Le deuil dans le cinéma fait souvent suite à la mort soudaine, voire brutale, d’un proche. Dans Soudain, l’été dernier de Joseph L. Mankiewicz (1959), lors de ses dernières vacances crapuleuses, le fils de Violette a été mis en pièces et dévoré vivant par une bande de jeunes mendiants. Dans La chambre verte (1978) de François Truffaut, Julien est hanté par le souvenir de sa femme, morte quelques mois après leur mariage. Dans Des gens comme les autres, de Robert Redford (1980), Conrad a assisté, seul et impuissant, à la mort de son frère aîné lors d’un accident de bateau. Dans L'Arbre de Julie Bertucelli (2010), Dawn se retrouve soudain seule avec ses quatre enfants quand le pick-up de son mari, terrassé par un infarctus, vient heurter le majestueux figuier qui jouxte leur maison. Autre arbre, autre accident de voiture dans Trois couleurs : bleu de Krzysztof Kie‘slowski (1993), mais cette fois Julie est la seule survivante : elle perd son mari et leur fille de 5 ans.
La perte d’un enfant, le pire des deuils, est aussi le point de départ d’Antichrist (2009) où Lars von Trier pimente sa scène primitive en choisissant un bébé, enfant unique, tombé d’une fenêtre pendant que ses parents font l’amour. Joseph Losey est plus sobre dans Cérémonie secrète (1969) : il a coupé la scène où Leonora fait l’amour sur la plage alors que sa fille de dix ans se noie. Dans The Way, d’Emilio Estevez (2013), c’est le fils unique de Tom qui a été foudroyé alors qu’il entamait le pèlerinage de Compostelle. Saul, un prisonnier juif d’Auschwitz, croit reconnaître, parmi les corps voués au four crématoire, celui de son fils (Le fils de Saul, de László Nemes, 2015).
Le psy plutôt que le prêtre
La plupart des films marquent très vite un rejet du christianisme et des rites mortuaires traditionnels. La première séquence de Cérémonie secrète montre Leonora recouvrant une statue de la sainte Vierge avec sa perruque blonde et déposant l’argent de sa passe à côté d’une photo de sa fille en première communiante. Puis la prostituée se rend dans une église, y allume un cierge, longe une cérémonie de baptême, et sort se recueillir devant la tombe de sa fille. Mais elle est suivie par la jeune Cenci, qui va bientôt l’aspirer dans ses rituels détraqués.
Les trois copains de Husbands (John Cassavetes, 1970), pour leur part, repartent en taxi après la séquence initiale des funérailles de leur ami, en pestant contre le sermon du prêtre. Au début de La Chambre verte, Julien, rédacteur nécrologique d’un journal de province, se rend aux obsèques d’une jeune femme. Quand on referme le cercueil, le veuf pique une crise de nerfs et le prêtre tente de le calmer. Julien le tance: «Son mari n’a que faire de vos paroles de résignation (…) Tout ce qu’on attend de vous, c’est que vous disiez: ‹Lève-toi et marche!› et que les morts se lèvent et qu’ils marchent! (…) Vous n’avez rien à faire ici. Sortez! Sortez!»
Dans L’arbre, adapté du roman Our father who art in the tree, plus de référence au christianisme : c’est parce qu’elle trouve la tombe de son père « moche » (Dawn est trop dépressive pour l’entretenir) que la petite Simone va entrer en relation avec son père réincarné dans l’immense figuier. Et toute l’histoire du film d’Alekseï Fedortchenko Le dernier voyage de Tanya (2010) repose sur la reviviscence de rites païens préchrétiens.
Désormais, c’est généralement le psy qui tient lieu de guide et de thérapeute des âmes endeuillées. À la fin de Soudain, l’été dernier, le Dr Cukrowicz fait sortir les sœurs infirmières pour rester seul avec Catherine, la cousine du mort. Il lui injecte un sérum de vérité et l’hypnotise malgré elle. Puis c’est la séquence finale de psychanalyse sauvage où Catherine affronte son passé (et sa tante perverse). Quand les souvenirs refoulés finissent de resurgir, le Dr Cukrowicz ordonne à Catherine: «Lève-toi!» Et la belle de se jeter dans les bras de son sauveur: «Serre-moi. J’ai été si seule.» Cinquante ans plus tard, dans le couple d’Antichrist qui a perdu son bébé, le père, un psy comportementaliste hypnotiseur, se positionne en thérapeute (tendance gothique) de sa compagne. Dans Des Gens comme les Autres, le processus de « guérison systémique » de la famille commence quand Conrad se décide à consulter un psychiatre et se termine -avec le film- quand la mère, la seule qui n’a pas accepté de parler au médecin confesseur, quitte le foyer familial.Quand le deuil vire à l’errance
Si le choc de la mort entraîne un repli sur soi, toutes les histoires soulignent néanmoins l’impossibilité d’être seul. L’action est donc souvent resserrée sur deux ou trois personnes. Cet isolement est marqué par l’importance d’un lieu intime, à part, où se déroule un processus de deuil « alternatif » et personnalisé.
