jeudi, 12 mars 2020 15:31

Lettre à un jeune poète qui n'a encore rien publié

GerardJoulie choisir60ans2019 2113En novembre 2019, choisir fêtait ses 60 ans dans l'espace feutré de la Société de lecture de Genève. L'occasion pour une dizaine d'écrivains de lire à haute voix l'un de leurs textes édités dans la revue devant une assemblée d'invités heureux et conquis. À l'image de Gérard Joulié qui a lu la présente chronique Lettre à un jeune poète qui n'a encore rien publié, parue in choisir n°684 juillet-août-septembre 2017, consacrée à la nuit. Enregistrée en live, nous vous proposons de l'écouter ci-dessous:

Né à Paris, Gérard Joulié est arrivé à Genève dans les années 60 et s’est lié d’amitié avec Vladimir Dimitrievic, fondateur des éditions L’Âge d’Homme. C'est ainsi qu'il a été durant 40 ans le traducteur attitré de l’anglais au français de cette maison d’édition, notamment des écrits de Chesterton et Saki. À la fin des années 90, il se lance dans la poésie sous le nom de plume de Sylvoisal et est édité à l’Âge d’Homme et aux éditions du Cadratin. Il a reçu en 2005 la médaille de bronze du Prix Hérédia, pour son livre La furie française co-écrit avec Chaunes. Il participe depuis 1984 à la rubrique lettres de choisir.

Lire sa chronique également ci-dessous.


À l’origine est un nœud de souffrance. La poésie est ce cri. La souffrance et la culpabilité sont les conditions premières de la liberté. D’autres l’ont dit comme Kafka ou Dostoïevski. Ils ont montré le bon chemin. N’ayez pas peur de l’emprunter. Vous y serez tout seul avec vous-même. Peut-on rêver plus sainte compagnie ?

Une fois que vous aurez avancé sur cette voie, vous ne pourrez plus retourner en arrière. Vous vous demanderez pourquoi vous souffrez. Et personne ne vous le dira. Si la souffrance avait un sens elle ne serait plus la souffrance. On l’expliquerait. On la guérirait. Si la souffrance avait un sens, l’homme ne serait pas un homme, il serait un objet. Un objet, ça ne souffre pas. N’ayez pas honte non plus de vous sentir coupable et criminel. Un objet n’a pas de telles pensées.

Une fois que vous avez développé une conception aussi exigeante de l’existence, vous êtes fichu pour la vie sociale et bon pour la littérature, et particulièrement pour la poésie qui est ce qu’il y a de plus élevé et donc de plus exigeant en littérature. On ne peut pas réussir sur ces deux terrains à la fois, la poésie et la vie sociale. Comme le dit l’Évangile, on ne peut servir deux maîtres, ni emprunter deux voies à la fois. Mais ne croyez pas non plus pouvoir réussir sur le terrain poétique. Seulement là vos échecs vous rendront heureux.

Points de départ

L’homme qui plaît au monde ne deviendra jamais un grand écrivain. Devenir poète, c’est désapprendre à vivre. C’est cesser de vivre en société, d’appartenir au troupeau, de venir tous les soirs se rouler et se réchauffer dans la paille. Vivez dans votre passé ou celui que vous imaginez être celui de votre race (vous n’imaginerez jamais assez, vous ne remonterez jamais assez loin, assez haut). Vivez dans votre passé comme un élève puni dans un coin coiffé d’un bonnet d’âne, remâchez vos amertumes, passez en revue vos échecs. Tout doit vous blesser, vous dégoûter, vous écœurer. La timidité, la honte sont d’excellents points de départ pour chanter le malheur de la condition humaine. Et peu importe que vous soyez ou non entendu. Vous n’écrivez pas pour flatter les hommes.

Oubliez que vous avez été bien élevé par des parents sérieux, aimants, affectionnés, qui se sont saignés aux quatre veines pour vous envoyer dans les meilleurs collèges religieux ou les meilleurs lycées de la République. Oubliez que des prêtres vous ont appris que Dieu est toute-puissance, toute bonté, toute miséricorde et qu’il vous a créés, vous et le genre humain, par le plus pur, le plus grand, le plus profond et le plus désintéressé des amours. Oubliez que les hommes sont vos frères et que demain sera meilleur qu’aujourd’hui ou qu’hier. Mais pensez parfois au Diable avec tendresse et reconnaissance comme à un compagnon de chaîne, un vaincu tout comme vous.

Abreuvez-vous, aspergez-vous d’humiliations. Baudelaire, qui s’y connaissait en la matière, les appelait des grâces. Ayez peur de vous montrer, de prendre la parole, d’attirer sur vous l’attention. Le ressentiment, la gaucherie, la maladresse, la modestie sont nécessaires à toute création artistique véritable. Et revenez toujours boire à la source qui est la souffrance. La souffrance et la culpabilité. La culpabilité vous ouvrira toutes les portes du rêve et de l’imagination. C’est un abîme insondable, une source intarissable.

Lorsque vous susciterez chez autrui un mélange de mépris dégoûté, d’indignation et de pitié effrayée, dites-vous que vous êtes sur la bonne voie et que le Golgotha n’est pas loin. Le Golgotha ou le Graal. C’est tout un pour un cerveau poétique. La croyance à l’enfer et à la damnation éternelle est un excellent aiguillon pour la création, mais elle n’est pas donnée à tout le monde.

Un cri, des phrases

Si vous ne parvenez pas à articuler votre mal-être dans une structure bien définie, vous êtes foutu. La souffrance vous bouffera tout cru comme l’ogre des contes pour enfants. Votre cri sera stérile. C’est là qu’arrive la bonne fée, la grande abbesse du couvent dans lequel tous les poètes ont fait de temps en temps retraite. À ce cri il faut des phrases. Voilà ce qu’elle vous apprend, la Grande Muse, sur les bancs de son école qui n’est ni religieuse ni laïque.

