vendredi, 15 septembre 2017 00:22

Un communisme religieux. La guerre des paysans (1524-1525)

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Gravure sur bois ornant le titre de la feuille volante "Description du moulin divin", commandé par Zwingli en 1521.La révolte paysanne du XVIe siècle en Allemagne et en Suisse a été vue par Karl Marx comme une première expression du communisme (la révolution russe du siècle passé s’appuya d’ailleurs sur les masses paysannes). Or la dimension religieuse et eschatologique était prioritaire chez ses penseurs radicaux. Le mouvement connut l’échec et favorisa même en Allemagne le triomphe de l’absolutisme.

Jean-Blaise Fellay est responsable du programme de formation du Domaine de Notre-Dame de la Route, à Villars-sur-Glâne. Il a dirigé le Centre interdiocésain à Fribourg et a été durant 14 ans rédacteur en chef de choisir.

Une série de révoltes paysannes se déclenchent dans les années 1524-25 dans le sud de l’Allemagne. Elles mettent en branle des groupes divers rassemblant au total près de trois cent mille hommes, en Alsace, en Souabe, au nord de la Suisse, en Autriche et jusqu’au nord de l’Allemagne. Vigoureusement combattues par les seigneurs laïcs et ecclésiastiques, ces jacqueries entraînent la mort d’environ cent mille révolutionnaires, provoquant un appauvrissement considérable dans les campagnes.
Les causes du soulèvement sont classiques: disettes, augmentation des taxes, durcissement des privilèges nobiliaires, différences de développement entre villes et campagne. La petite noblesse, appauvrie par la diminution des rendements agricoles, cherche les moyens de maintenir sa situation; elle ne recule pas devant l’exaction et le brigandage. L’économie évolue, le commerce et l’artisanat deviennent les principaux vecteurs de richesse au détriment de l’agriculture.

Dimension religieuse

C’était certes déjà le cas lors du siècle précédent, mais ce qui donne son aspect particulier aux révoltes paysannes du XVIe siècle, c’est la place occupée par la dimension religieuse. L’impulsion en est donnée, entre autres, par Martin Luther.
En 1520, le réformateur déchire la bulle d’excommunication du pape et publie un texte affirmant La liberté d’un chrétien. Cette affirmation trouve un profond écho dans les campagnes et réveille de vieilles revendications paysannes, avec une certaine ambiguïté malgré tout, car là où Luther vise essentiellement la liberté de conscience face à l’Église, les fermiers considèrent d’abord les dîmes, les servitudes et les taxes. Face aux premières émeutes, le réformateur prêche l’apaisement puis, au spectacle des attaques contre les châteaux et des meurtres de familles seigneuriales, il engage les princes à intervenir sans pitié Contre les bandes violentes et assassines de paysans (1525).
Cette attitude suscite des reproches dans son entourage proche. Andreas Bodenstein de Karlstadt et Thomas Müntzer prennent leurs distances avec lui. Karlstadt, qui a été le maître de Luther à Wittenberg, se signale dès 1522 par des prises de position en faveur de l’iconoclasme. Müntzer, ancien prêtre catholique que Luther avait installé dans une paroisse de Saxe, se prononce quant à lui clairement en faveur des révoltés et devient leur référence théologique. Dans un Sermon aux prêtres en 1524, il reproche à Luther sa trop grande proximité avec les autorités civiles; celui-ci lui répond la même année par un appel Aux princes de Saxe contre l’esprit de révolte.
De leur côté, les paysans souabes (c’est autour du lac de Constance que se regroupent plusieurs meneurs allemands, alsaciens et suisses) adoptent les Douze articles, le 20 mars 1525. Ils contiennent leurs principales revendications: la commune rurale comme base de l’organisation sociale, l’Évangile comme seule règle de foi, la rétribution des pasteurs par une dîme communale et non plus ecclésiale, la sécularisation des biens d’Église, l’abolition des privilèges nobiliaires et un seul principe judiciaire pour les hommes de toute condition.

