«Nous devons négocier avec les chirurgiens et les hôpitaux le prix de chaque intervention, et il diffère selon ceux qui négocient», s’insurge le jésuite. «Nous allons faire pression pour avoir le prix le plus bas. Si les chirurgiens refusent, nous n’allons plus financer leurs opérations, et leur chiffre d’affaires baissera de 35% au moins.» Parallèlement, le dollar continue sa chute, et l’argent liquide manque sur le marché. Les prix, eux, restent fixes, et tout le monde se demande ce qui se passe. Quelques-uns parlent d’une préparation à une grande bataille. Qui vivra verra…
Journal du Père Hallak sj du 4 octobre au 29 novembre 2017
4 octobre 2017
Le Père Ziad sj a reçu de l’argent pour financer des opérations chirurgicales dont le coût dépasse les moyens de 90% de la population. Il m’a confié la charge de mettre en place une équipe qui accueille les malades, décide de la participation financière de la caisse, coordonne les actions avec d’autres associations, contacte les hôpitaux, paye les factures, prépare les documents justificatifs, etc. Quant à moi, je superviserai le travail entre deux rendez-vous. L’équipe a commencé à œuvrer début octobre, et les malades affluent à la résidence. En 4 jours, nous avons reçu 30 demandes.
15 octobre 2017
J’ai assisté à la réunion des six associations chrétiennes qui financent les opérations chirurgicales: les frères maristes, le service social des grecs orthodoxes, Caritas, les franciscains, les jésuites et le JRS. On a écrit une lettre demandant aux chirurgiens de nous fixer leurs prix par intervention. À cause de la guerre, le nombre de chirurgiens a beaucoup baissé. Les gens n’ont plus les moyens de se faire opérer. Les associations prennent en charge les frais que les patients ne peuvent assumer. Les financements sont évalués selon les moyens de chaque patient. Conscients de cela, les médecins qui restent demandent des prix exorbitants dans l’espoir que les associations payent.
Évidemment, nous négocions individuellement avec les chirurgiens et les hôpitaux, mais chacun de nous obtient un prix différent. Maintenant, nous allons faire pression pour avoir les prix les plus bas. Si les chirurgiens refusent, nous n’allons plus financer leurs opérations, et leur chiffre d’affaires baissera de 35% au moins.
31 octobre 2017
La vie reprend son cours normal. Je suis seul à Alep. Il semble que je serai seul toute l’année. Cette semaine est particulièrement chargée. Des personnes de Damas viennent loger chez nous. Je suis content de leur présence. À Sakhor, Alep Est, nous mettons les dernières touches aux travaux du centre JRS, qui va bientôt ouvrir avec: cliniques, soutien scolaire, développement, cours pour des métiers. Heureusement que j’ai un assistant. Il suit les choses de près.
Au niveau économique, c’est un casse-tête. La banque ne distribue pas d’argent liquide. Depuis un mois, le taux de change du dollar est plus élevé à la banque qu’au marché noir. Les gens en profitent pour changer tous les dollars qu’ils ont. D’autres achètent le dollar au marché noir, pour l’échanger ensuite à la banque et font ainsi des bénéfices. De ce fait, l’État a pu couvrir les billets de 2000 livres syriennes (S£) qu’il a lancés sur le marché. Ces billets n’avaient pas de support en or ou en dollar. L’opération est simple: tu me donnes des dollars, je te donne en échange des billets de 2000 livres syriennes (S£).
Au début, la banque donnait immédiatement la valeur d’échange. Après quelques jours, l’État a imposé un délai d’un mois pour toucher l’argent. Après une semaine, le délai a été fixé à 3 mois avec un taux d’intérêt de 7% par an. Si la personne insiste pour retirer son argent, elle perd 10% de la somme. Malgré cela, les gens continuent à échanger leurs dollars à la banque.
En même temps, la banque centrale ne distribue pas beaucoup d’argent liquide, ce qui pousse les gens à utiliser leurs réserves en dollars. Quant à moi, j’essaie d’obtenir de l’argent par différents moyens, car en Syrie la carte bancaire ou les chèques ne sont pas en usage. C’est un casse-tête.
10 novembre 2017
«Un jésuite par définition est une personne qui a plusieurs plein-temps.» Le Père Fadel m’a dit cela lorsqu’il était provincial. Il l’a dit comme une anecdote, et j’ai toujours veillé à ne pas avoir un agenda plein. Mais étant seul, l’agenda se remplit automatiquement.
