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lundi, 28 novembre 2016 16:25

Hommage au Père Kolvenbach

KolvenbachsjSupérieur général des jésuites de 1983 à 2008, le Père Peter-Hans Kolvenbach sj est décédé samedi 26 novembre à Beyrouth, au Liban, à l'âge de 87 ans. Né le 30 novembre 1928 aux Pays-Bas, il aurait eu 88 ans dans quelques jours. Il est mort là où il exerçait son ministère depuis qu’il était retourné à sa Province, le Proche-Orient, après avoir remis sa démission comme Général en 2008.
Homme consensuel et estimé de tous, il anima avec beaucoup de doigté la Compagnie. Le Père Kolvenbach a écrit plusieurs articles pour la revue choisir notamment celui sur La tentation du pouvoir à lire ci-après.
A lire également, Parole de général, un entretien paru in choisir n° 559-560 de juillet-août 2006 qu’il a accordé au journaliste jésuite Rik De Gendt sj. Il avait alors annoncé son intention de démissionner lors de la 35e Congrégation général de l’Ordre de 2008.

La tentation du pouvoir

par Peter-Hans Kolvenbach sj*, Rome
paru in choisir - janvier 2002

Tout ce qui touche de près ou de loin l’autorité, son exercice et ses abus, relève d’un paradoxe. Le Seigneur lui-même l’a résumé dans cette confession paradoxale: «Vous m’appelez Maître et Seigneur, et vous dites bien, car je le suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres» (Jn 13,13). L’autorité dans l’Église est donc appelée à donner sa propre voix magistrale, mais au service de Celui qui, ressuscité, ne peut plus utiliser publiquement la sienne.

D’une part, Jésus s’affirme comme homme «ayant autorité» (Mc 1,22) et, d’autre part, dans l’exercice de cette autorité, le maître se donne et ne domine pas, en se mettant, lui, le premier, aux pieds des derniers de ses disciples. Pierre en tire les conséquences lorsqu’il exige une autorité «non pour un gain sordide, mais avec l’élan du cœur; non pas en faisant les seigneurs à l’égard de ceux qui vous sont échus en partage, mais en devenant les modèles du troupeau» (1 P 5,2-4).

Ainsi, à l’exemple du Maître et Seigneur, l’autorité dans l’Église est appelée à donner son propre corps pour dire les mots et faire les gestes qui, tout en demeurant ceux de l’Église, sont au service de la mémoire vivante de Celui dont nul dans l’Église ne pourrait se passer. Derrière lui, l’Église doit disparaître, tout en le représentant dans le monde jusqu’à ce qu’il revienne.

Le pouvoir doit s’appauvrir
Voilà une situation bien paradoxale, mais qui est propre à toute autorité. L’origine de ce mot la révèle. L’autorité se déploie pour rendre l’autre auteur de lui-même, pour augmenter en l’autre sa capacité d’être et de devenir une personne humaine. L’autorité doit alors s’appauvrir pour enrichir l’autre jusqu’au moment où il atteint sa propre finalité, c’est-à-dire, lorsque l’autre est capable de se prendre en charge et d’assurer à son tour le service que toute autorité est appelée à rendre à la société humaine.

Sans l’autorité des parents, les enfants ne grandissent pas; si cette autorité se borne au seul exercice du pouvoir et de domination, il n’y aura pas une véritable éducation, celle qui consiste à tirer le meilleur des dons et des qualités des enfants. Sans exclure éventuellement l’emploi de la force, l’autorité est mue par le don de soi à l’autre et vise paradoxalement sa perfection, jusqu’au moment où elle n’est plus nécessaire, puisque les enfants ont atteint le degré de liberté qui les rend en mesure de se diriger d’eux-mêmes. Le même paradoxe conditionne le rapport entre un maître et un disciple, entre un professeur et un étudiant. L’autorité du professeur relève de sa capacité à mettre toute sa connaissance au service des étudiants au risque de voir tel ou tel étudiant dépasser le maître en savoir, ce dont le professeur devrait se réjouir.

Ainsi se précise le paradoxe. L’autorité existe et subsiste dans la mesure où elle donne et livre ce qu’elle a reçu. Si au contraire elle garde pour elle-même le don reçu et s’enferme dans une suffisance dominatrice, utilisant sa capacité à ses propres fins, elle devient autoritaire et engendre un abus de pouvoir. A côté du refus de donner, existe aussi le cas d’une autorité qui n’a plus rien à partager et s’accroche à la lettre de la loi ou à la seule force militaire ou dictatoriale.

L’autorité selon Jésus
Le Seigneur, qui sait ce qu’il y a dans le cœur de l’homme, ne se faisait guère d’illusions sur la difficulté de vivre une exigence paradoxale, fondée sur la disponibilité de mourir à soi-même afin qu’un autre vive davantage. Les évangélistes ne cachent pas les abus d’autorité dont les chefs religieux au temps de Jésus se rendent coupables. Particulièrement violent est le discours de Jésus contre les scribes et les Pharisiens (Mt 23,1ss) qui, en toutes leurs actions, se donnent en spectacle, cherchent les premières places et les salutations sur les places publiques, négligeant la justice, la miséricorde et la bonne foi. Pourtant Jésus ne nie pas leur autorité religieuse. «Sur la chaire de Moïse se sont assis les scribes et les Pharisiens: faites donc et observez tout ce qu’ils pourront vous dire, mais ne vous réglez pas sur leurs actes.» Et le Seigneur de redire la règle d’or de son autorité: «Le plus grand parmi vous sera votre serviteur.»