La chambre verte, obscure et glauque, est entièrement vouée au culte que Julien rend à son épouse défunte. Cenci, qui voit en Leonora sa mère dont elle nie la mort, emmène la prostituée dans la luxueuse demeure où elle vit seule. C’est dans ce lieu baroque, encombré de bibelots, que les deux femmes élucubrent une Cérémonie secrète, un jeu pervers de compensation délirante, où chacune voit la disparue en l’autre. D’autres films situent l’essentiel du rite dans un jardin, aussi chargé et inquiétant que les demeures précitées. Dans Soudain l’été dernier, c’est dans le jardin exotique de la demeure de Violet que le Dr Cukrowicz met en scène la catharsis finale en poussant Catherine à se remémorer la mort atroce de son cousin. Quant à la petite Simone de L’arbre, elle s’aménage un lieu de culte avenant dans les branches du figuier où elle communique avec son père.
Les rites funéraires ou les pratiques superstitieuses échafaudés par les personnages relèvent souvent du piétinement obsessionnel ou de l’errance mortifère. Julien refuse la mort, tout en vouant un culte aux morts en les faisant vivre à travers lui. Le jour où sa chambre verte prend feu, il décide de retaper une chapelle abandonnée et d’en faire un mausolée consacré à tous les morts qu’il a connus. Le Sonderkommando Saul cherche désespérément un rabbin qui puisse prononcer le kaddish - la prière des endeuillés - pour donner à son fils un enterrement conforme au rite juif. Mais son aspiration vitale au sacré est pervertie en une quête individualiste, obsessive et insensée. À la fin de Cérémonie secrète, dans un rituel unique, Cenci dispose en damier, à côté d’un verre de lait, les pilules qui vont la tuer.
Le dernier voyage de Tanya présente des scènes de rituels de passage païens. Miron déshabille son épouse morte, nettoie son corps, lui brosse les cheveux. « On a préparé Tanya comme une mariée. C’est comme ça qu’on fait chez nous, le matin précédant le mariage.» À la fin, les deux hommes dressent un bûcher au bord d’une rivière, brûlent le cadavre, et Miron verse les cendres et son alliance dans l’eau. «Pour un Mérien,[1] la mort par l’eau signifie l’immortalité.»
Comme son titre l’indique, ce film est la chronique d’un voyage. Le fait de se mettre en marche semble être une condition nécessaire pour traverser son deuil. Ainsi, à la fin de La chambre verte, le patron de Julien, qui a toujours porté un regard bienveillant sur ce personnage froid, autiste et obsessionnel, lui dit: «Bougez, agissez.» Dans le tout dernier plan de Soudain l’été dernier, après le suicide de Cenci et le meurtre de son beau-père par Leonora, celle-ci, couchée dans l’obscurité, se remémore cette petite histoire tonifiante: «Deux souris étaient tombées dans un pot de lait. L’une appela au secours et se noya. L’autre ne cessa de barboter et au matin, elle se trouva au sommet d’une motte de beurre.» Dans The Way, Tom traverse l’Atlantique pour identifier le corps de son fils unique dont il s’était éloigné ; une fois dans les Pyrénées, il décide d’accomplir le pèlerinage qui avait été interrompu par le coup de foudre fatal, en portant le sac à dos de son fils… et ses cendres.
Le passage oublié à la lumière
Mais l’ébranlement ne constitue pas une condition suffisante pour un retour à la Vie. Ainsi Beth, la mère endeuillée dans Des gens comme les autres, se rend aux soirées mondaines, planifie des voyages avec son mari, mais scotomise la douleur de son fils. Elle finira par quitter le foyer. Après l’enterrement de leur ami, les trois copains de Husbands décident de ne pas réintégrer le cours de leur vie (famille, travail…). Ils cherchent une sorte d’état existentiel dans une succession d’instants : ils courent dans la rue, jouent au basket, sautent dans une piscine, font une virée à Londres. «On est sur terre pour ressentir quoi? C’est un besoin et un sentiment d’angoisse. - De culpabilité. Laisse le mort à la mort. - On doit être libres, des individus libres.» La petite liberté individuelle, c’est aussi ce leurre que poursuit Julie dans Trois couleurs : bleu en faisant table rase du passé et en se défaisant de toute attache. Elle en devient froide et fermée aux autres… jusqu’à ce qu’elle soit rattrapée par la vie.
Tout se passe comme si les personnages pouvaient rester coincés dans ce paysage mortifère décrit par une vision de la mystique Maria Valtorta[2], où Jésus resta quarante jours pour se préparer à sa mission: «Une eau stagnante, sombre, morte. Un lac d’une tristesse infinie [qui] semble refléter dans ses eaux immobiles le vert sombre des plantes épineuses et des herbes rigides…» Plus tard, la Lumière du monde gravit une montagne et dit: «En marche, les endeuillés! Oui, ils seront réconfortés!»[3] Et un jour, «voyant une foule autour de lui, il donna l’ordre de passer à l’autre rive». Un de ses disciples lui dit : « Seigneur, permettez-moi d’aller d’abord ensevelir mon père.› Mais Jésus lui dit : ‹Suis-moi, et laisse les morts ensevelir leurs morts.»[4]
[1] Le peuple mérien est un groupe ethnique de langue finno-ougrienne établi aux confins de la Volga, qui a quasiment disparu, assimilé par les Russes. (n.d.l.r.)
[2] Maria Valtorta, L’Evangile tel qu’il m’a été révélé, t. 2, Isola del Liri, Centro Editoriale Valtortiano 1979, 655 p.
[3] Matthieu, 5,5, traduction d’André Chouraqui.
[4] Matthieu, 8,20-22.