Une théocratie

Thomas Müntzer appuie ces propositions et les intègre dans sa théologie. Il insiste sur l’inspiration de l’Esprit saint, la lecture de la Bible sans recours à une autorité extérieure, l’obligation de constituer des communautés de saints radicalement séparées de l’esprit du monde. La pauvreté doit être combattue parce qu’elle ne permet pas la conduite d’une vie religieuse faite de travail et de méditation de la Parole. Comme dans l’Église des premiers chrétiens, tout doit être partagé dans une égalité parfaite. On y entre par un baptême nouveau, qui doit être le fait d’un adulte conscient, et qui exige, par la suite, la rectitude de vie. Tout membre qui ne s’y conforme pas s’en voit exclu. Le règne du Christ doit s’imposer à l’ensemble de la société et cela d’autant plus vite que la fin du monde se rapproche.
Müntzer met en pratique sa doctrine dans la ville de Mühlhausen, qui devient une théocratie dans laquelle est abolie la propriété privée. C’est ainsi qu’il accompagne, le 11 mai 1525, les paysans révoltés de Thuringe devant les portes de Frankenhausen. Au nombre d’environ sept mille, armés sommairement de fourches et de faux, ils se retrouvent face aux troupes du duc de Saxe, Philippe de Hesse, et du duc de Brunswick. Les soldats expérimentés, bien commandés et dotés d’artillerie, font un massacre : près de six mille paysans sont tués. Müntzer lui-même est fait prisonnier, est torturé puis exécuté le 27 mai. Cela met un point final à la dimension militaire de la Guerre des paysans. L’influence théologique et sociale de ces théologiens radicaux se poursuivra cependant jusqu’à nos jours via la branche pacifiste des anabaptistes.

L’armure de Dieu

Ainsi, en 1527, les Frères suisses rédigent la Confession de Schleitheim, sous l’influence de Thomas Schlatter. Ancien prieur bénédictin de Forêt-Noire, ce dernier se joint aux paysans, qui prennent son abbaye, et fait un séjour à Zurich, où il rencontre des anabaptistes hostiles à Zwingli. Expulsé de la ville, il rejoint les Frères suisses à Schleitheim et préside leur réunion.
La confession de foi exige une séparation totale « de Babylone et de l’Égypte terrestre », des papistes et des « nouveaux papistes » (luthériens), condamne les armes diaboliques de la violence, «telles qu’épée, armure et autres choses semblables», et demande de ne pas recourir à la justice terrestre: «Les magistrats du monde sont armés de pointes et de fer, mais les chrétiens sont armés de l’armure de Dieu, de la vérité, de la justice, de la paix, de la foi, du salut et de la Parole de Dieu.» Schlatter est arrêté peu après par le comte Joachim von Zollern, allié de la Maison d’Autriche, condamné comme hérétique et exécuté après d’affreuses tortures.
Cela n’entraîne pas la fin des troubles. En 1531, un prédicateur luthérien s’oppose à l’évêque dans la ville épiscopale de Münster en Westphalie. Le conflit se radicalise quand le pasteur passe à l’anabaptisme. Il est rejoint par un prédicant hollandais, Jean de Leyde. L’évêque se voit obligé d’accepter la liberté de culte en 1533, et le nombre des anabaptistes augmente rapidement. Ils appartiennent au courant melchiorite qui admet l’utilisation de la force pour l’avènement du Royaume du Christ. Alors que la ville est assiégée par les troupes épiscopales, Jan Matthijs, un des chefs anabaptistes, se considérant comme un nouveau Gédéon [qui, avec seulement 300 Israélites, vainquit les envahisseurs Madianites, Juges 6-8], se présente sans armes avec quelques compagnons aux portes de la ville pour faire reculer les assaillants. Il est aussitôt mis à mort.Resté en ville, Jean de Leyde se proclame successeur de David, revêt des insignes royaux, décrète l’égalité des biens et la polygamie. Le siège dure une année. Philippe de Hesse, le protecteur de Luther, vient prêter main forte à l’évêque de Münster pour s’emparer de la ville. Jean de Leyde et ses adjoints sont arrêtés, torturés et mis à mort en janvier 1536. Leurs corps sont placés dans des cages de fer suspendues au clocher de la cathédrale en guise d’avertissement.
Cet épisode discrédite le millénarisme armé et pousse des anabaptistes comme Menno Simons à se tourner résolument vers un évangélisme pacifique. C’est l’origine des mouvements mennonites, qui se développeront ensuite principalement dans les Pays-Bas, puis en Amérique du Nord. Ils se fondent dans le grand mouvement des communautés baptistes apparues en Angleterre, puis dans celui des nombreuses communautés «évangéliques» des États-Unis.

