L’Église serait-elle en train de perdre les femmes ? Oui, d’une certaine façon, si on en croit la baisse des vocations féminines due à une mauvaise reconnaissance interne des religieuses et à des changements sociétaux. Un nouveau paysage se dessine, aux répercussions sociales et religieuses inquiétantes dont l’Église ne semble pas encore prendre la mesure.
Entre 2005 et 2014, le nombre de prêtres dans le monde (séculiers et religieux) est resté stationnaire, tandis que celui des religieuses a diminué de plus de 10%. La situation varie selon les continents et selon les pays, mais, dans tous les cas, la courbe de croissance des religieuses reste systématiquement en-deçà de celle des prêtres.[1] Paradoxalement, une enquête du Pew Research Center de 2016 montre pourtant que les femmes en milieu chrétien sont partout plus croyantes et plus pratiquantes que les hommes, ce qui n’est pas le cas en contexte musulman, hindou ou bouddhiste.
En Amérique latine -avec des différences d’un pays à l’autre- ces tendances générales sont encore plus marquées qu’ailleurs: les femmes restent bien plus pieuses que les hommes, tout en s’engageant de moins en moins, d’où une baisse du nombre des religieuses alors que celui des prêtres se maintient ou même augmente. Le cas du Brésil est particulièrement révélateur. On y constate entre 1970 et 2014 une diminution du nombre des religieuses de 20 %, alors que la population du pays a plus que doublé et que celle des prêtres a crû de près de 100%.
Comment comprendre ces données contradictoires? Les chrétiennes seraient les croyantes les plus pieuses et les plus dévouées au monde, mais s’engageraient moins dans leurs Églises que les hommes?
L'oubli de la reconnaissance
Côté catholique, l’interprétation la plus répandue actuellement consiste à pointer du doigt le manque de reconnaissance des femmes de la part de l’Église. Il y a deux ans, Lucetta Scaraffia, responsable du supplément féminin Femmes, Église, Monde de l’Osservatore Romano, publiait un livre au titre provocateur... et révélateur: Du dernier rang, les femmes et l’Église.[2] Et en mars 2018, elle dénonçait dans ledit supplément l’exploitation des femmes dans l’Église. L’article citait de nombreuses anecdotes de religieuses, même très instruites, réduites à des tâches domestiques, voire serviles, pour pourvoir aux bons soins de prélats ou de membres du clergé. Cette situation, avec des nuances selon les latitudes et les mentalités, se retrouve d’un pays à l’autre.
Par ailleurs, la crise des vocations a conduit l’Église, nolens volens, à prioriser les vocations masculines sacerdotales. Comme l’affirme le pape François dans sa première encyclique (coécrite avec le Benoît XVI) Lumen Fidei, la foi a une «nature sacramentelle» (§ 40, 44) qui trouve sa «plus grande expression dans l’eucharistie» (§ 44). Étant donné que seuls les prêtres peuvent célébrer la plupart des sacrements, et en particulier la messe, la chute des vocations masculines signifie le regroupement de paroisses et le quasi abandon de nombreuses d’entre elles.[3] Implicitement, pour beaucoup, l’équation se résume à «pas de curé, pas d’Église».
Ce parti pris est tellement ancré que même les spécialistes en sciences religieuses, oubliant la chute des vocations féminines et ne prenant en compte que le nombre de séminaristes, considèrent que l’Église d’Amérique latine fait montre d’un grand dynamisme. De ce point de vue aussi donc, les femmes sont invisibles dans l’Église et leur rôle ignoré.
Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi. L’Église et le christianisme en général ont joué un rôle essentiel dans la promotion de la femme. En effet, la reconnaissance n’est jamais absolue, elle s’exprime dans un contexte. Les vocations féminines étaient très abondantes du XVIIe siècle au début du XXe siècle, et la France au XIXe siècle était le pays où elles étaient les plus nombreuses.
