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mardi, 08 septembre 2015 14:25

Alimentation. Une autonomie à reconquérir

De l’agriculture de la nécessité, l’Occident est passé à l’agriculture de l’offre et de la demande, jusqu’à la surproduction. Un mouvement qui se heurte aujourd’hui aux consciences de ces mêmes Occidentaux, qui cherchent à retrouver une certaine virginité écolo-nutritionnelle et socioéconomique.[1]

L’agriculture est essentiellement une question de domestication d’espèces animales et végétales. Au cours des siècles et des millénaires, en fonction des conditions locales, d’innombrables variétés se sont développées. Le stockage et le transport des aliments sont longtemps restés hasardeux, la productivité faible, les carences nombreuses ; tout aléa climatique pouvait générer pénuries et famines, et la sécurité alimentaire n’était assurée ni qualitativement ni quantitativement. L’arrivée de l’industrialisation fut en ce sens une vraie avancée.
Pendant longtemps, les points positifs l’ont emporté : alimentation plus équilibrée, mais aussi hygiène améliorée, connaissances nouvelles en agronomie, en biologie et en nutrition, réduction du temps consacré au labeur domestique, accroissement de l’espérance de vie... Mais depuis quelques décennies, les choses ont dérapé. Des monocultures taillent en pièces l’agriculture locale et la forêt tropicale. Pêche et élevages industriels pillent les océans et polluent le sol. Les OGM menacent l’intégrité du vivant. De grands groupes visent le monopole des semences et s’attaquent au droit ancestral de produire sa propre nourriture. La sécurité alimentaire est à nouveau en péril. A la « malbouffe » de la pénurie succède la « malbouffe » de l’abondance.

Mondialisation et uniformisation
Jusqu’à la révolution industrielle, la grande majorité de la population était rurale et tributaire de sa propre production. Aujourd’hui, la paysannerie regroupe encore plus de 45 % des actifs en Asie et en Afrique, mais dans les pays de l’OCDE, sa part a chuté à 5 % pour une population augmentée d’un facteur 3, voire 4 ! Mécanisation, usage d’intrants,[2] agrandissement constant des exploitations et apports importants en énergies fossiles et non renouvelables ont jalonné cette mutation.
Longtemps, l’ambition des pays a été de limiter leur taux de dépendance. Puis la vision du libre-échange, postulant que les régions du monde devaient se spécialiser et livrer au reste de la planète leurs produits, a progressivement pris le dessus. Alors que durant des siècles la proximité était la règle et le lointain l’exception, une bonne part de notre assiette fait désormais le tour de la terre. Nous achetons des pommes de terre d’Egypte, des fraises et des haricots du Kenya, de la viande d’Argentine, des pommes de Nouvelle- Zélande, des asperges du Pérou...
S’habituant à avoir tout en tout temps, nous oublions terroirs et saisonnalité. En Afrique, on a tendance à troquer les céréales locales contre de la farine blanche et le Sénégal fait venir son riz de Thaïlande... Quant à l’industrie alimentaire, elle s’approvisionne, fort logiquement, là où c’est le moins cher. Cette évolution présente de nombreux inconvénients, en particulier énergétiques, écologiques, culturels et sociaux. Par rapport au mouton local, amener de l’agneau par bateau depuis la Nouvelle-Zélande double le bilan énergétique. Et si c’est par avion, cette même dépense énergétique augmente jusqu’à vingt fois : un kilo d’asperges transporté par voie aérienne nécessite cinq litres de pétrole, soit quinze fois plus que l’asperge du cru et de saison. Confrontés à une concurrence à armes inégales, les producteurs locaux finissent par ne plus pouvoir faire face. De plus en plus, le sol productif est affecté aux routes, lotissements, parkings, aires de stockage et centres commerciaux. Entre 1961 et 2003, l’Europe a perdu ainsi 15 % de son aire agricole, soit 30 millions d’hectares - 770 000 par an !
Il n’y a pas si longtemps, chaque village avait ses variétés de cerisiers, de pommiers, de poiriers, de légumes, exprimant l’adaptation aux contraintes du lieu. Aujourd’hui, il n’en reste que quelques-unes, toujours les mêmes, les autres étant jugées insuffisamment rentables, pas assez conformes aux exigences des traitements, des transports, du stockage. Il faut des oignons bien ronds pour les tapis roulants, des plants tous de même hauteur pour la récolte mécanique, des produits identiques, lisses et avenants pour la grande distribution. Tant pis pour la diversité génétique et gustative !
De même, fruits et légumes destinés à être stockés et transportés sont formatés selon ces exigences, cueillis avant terme et mûris artificiellement. Aux fraises goûteuses mais fragiles, se sont substituées des plus fades, qui s’adaptent mieux au transport et au stockage. S’ajoute le triomphe du fast-food et de l’agrobusiness - deux faces de la même médaille - qui font exploser de par le monde diabète, obésité et maladies cardio-vasculaires... impactant sérieusement les coûts de la santé.