Même à l’intérieur du groupe des Apôtres, les tentatives de prendre le pouvoir ne manquent pas. Les Évangiles distinguent autour du Maître un groupe privilégié - Pierre et les fils du tonnerre Jean et Jacques. Parfois André s’y joint, comme une sorte de médiateur entre l’autorité à l’intérieur du groupe et tous les autres Apôtres dont on ne connaît que quelques mots ou seulement les noms. Pendant le repas pascal s’élève de nouveau entre les Apôtres la contestation: qui est le plus grand? Cette fois Jésus définit clairement ce qu’est l’autorité dans la conception de Dieu, son Père, et ce qu’est l’autorité laissée à la tendance humaine d’indépendance et de suffisance. «Les rois des nations dominent sur elles, et ceux qui exercent leur pouvoir sur elles se font appeler Bienfaiteurs. Mais pour vous, il n’en va pas ainsi. Au contraire, que le plus grand parmi vous se comporte comme le plus jeune, et celui qui gouverne comme celui qui sert» (Lc 22,25-26).

Le Maître trace ainsi une ligne claire et tranchante entre l’attitude païenne, qui s’avère en fin de compte inhumaine, et la manière chrétienne d’exercer l’autorité, qui, même si l’homme s’y perd lui-même, conduit à une autorité véritablement avantageuse pour l’homme et aboutit à une vraie liberté. Avec réalisme, Jésus dénonce une infirmité congénitale chez tous ceux qui assument autorité et responsabilité: la tentation de s’enfermer dans un égoïsme larvé, qui, latent ou au grand jour, vise à une indépendance pour soi-même et à une dépendance pour tous les autres.

Pour transformer cette infirmité congénitale en un exercice sain de l’autorité, tout responsable doit sans cesse se convertir, décentrer sa pensée et son action de ce qui lui semble spontanément tout naturel - l’amour de soi - pour les centrer sur le partage de ce qu’il est et a reçu au service d’autrui. Ainsi il ne faut guère s’étonner si partout et en tout temps les abus de pouvoir pointent sans cesse à l’horizon et si l’exercice de l’autorité est constamment en état de correction et de conversion, de contestation et de réconciliation. Dans la conviction de Paul de Tarse que tout pouvoir vient de Dieu (Rm 13,1) on peut lire l’aide de Dieu, dont toute autorité a besoin à chaque instant pour être vécue dans l’esprit du Maître et Seigneur, présent parmi nous comme Celui qui sert à table.

Dans l’Église des Apôtres, les abus de pouvoir ne font pas défaut. Si l’autorité du Temple impose le silence aux disciples du Ressuscité, Pierre et Jean interpellent l’autorité sur le bon droit de leur fermer la bouche: «S’il est juste aux yeux de Dieu de vous obéir plutôt qu’à Dieu, à vous d’en juger» (Ac 4,19). De toute manière, les Apôtres prennent leurs responsabilités en contradiction avec l’ordre reçu, car il ne correspond ni à leur conscience ni au bien commun du peuple de Dieu. L’autorité outrepasse ses droits: «Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes» (Ac 5,29).

Tentations dans l’Église
Mais aussi à l’intérieur de l’Église des Apôtres, des crises d’autorité se font jour. Paul de Tarse reconnaît l’autorité de l’Église, mais il se refuse de suivre Pierre et Barnabé dans leur conduite nullement conforme à «la vérité de l’Évangile» (Ga 2,13-14). De nouveau une situation paradoxale. Les mêmes Apôtres qui ont attiré l’attention de l’autorité juive sur les limites de leur pouvoir doivent découvrir maintenant les limites de leur propre autorité dans l’Église, qui n’a comme vérité que ce que le Seigneur lui a confié. Dès son origine, l’Église est exposée à exercer son autorité d’une manière telle que des témoins peuvent s’écrier avec Paul de Tarse: «Si la justice vient de la Loi, c’est donc que le Christ est mort pour rien» (Ga 2,21).

Au début de ce troisième millénaire, Jean Paul II n’a pas hésité à demander pardon pour les abus d’autorité dans l’Église et par l’Église. Si tant de femmes et d’hommes ont souffert pour l’Église du Seigneur, tant d’autres ont souffert de la part de l’Église par les faits et gestes de ses autorités crispées parfois avec grandeur sur des habitudes anciennes, prisonnières parfois d’un pouvoir que seul le conformisme ou le conservatisme a construit.

Les yeux ouverts sur son histoire, l’Église peut confesser avec l’Évangile que ceux qui ont autorité seront toujours tentés d’abuser d’une telle mission, humainement impossible, comme le Christ lui-même a accepté d’être tenté au cœur de l’exercice même de son autorité pour arracher ses serviteurs à cette aberration, alors que d’autres qui ont autorité ont résisté tant de fois à cette tentation d’abuser de l’autorité grâce à l’Esprit qui a rendu divinement possible ce qui était humainement impossible. «Telle est la conviction que nous avons par le Christ auprès de Dieu. Ce n’est pas que de nous-mêmes nous soyons capables de revendiquer quoi que ce soit comme venant de nous ; non, notre capacité vient de Dieu, qui nous a rendu capables d’être ministres d’une nouvelle alliance, non de la lettre, mais de l’Esprit» (2 Co 3,4-6).

On ne poursuit le Royaume que par les moyens conformes au Royaume. Ce n’est qu’à la suite de Celui qui, tout en étant Maître et Seigneur, lave les pieds de ses disciples, que l’autorité se libère de ses infirmités congénitales pour rendre toute personne humaine vrai fils du Père, véritable frère de Jésus et auteur dans l’Esprit.

P.-H. K.

* Supérieur général de la Compagnie de Jésus de 1983 à 2008. Cet article est paru dans Nouvelles et commentaires,
vol. 29, n° 3, Rome.

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