De l’Oberland, les amish

Il vaut la peine de mentionner un de ces mouvements, puisqu’il a conservé la trace de ses origines suisses, les amish. Originaires de l’Oberland bernois, ils font partie de ces dissidents qui ont lutté contre l’emprise religieuse et politique de la ville réformée de Berne. Chassés de leurs terres, ils ont pris la direction de l’Alsace, où l’un des leurs, Jakob Amman, de qui vient leur nom, a voulu restaurer en 1693 leur rigueur originelle.
Émigrés ensuite en Pennsylvanie, ils vivent en communautés endogames, refusant toute compromission avec le monde profane. Voués à l’agriculture, ils dédaignent l’électricité et le moteur à explosion, vivent en grandes familles d’une dizaine de personnes, s’habillent de manière uniforme : les femmes en robe longue, les hommes coiffés d’un chapeau et portant la barbe. Ils ne votent pas, ne souscrivent pas à des as-su-rances, ne font pas de service militaire. Ils parlent un allemand dérivé du vieux dialecte bernois. Fidèles à leur lecture de la Bible et à leurs mœurs patriarcales, ils ont, à leur manière, maintenu les convictions et les manières de vivre de leurs ancêtres des XVIIe et XVIIIe siècles. Ils jouissent d’une certaine prospérité car leurs marchandises, cultivées sans produits chimiques, sont recherchées pour leur qualité.
De manière plus générale cependant, on peut considérer que la guerre des paysans allemands du XVIe siècle a débouché sur un échec sur le plan politique. Leur révolte a provoqué une alliance entre les princes luthériens et les princes-évêques catholiques, comme l’illustre l’épisode de Münster. Elle a poussé à l’institutionnalisation du protestantisme, à la disparition du pouvoir communal et a favorisé la marche vers l’absolutisme étatique. Celui-ci a été sacralisé de fait par le principe confessionnel selon lequel «la religion du prince est la religion de l’État». C’est l’entrée dans l’ère du nationalisme confessionnel.

Particularité suisse

L’évolution a été différente en Suisse. La séparation entre la communauté chrétienne et la cité profane, chère aux anabaptistes, ne convenait pas du tout au réformateur zurichois Ulrich Zwingli. Son projet visait au contraire à réaliser la réforme de l’Église grâce aux magistrats élus par le peuple. Il obtint la condamnation des chefs anabaptistes zurichois: Félix Manz, fondateur des Frères suisses, est noyé le 5 janvier 1527, Conrad Grebel parvient à s’enfuir. Par ailleurs, les tensions avec les cantons catholiques voisins s’accroissant, Zwingli voulut les contraindre à adopter la réforme protestante. En 1531, lors de la deuxième bataille de Kappel, il fut tué et les Zurichois subirent de lourdes pertes.
Cet affrontement est considéré comme la première guerre confessionnelle en Europe, mais c’est fondamentalement un choc culturel et social opposant une ville réformée à des campagnes restées catholiques. Les hostilités débouchèrent sur un résultat opposé à celui de la guerre des paysans en Allemagne, car les montagnards de Suisse centrale étaient des vétérans des batailles d’Italie du nord et constituaient de redoutables milices. Alors que les paysans allemands avaient été écrasés sans lendemain, les cantons catholiques purent conserver leur autonomie politique et religieuse face aux villes réformées jusqu’à la deuxième guerre de Villmergen, en 1712. Les Confédérés purent préserver ainsi leur autonomie communale et, pour certains, des formes de démocratie directe, comme la célèbre Landsgemeinde.

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