Pour une nouvelle donne
Il n’est donc pas étonnant que nous cherchions à reprendre le contrôle de notre alimentation. De nouveaux concepts émergent, comme celui de la souveraineté alimentaire[3] : il ne s’agit pas de renoncer aux échanges, mais de valoriser ce que chaque région peut assumer, de réaffirmer que chaque territoire a pour responsabilité de tirer de son sol de quoi faire vivre ses habitants. Les programmes de promotion de la santé nous rappellent qu’il faut manger moins et mieux, davantage de fruits et de légumes, frais, de saison et les moins traités possibles.
La proximité, que l’on peut définir par un rayon de 30 à 50 km, est un aspect essentiel d’une relation renouée avec notre alimentation. On connaît le lieu, le producteur et le produit, on retrouve l’authenticité, la fraîcheur et la variété. Les appellations d’origine protégées (AOP) offrent une reconnaissance à un mode de faire spécifique d’une région donnée. Elles en font un élément d’un patrimoine culturel. Le produit ne peut plus alors être fabriqué hors du bassin délimité, ni avec d’autres modalités, faisant ainsi d’un handicap (coûts de production plus élevés) un atout.
L’agriculture contractuelle, née au Japon du désir de manger local et sain, permet au producteur de s’affranchir de la pression de l’industrie agro-alimentaire et de la grande distribution, et au consommateur de savoir ce qu’il mange. Sans intermédiaires, les prix sont environ 15 % plus bas qu’au supermarché. Quant au commerce équitable, conçu dans le contexte des relations Nord-Sud, il vise à assurer une stabilité et un revenu décent aux producteurs. Promouvant le respect de la terre, des végétaux, des animaux et du travail humain, l’agro-écologie, en réduisant fortement les intrants énergivores, à l’instar du bio, contribue à la fois à notre autonomie alimentaire et à la santé des humains et de la terre.
Ce n’est donc pas seulement la souveraineté alimentaire collective qui est à retrouver, mais la liberté fondamentale de chacun d’entre nous à exercer notre droit à une alimentation saine. Partout au monde, on constate un engouement pour les labels bio, régionaux et équitables, pour le goût et la diversité comme ingrédients d’une réorientation nécessaire. Et l’on considère désormais que l’alimentation d’une humanité en nombre croissant passe par une agriculture vivrière valorisant la productivité naturelle, décentralisée. Signes encourageants : le gouvernement indien a lancé en 2009 une carte de santé des sols, obligatoire dès 2013 pour chaque exploitation, et la Chine impose aux centres commerciaux de s’approvisionner localement.

Références ultimes
« Cultiver son jardin est aujourd’hui un acte politique », dit Pierre Rabhi, militant d’une « sobriété heureuse ». « Réapprendre à cuisiner aussi », ajoute Carlo Petrini, fondateur du Slow Food. Quand l’énergie devient un problème, l’emploi difficile et la croissance économique une fallacieuse promesse, la terre, le végétal et l’animal s’affichent comme les références ultimes de notre survie et de la qualité de la vie.
Et si le « vrai » progrès se trouvait dans l’alliance du meilleur du passé et du meilleur du présent ?

[1] • René Longet est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’alimentation, dont Alimentation : les bons choix, manger en cohérence, Bernex, Jouvence 2013, 160 p. (n.d.l.r.)
[2] • Ensemble des produits rajoutés pour améliorer le rendement de la culture. (n.d.l.r.)
[3] • « La souveraineté alimentaire est le droit des populations, des communautés et des pays à définir leurs propres politiques alimentaire, agricole et territoriale, ainsi que de travail et de pêche, lesquelles doivent être écologiquement, socialement, économiquement et culturellement adaptées à chaque spécificité. » Déclaration faite en septembre 2001, à Rome, à l’issue du Forum de la société sur la souveraineté alimentaire.

La géopolitique s’en mêle
Curieusement, dès les années 90, l’idée que la spécialisation garantirait par le jeu des échanges le meilleur produit pour tous s’est généralisée, alors même que de nouveaux signes d’instabilité géopolitique commençaient à se manifester.
Aujourd’hui, les courants de pensée protectionnistes reprennent de l’importance, à la fois devant les risques de dépendance économique et énergétique et de chantage de la part des détenteurs de ressources, mais aussi devant le refus d’une partie de l’opinion publique d’aliéner sa souveraineté alimentaire aux grands groupes économiques. L’exemple de l’Ukraine dépendante du gaz russe réactualise la question de la maîtrise des enjeux-clés de chaque territoire, à savoir l’énergie et l’alimentation.
La diversité, la capacité de production locale, la réduction des bilans énergétiques de l’agriculture retrouvent une légitimité forte comme garantes de la sécurité alimentaire. Imaginons que la production mondiale d’une céréale soit concentrée en une seule région du globe et supposons qu’un événement, une catastrophe naturelle ou une maladie de certaines souches entrave cette production : c’est tout l’approvisionnement mondial qui serait mis en péril ! R. L.

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