N’ayez pas peur des phrases, même des belles phrases. Les phrases sont comme des femmes. Les plus belles ne sont pas les moins abordables. Lisez et relisez l’abbé Delille. Croyez aux versifications anciennes comme un enfant croit aux anges, aux fées, aux ogres et aux sorcières. La versification est un puissant outil de libération de la vie intérieure. Paul Valéry, qui se souciait peu de ne pas écrire pour le plus grand nombre, n’avait pas honte de se définir avant tout comme un versificateur, laissant à René Char et à quelques surréalistes le soin ou l’honneur de se qualifier de poètes.

Ne vous engagez pas sur la voie tracée par les surréalistes. La poésie n’est pas l’éclair aveuglant du viol et de la vitesse. Elle n’est pas la foudre qui abat le chêne. Elle est le chêne avec toutes ses branches et toutes ses racines. Elle est le pas-à-pas du marcheur. Elle est la marche lente de nuit à l’aide d’une lanterne ou à la lueur d’une étoile. On survole un texte en prose, on avance mot à mot dans un poème. On pèse chacun des mots pour mesurer s’il est de bon aloi.

Bons pour détruire, les surréalistes ne surent pas construire. Ces amoureux stériles et convulsifs de la poésie, dans leur frénésie d’obtenir au plus vite le plaisir le plus intense, ne surent pas lui faire des enfants. Les portes qu’ils ouvrirent à coup de pied donnaient sur le néant. Ils pensèrent pouvoir se passer des règles et crurent qu’il suffisait d’enlever les épouses de Barbe-Bleue gardées par des dragons. Ils oublièrent, ces cervelles brûlées, que l’art d’écrire fut inventé par l’amante captive écrivant à l’amant prisonnier. La poésie est cette prison, et le poète est tantôt celui qui rôde autour de cette clôture, tantôt le prisonnier lui-même. Car même libre, il reste prisonnier. Entre lui et son désir, il y a une grille. Et cette grille est la poésie elle-même.

Aristocrate ou parasite

Écrire des vers est un métier qui a le privilège de ne pas rapporter de l’argent. Que ceux qui exercent ce sacerdoce en soient fiers. N’oubliez pas, poètes, que vous êtes des aristocrates. Chanter n’est pas un travail. Publier n’est pas nécessaire.

Que le poète soit par nature un pique-assiettes et un parasite est une chose entendue. Trop peut-être, car certains, en marge de leur métier de poète, ont gagné très honnêtement leur vie. Les citer prendrait trop de temps et de place. Qu’il nous suffise de nous rappeler que T.S. Eliot fut non seulement directeur de collection chez un grand éditeur londonien, mais également un paroissien zélé qui lisait l’épître pour l’édification de ses coreligionnaires, au grand étonnement de Virginia Woolf pour qui les mystères de la foi chrétienne étaient lettre morte.

Surtout ne vous expliquez pas et ne cherchez aucune justification à ce que vous faites ou que vous ne faites pas. Vous n’écrivez pas pour rendre les hommes meilleurs ou plus mauvais qu’ils ne sont naturellement. Vous n’écrivez pas pour réformer la société. Vous écrivez comme un amant écrit à sa maîtresse, un croyant à son Dieu. Et vous serez lus par des croyants et des amants comme vous. Vous formerez à votre insu une société secrète de solitaires. Vous ne vous connaîtrez pas, vous ne vous rencontrerez pas. Vous vous lirez de temps en temps fraternellement.

Devant votre âme (car votre croyance ou votre incroyance m’indiffère), cette chose qui est de toute façon plus grande que vous, restez humble et honnête. Il y a encore des tas de petites vertus chrétiennes qui dorment insoupçonnées en vous et qui le moment venu pourront vous servir. La vie est longue même si elle n’est qu’une illusion.
Certains, par pudeur ou orgueil, ou les deux mélangés comme c’est le plus souvent le cas, préfèrent ne pas publier de leur vivant, laissant leur manuscrit sur leur table de travail, avec un mot à l’intention de leur femme de ménage dont, étant le plus souvent d’origine étrangère, elle ne saura que faire.

Pour la gloire de Dieu

Mais l’homme n’est pas seul sur terre. Il a toujours à ses côtés ces deux bons anges qui sont le Hasard et la Providence, qui prennent soin de sa vie quand il ne sait à quel saint se vouer et où diriger ses pas. Et puis le poète, passé depuis déjà des heures de vie à trépas, n’aura plus besoin de croire en cette chose illusoire qui s’appelle le lecteur ou la postérité. On pourra dire de lui, dont on ne lira jamais une ligne, qu’il a vécu et écrit pour la gloire de Dieu seul. Or n’être lu que de Dieu et de ses anges est un privilège qui n’est pas à dédaigner. C’est mieux que de se croire incompris d’un monde dont on s’est depuis longtemps désolidarisé.
Certains poètes ou prétendus tels songent alors à se bâtir une biographie. Le danger des biographies et des vies « légendaires » - et Arthur Rimbaud ne put s’empêcher d’avoir la sienne -, c’est que le lecteur paresseux lit plus facilement une biographie au héros duquel il va forcément s’identifier, qu’un recueil de vers auquel il ne comprend généralement pas grand-chose.

L’idéal est de disparaître dans son œuvre tout en continuant mystérieusement d’exister et de mener une vie secrète et solitaire. Pour cela il ne faut rien de moins qu’une pluie de grâces tombées comme des confettis de la main grande ouverte du Très-Haut.

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