Pendant presque deux millénaires, la société patriarcale occidentale a considéré la femme comme une éternelle mineure et a limité, sauf exception, son rôle à celui d’épouse et de mère et, socialement, à celui de subalterne peu éduquée. Dans ce contexte, la domination masculine, comme l’a montré Pierre Bourdieu dans son étude sur la Kabylie,[4] était perçue comme un ordre naturel et évident. En contraste avec cette situation sociale, l’Église offrait aux femmes une voie alternative, où elles pouvaient se réaliser en tant qu’individus et assumer d’autres fonctions. À partir des Sœurs de la Charité, institution fondée par saint Vincent de Paul, les femmes ont pu jouer divers rôles (infirmières, enseignantes, gérantes de bonnes œuvres) qui leur étaient inaccessibles dans le monde séculier. Par ricochet, grâce à l’enseignement et à la formation qu’elles ont prodigués aux fillettes et aux jeunes filles, elles ont participé activement à la promotion de la femme et contribué au changement d’attitude qui domine à présent.
Discours et réalité
L’Église aujourd'hui continue officiellement à s’engager en faveur de la promotion de la condition féminine, s’érigeant contre la traite, la violence machiste et tous les cas d’injustices subies par les femmes. Les déclarations officielles de la hiérarchie sont multiples et très fermes. «Il est nécessaire, en Amérique latine et dans les Caraïbes, de dépasser une mentalité machiste qui ignore la nouveauté du christianisme où l’on reconnaît et proclame l’égale dignité et responsabilité de la femme, par rapport à l’homme», affirme le document final de la Conférence des évêques d’Amérique latine et des Caraïbes (Aparecida 2007, § 453), dont le rédacteur principal était le pape François, alors cardinal Bergoglio.
Cependant, à l’interne, malgré les pressantes demandes du pape François qui ne cesse de réclamer une «présence féminine plus incisive dans l’Église» (Gaudium Evangelii, § 103), la position des religieuses et des laïques a peu changé ces dernières décennies, contrairement à l’évolution sociétale. La consécration religieuse, qui était autrefois une voie de réalisation et de reconnaissance, semble n’être aujourd’hui qu’une position subalterne et de peu de prestige. C’est aussi le cas depuis peu en Amérique latine, où la culture machiste commence à être battue en brèche.
Au Pérou, les religieuses promotrices des vocations estiment que, depuis une dizaine d’années, il devient de plus en plus difficile d’attirer des jeunes filles vers la vie religieuse. Il fut un temps où elles avaient du succès dans les campagnes, mais les possibilités séculières actuelles concurrencent leurs offres à leur désavantage. Grâce aux études universitaires et aux bourses de l’État, de nombreuses femmes accèdent à une carrière professionnelle valorisante. Par ailleurs, les catholiques croyantes désireuses de se consacrer à des œuvres de justice ou de bienfaisance trouvent de multiples autres alternatives, bien plus abordables et moins contraignantes (ONG, organismes internationaux, responsabilités sociales en entreprises...).
Ce panorama général, bien sûr, ne doit pas masquer les nombreuses exceptions incarnées par des religieuses qui se sont épanouies dans leur vocation, jouant même parfois un rôle de premier plan dans l’Église, comme Mère Teresa de Calcutta, Sœur Emmanuelle du Caire, Sœur Ana Teresa (à Piura au Pérou) et tant d’autres moins médiatisées mais tout aussi efficaces. Par ailleurs, l’Église n’est pas une ONG et la dimension spirituelle doit être prise en compte. Les religieuses contemplatives, étant donné leur perspective de fuga mundi (fuite du monde) qui représente une «niche» très particulière de spiritualité, continuent à recevoir des postulantes. Leurs congrégations sont moins affectées que les autres par les changements sociétaux. Leurs vocations d’ailleurs, même en Europe, restent relativement conséquentes.
Style de vie non adapté
Il y a une autre explication encore au recul des vocations féminines en Amérique latine. Les normes et le style de vie des communautés religieuses ont été élaborés en Europe, ce qui rebute parfois les vocations sur d’autres continents (malgré quelques ajustements cosmétiques et vestimentaires). Au Pérou, pendant plusieurs siècles, les vocations étaient principalement l’apanage des classes moyennes et élevées, formées dans la culture occidentale. À présent, elles sont l’exception, sauf pour certaines congrégations, ce qui engendre des difficultés nouvelles. Une religieuse de famille pauvre, entrée dans une congrégation d’origine française, affirme avoir dû s’adapter à d’autres mœurs, apprendre à utiliser des couverts, à mettre la table, à présenter les plats... Un enseignement associé aux «bonnes manières» plutôt qu’à la vie religieuse! Cet apprentissage crée des frontières là où on ne les imaginerait pas et rebute certaines femmes, même s’il ne représente pas vraiment l’écueil majeur.
