraiment sens? Quel coût sommes-nous prêts à payer pour cela? Sommes-nous animés par l’affirmation active de la vie?
Pour ceux qui se reconnaissent chrétiens, la question se redouble et se précise: sommes-nous disciples d’un Dieu qui nous propose en son souffle et à sa suite de dire totalement oui à la vie? Tel Jésus aux yeux mêmes de Nietzsche! Sommes-nous par son Esprit rendus capables d’accepter tout ce qui surviendra dans la confiance à celui qu’il appelait son Père? Sommes-nous connectés à cet abîme de l’Amour infini dont la seule mesure est d’aimer sans mesure? Bref, notre source est-elle le Dieu vivant?
La crise comme chance
Le confinement de ce printemps imposé par la crise sanitaire a été l’occasion d’une prise de distance de nos habitudes, voire un espace pour une conversion du cœur, un retournement de mentalité. Lorsque l’on est malade (du latin male habitus), un déséquilibre apparaît, qui peut être compris comme le fait de mal habiter son corps, son intériorité et son environnement. Ce déséquilibre, cette crise, invite à une prise de conscience salutaire, à séparer, distinguer (krisi en grec) pour réordonner sa vie, réajuster ce qui est faussé. Ainsi, au-delà du coronavirus qui n’en est qu’un symptôme, la crise écologique signale combien notre Terre est malade. Elle nous invite à nous établir plus justement dans notre univers, en prenant soin d’offrir l’hospitalité à ceux qui, déracinés, partagent la Terre avec nous.[6]
Dans cette perspective, il ne s’agit pas à la suite de Nietzsche de jeter la métaphysique aux oubliettes. Il est bien plutôt requis de discerner comment l’expérience d’un principe -le Bien[7]-, d’une transcendance -l’Un- d’un amour -Dieu- donne d’habiter justement le réel et de vivre dans la grande santé que procure le Salut.
Un saut qualitatif est franchi, le Salut étant le signe de l’irruption de l’éternité.
Loin de dévaloriser le monde, celui qui en est bénéficiaire soigne sa capacité à l’habiter plus joyeusement et à tout mettre en œuvre pour le respecter et le préserver. Il éprouve la joie de se découvrir mystérieusement porté et sauvé par son Créateur. La taille de l’homme vient de ce à quoi il se mesure!
Luc Ruedin sj, accompagnateur des Exercices spirituels, théologien et travailleur social, est formateur d’adultes et responsable de l’Espace Maurice Zundel, à Lausanne. Dernier ouvrage: Saisis par Dieu: le château intérieur. Une lecture du Livre des demeures de Thérèse d’Avila (Paris, Parole et silence 2019, 104 p.).
[1] En Suisse, l’espérance de vie à la naissance (estimée à 80,2 ans pour les hommes et 84,6 ans pour les femmes en 2010) figure parmi les plus élevées au monde. Cf. Confédération suisse, Organisation mondiale de la santé, Stratégie de coopération OMS – Suisse, 2013, 32 p. (n.d.l.r.).
[2] Le nihilisme se caractérise par le fait de substituer un monde fictif au monde réel, de vouloir nier ce qui est au profit de ce qui n’est pas.
[3] Cette partie s’inspire de l’article de Paul Valadier sj, Nietzsche et l’avenir de la religion, in Le portique, septembre 2001.
[4] Nietzsche compare l’homme à une minuscule fourmi perdue dans une vaste forêt ou à une mouche qui se prend pour le centre du monde alors qu’elle n’est qu’une poussière perdue dans l’immensité de l’univers.
[5] Friedrich Wilhelm Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, p. 18, traduction Albert, 1903, Wikisource.
[6] François, Encyclique Laudato Si’, Rome 2015.
[7] «L’ami des Idées est pour Platon celui qui court le beau risque de se retrouver entier au contact de l’Idée du Bien, afin de pouvoir se gouverner lui-même comme il faut ainsi que les choses et les êtres qui l’entourent»: in Jeanne Bernard-Amour, Introduction à la philosophie antique (cours en ligne du Theologicum à l’Institut catholique de Paris).