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lundi, 24 avril 2017 16:59

Alep, vers la résurrection

10 avril 2017, transfert des dépouilles. Aujourd’hui on a transféré la dépouille de mon père au cimetière officiel. Depuis 2013, les cimetières étaient en ligne de front. L’État avait donné un terrain aux chrétiens, pour qu’ils y enterrent provisoirement leurs morts, près du monastère des sœurs carmélites. Maintenant qu’on a de nouveau accès aux cimetières, les communautés chrétiennes commencent à transférer les dépouilles, à condition que le décès ait eu lieu au moins deux ans auparavant.
Malheureusement, pas mal de gens ne sont pas venus pour demander le transfert des dépouilles de leurs proches; ou bien ils ne sont plus là, ou bien ils n’ont pas assez d’argent pour payer les frais de ce transfert, ou, et c’est le cas pour quelques-uns, ils n’ont pas de caveau familial et cela coûte cher d'en acheter un.


Une pauvre dame âgée qui avait perdu son mari il y a trois ans et que j'avais aidée pour l'enterrement, est venue la semaine dernière chez moi pour avoir un peu d’aide. Elle me raconte les faits ainsi: «Ils veulent 25’000 livres syriennes pour transférer mon mari. Je leur ai dit: Laissez-le là-bas, c’est plus aéré. Mon mari avait de l’asthme...»
J’espère que les Églises locales vont transférer tout le monde, et que ces 25’000 LS sont un moyen pour faire payer ceux qui peuvent payer. À Alep, quand il s’agit de l’argent pour l’Église, les poches se rétrécissent. Il faut inventer des manières pour pousser les gens à ouvrir leur porte-monnaie.

14 avril 2017, un soulagement surnaturel
Aujourd’hui c’est Vendredi Saint. Cette année, les calendriers coïncident: orthodoxes et catholiques fêtent ensemble. Cela remonte le moral des alépins chrétiens. Les églises sont bondées de fidèles. La cathédrale latine, où j’ai participé aux cérémonies, peut contenir 800 personnes, il y en avait 1200 à peu près. Le phénomène de la masse encourage les gens. La place Farhat, où se trouvent trois cathédrales, est pleine de gens comme dans le bon vieux temps. Par peur d’un attentat, la police a pris des mesures de sécurité en fouillant tous ceux qui y entrent.
Lors du passage de la procession, avec la statue du Christ mort, tout le monde se précipitait pour toucher la statue avec un mouchoir et s’essuyait ensuite le visage. Certes, c’est une coutume chez nous. Mais j’ai remarqué cette année une chose nouvelle. Le nombre de jeunes qui font ce geste est extrêmement élevé, alors qu’habituellement ce sont les adultes, surtout les personnes âgées, qui le font. C’est là qu’un sentiment mystérieux m’a ému: même mort, le Christ reste une source d’espoir et de réconfort. Je sentais la force divine émanant du corps inanimé et faisant ses effets sur tous ceux qui s’y approchent. Je me trouve devant la descente aux enfers. Le Christ, avec son corps mort, entre dans notre monde de ténèbres. Et les gens, mus par l’Esprit en eux, courent vers cette lumière que les ténèbres de la mort n’arrivent pas à voiler. Par ce geste de toucher le corps, ils établissent un contact avec le divin. Une lumière de paix intérieure luit alors dans les cœurs. Je sentais cette lumière dans le soupir de soulagement qui suit ce geste, et que le chant de la chorale n’a pas pu m’empêcher d’entendre. J’ai eu les larmes aux yeux. C’était un moment de grâce indicible. Je connais beaucoup de personnes qui sont présentes. Je connais leurs douleurs et leurs blessures. Je connais leur soulagement naturel, leur sourire, lorsqu’ils venaient à la résidence pour me demander de l’aide, et qu'ils recevaient ce dont ils avaient besoin. Mais aujourd’hui, c’est différent. Le soulagement est surnaturel. Il n’est pas accompagné d’un sourire mais d’une paix.

La ville d’Alep jouit de la paix depuis quatre mois, mais les inquiétudes semblent rester, en tout cas, une chose est sûre, les cœurs sont blessés, et la vie reste dure à vivre. Mais en général, on peut dire que ça va mieux qu’avant. De l’extérieur, on voit plus de couleurs par rapport aux années précédentes. Il y a d’avantage de rouge aux lèvres des femmes. Cela leur pose un problème lorsqu’elles doivent embrasser la croix. Beaucoup d’elles préféraient toucher la croix par le nez. Pauvres femmes. Le rouge à lèvre est pour elle un signe indiquant un petit soulagement après 5 ans de guerre. Elles utilisent ce signe sans tenir compte du contexte.