Un vœu incohérent
La principale difficulté est liée au vœu de pauvreté, une incohérence dans un contexte aux multiples carences. Au Pérou, comme dans toute l’Amérique latine, la solidarité familiale exige que les aînés prennent en charge les plus jeunes, ce qui implique parfois pour les premiers-nés un célibat prolongé. Par ailleurs, tous les enfants, dans la mesure du possible, s’engagent à pourvoir aux besoins de leurs parents âgés. Une religieuse, l’aînée d’une famille nombreuse, s’est trouvée ainsi confrontée à cette situation paradoxale de devoir expliquer aux membres de sa famille qu’elle ne pouvait pas les aider à cause de son vœu de pauvreté alors qu’ils vivaient une grande détresse due à la maladie et au chômage. La pauvreté évangélique garantissait à la sœur de ne manquer de rien… alors que sa famille était dans le dénuement et l’angoisse du lendemain.
Il est difficile d’évaluer l’impact de cette situation, cependant plusieurs religieuses et prêtres accompagnateurs de communautés mentionnent que le motif le plus fréquemment invoqué pour abandonner une congrégation est celui de l’obligation familiale.
À ce niveau-là, encore une fois, la disparité entre hommes et femmes se révèle clairement. Les prêtres séculiers, qui ne sont pas liés par des vœux de pauvreté, disposent d’un petit salaire. De nombreux curés hébergent leur mère âgée, ne contrevenant pas ainsi à la solidarité familiale ni à la charité. Quant aux prêtres religieux, ils ont en général plus de liberté financière que leurs consœurs, ce qui facilite non seulement leurs relations avec leurs familles mais aussi leur quotidien.
De nombreux perdants
La chute des vocations, par un effet de cercle vicieux, précipite la tendance. Les jeunes filles sont peu attirées par une communauté de personnes âgées à leur charge ou qui le deviendront. Par ailleurs, les missions confiées aux congrégations doivent être assumées par moins de personnel, ce qui implique souvent une surcharge de travail rebutante pour les postulantes. Des décisions de restructuration et de fermeture de couvents sont donc prises.
Quels sont les grands perdants de cette situation? Les congrégations, évidemment, mais à travers elles c’est l’Église qui est affectée, même si la hiérarchie, souvent obnubilée par les vocations sacerdotales, ne prend pas encore conscience de la mesure du phénomène. Une Église où les femmes ne se sentent pas accueillies est une Église à laquelle les mères ne confieront pas leurs fils pour qu'ils deviennent des prêtres…
Il y a plus grave encore. Lucetta Scaraffia écrit depuis l’Europe, où l’État providence, même s’il est affaibli, prend encore soin des miséreux. Ce n’est pas le cas dans d’autres régions du monde. En Amérique latine, les religieuses, «au dernier rang de l’Église», sont souvent en revanche au premier rang dans les périphéries. Travail silencieux mais ô combien efficace! Leur disparition mettra en péril ces activités sociales. Ainsi de l’œuvre d’éducation jésuite Fe y Alegría (Foi et Joie), qui apporte une instruction de qualité dans les zones marginales: chaque école est confiée aux bons soins d’une congrégation, en générale féminine; or la chute des vocations commence à se faire sentir, et certaines communautés ne peuvent plus prendre en charge les écoles. Ces religieuses qui paraissent subalternes jouent, silencieusement, un rôle déterminant pour beaucoup de gens… et ce seront eux les grands perdants.
La théologienne Véronique Lecaros est chercheuse au PUCP de Lima. Elle étudie actuellement les conditions de vie des religieuses au Pérou. Elle est spécialiste des mouvements évangéliques en Amérique latine et l’auteure notamment de L’Église catholique face aux évangéliques. Le cas du Pérou (Paris, Harmattan 2012, 252 p.).
[1] Source: Annuarium Statisticum Ecclesiae pour le nombre de religieuses et de prêtres.
[2] Lucetta Scaraffia, Du dernier rang, les femmes et l’Église, préface d’Anne-Marie Pelletier, Paris, Salvator 2016, 166 p.
[3] Voir Stefan Kiechle, "La disparition de l’eucharistie", aux pp. 5-6 de ce numéro. (n.d.l.r.)
[4] Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Cerf 1998, 134 p.