Un autre fait anecdotique: la foi au temps numérique. Lorsqu’on a éteint les lampes de l’église, ce ne sont pas les bougies qui éclairaient mais les flashes des cellulaires; des dizaines d’appareils filmaient. À voir les visages des jeunes qui tenaient leurs cellulaires et suivaient la célébration, je peux dire qu’ils priaient, qu’ils sont en recueillement inhabituelle pour moi, mais il est réel. Je sentais en eux l’envie de garder ces moments en mémoire et de les partager. Mais la mémoire de cette génération est mesurée en mégabits. Je me rappelle mon professeur d’anthropologie Abel Jannière, au Centre Sèvres, qui nous parlait du passage de la mémoire dans le cerveau à la mémoire sur le papier. Eh bien, maintenant, c’est la mémoire en pixels.

15 avril 2017, une note de pardon
Quelle coïncidence! Il y a quelques jours, la police nous a informés que le voleur qui a essayé de voler notre centre de distribution, mais n’a pas réussi à défoncer la porte bien blindée, a été arrêté. Le Général m’a demandé de lui présenter la liste des objets volés dans l’autre dépôt il y a 4 mois. Je lui ai fait un papier de la liste des objets volés, des composantes du sac alimentaire que nous distribuons, et qui a la valeur de 750’000 livres syriennes, soit le salaire de 20 personnes. Ce vol et les autres tentatives de vol (notre résidence et notre centre de distribution) nous ont coûté un million de livres syriennes: alarmes, portes en fer, caméras, etc. Le voleur a avoué qu’il est l’auteur du vol de notre dépôt. Il me faut aller à la police pour porter plainte contre lui, demander un dédommagement. Comment puis-je le faire? Il est certainement un pauvre type, il n’a certainement ni les objets volés ni l’argent s’il les a vendus. Et je serai dédommagé par les années qu’il va passer en prison?
Nous sommes le Samedi Saint, le temps où le Christ est descendu aux enfers pour réconcilier l’humanité pécheresse avec Dieu. Quelle coïncidence! Je suis allé à la police, j’ai déclaré que le vol a eu lieu, et j’ai «laissé tomber mes droits», c’est-à-dire le voleur ne passera pas des années supplémentaires en prison pour me dédommager. Il sera jugé uniquement à partir de ce que nous appelons «droit commun», à moins que les autres victimes des vols ne fassent pas pareil, car il a volé avec sa bande plusieurs magasins.

Avec cette note de pardon, j’accueille la Résurrection.

17 avril 2017, visite aux morts
Une habitude arménienne fait loi à Alep. Le lendemain de chaque fête, on visite les cimetières. Je suis allé au cimetière grec-catholique où mes parents sont enterrés. J’y ai fait ma prière du matin, c’était émouvant. Après 5 ans, on peut finalement visiter nos morts. Les visiteurs étaient un peu perdus. Les 5 ans leur ont fait oublier où se trouve la tombe de leurs proches. Mais ils arrivaient à la trouver après quelques temps de recherche. Á cause du bombardement, certains tombeaux superposés ont perdu les pierres indiquant le nom du défunt. Les familles sont davantage déroutées. C’est le cas pour mon oncle. Je n’arrive pas à préciser sa tombe. Pour mes parents, les dalles sont intactes. D’une manière générale, les cimetières ne sont pas saccagés. Les dégâts sont dus aux obus qui tombaient de part et d’autre.

22 avril 2017, arrivé d’un compagnon
Nos scouts ont organisé la compétition culturelle annuelle pour les troupes scoutes chrétiennes dans la ville. J’ai supervisé les questions qu’ils vont poser aux participants pour combler le gap d’expérience. Durant la guerre, beaucoup de personnes expérimentées dans la préparation de cette compétition sont partis soudain sans avoir le temps pour passer leur expérience aux autres. Comme j’ai suivi cette compétition durant 12 ans, j’ai essayé de combler ce vide.

Le scolastique Tony Homsy est arrivé pour assister à la première communion de son neveu dont le père a été tué par un obus il y a un an. J’étais heureux de rencontrer un compagnon qui rompt ma solitude. Tony est choqué de la préparation de son neveu à cet évènement. Son école catholique a passé la plupart du temps à entraîner les enfants à comment il faut entrer dans l’église, comment il faut se tenir, se déplacer, etc., et elle a négligé toutes les leçons de la catéchèse nécessaires pour se préparer à recevoir ce sacrement.

Les combats contre ISIS (Daech) produisent un nouveau déplacement. Cette fois, ce sont les organisations internationales qui font appel au JRS pour décider ce qu’il faut offrir. On dirait que ces organisations ne sont capables que de dépenser de l’argent et de faire des rapports. J’ai proposé que le WFP distribue des sacs alimentaires, l’UNHCR offre des équipements pour la cuisine: assiettes, marmites, etc. et nous offrons un pot-à-gaz transportable. Ainsi ils peuvent préparer leurs repas par eux-mêmes.
Nous comptons faire la distribution mardi prochain. Le même jour, nous allons faire les dernières mises au point pour commencer à distribuer des repas chauds à Jabal Badro où Caritas a un centre.

 

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