À Sakhour, Alep Est, notre centre a commencé ses activités. La satisfaction est générale chez les habitants. Ils expriment leurs souhaits et leurs attentes. Pour les cliniques, nous nous préparons à limiter la zone à desservir, qui sera Sakhour avec ses 1000 familles. Sinon, nous serons inondés de malades venant des 5 ou 6 quartiers avoisinants privés des services médicaux. Tout cela demande une planification, des réunions et un suivi.
À côté de mes charges au JRS et leurs multiples problèmes, j’ai commencé un parcours de formation à l’accompagnement ignacien dans ses multiples facettes: éducation, formation et spiritualité. Musulmans et chrétiens au JRS ont suivi un atelier sur l’accompagnement à partir d’un document écrit pour les écoles par le P. Fadel il y a une vingtaine d’années, et un article publié dans la revue al Mashreq. Les accompagnateurs au JDISC ont une rencontre hebdomadaire où ils partagent leurs expériences dans l’accompagnement, écoutent un discours théorique et des remarques pratiques. Un autre groupe se prépare pour accompagner 40 universitaires. Les chefs scouts ont une rencontre hebdomadaire sur le leadership ignacien, et moi j’ai un travail qui commence à 8h du matin et se termine à 9h du soir, avec une demi-heure de pause à midi pour le déjeuner. Je planifie avec le Père Zaki Sader une session sur l’accompagnement. Cela m’aide à alléger ma charge.
23 novembre 2017
Une semaine un peu chargée. Les hôtes se succèdent et se croisent. J’ai accueilli deux personnes de l’œuvre d’Orient. En même temps, le Père Nawras a annoncé son arrivée avec deux personnes du bureau régional du JRS. Cette visite a été avancée car le frère du Père Nawras agonise. Malheureusement, ce dernier est arrivé quelques heures après le décès de son frère. La famille et les amis se sont occupés des rites de l’enterrement.
En même temps, le Père Magdi m’annonce l’arrivée de deux personnes de Homs venue visiter notre Study-Zone, le café étude que nous dirigeons. J’ai prié le Père Magdi de retarder cette visite, mais les deux personnes sont venues. Pour les funérailles, le Père Magdi et deux personnes de Homs sont venus également. Il n’y a plus de place à la résidence. Nous avons réservé des chambres dans un hôtel proche de chez nous. D’autres m’annonçaient leur arrivée, je leur ai fait comprendre qu’ils étaient les bienvenus, mais pas pour dormir chez nous, faute de places.
En parallèle, le centre de Sakhour, Alep Est, se prépare à ouvrir ses cliniques. Il faut pousser les gens à se hâter, trouver de l’argent liquide pour acheter les petites choses, etc. En même temps, une vingtaine de nos employés sur qui nous comptions sont en atelier de formation à Damas. Il faut travailler sans eux, et faire le travail qu’ils faisaient. Aujourd’hui les cliniques à Sakhour accueillent les malades. On pensait accueillir une vingtaine de patients par jour. Le premier jour quelque 45 ont été soignés.
Du côté résidence, avec la première pluie, nous avons découvert que l’obus qui avait touché notre résidence en décembre 2016 a endommagé les joints du bâtiment. C’était l’hiver, la poussière se transformait avec la pluie en boue et formait une couche imperméable. En été, la couche redevient poussière et s’en va avec le vent. Aujourd’hui, l’eau de pluie commence à passer à l’intérieur de la maison. Le chantier de réparation a commencé au début de cette semaine.
Bref, une semaine exceptionnelle, un peu chargée.
Le dollar continue sa chute, et l’argent liquide manque sur le marché. Le taux de change est passé de 550 livres syriennes (S£) il y a six mois à 450 actuellement. Les prix restent fixes, et tout le monde se demande ce qui se passe. Quelques-uns parlent d’une préparation à une grande bataille. Qui vivra verra.
29 novembre 2017
La valeur du dollar a atteint les 385 livres syriennes (S£). Catastrophe pour moi qui ai promis des sommes en livres syriennes aux ateliers qui fabriquent des vêtements destinés à la distribution avant Noël. Durant cette semaine, je me croirais à la bourse. Je suis les taux de change, j’essaie d’obtenir du liquide, j’observe les prix; heureusement que Ziad est là pour me débloquer quelques sommes.
À Sakhour, c’est la surprise. Les cliniques que nous avons ouvertes attirent trois fois plus de patients qu’attendu. En principe, les médecins doivent travailler 3 jours par semaine, et 5h par jour pour soigner 30-35 malades chaque jour. Le nombre des malades a atteint dès le deuxième jour de l’ouverture les 85 patients. Il y a à peu près 7000 habitants, il n’y a ni médecins ni pharmacies,ni même infirmiers, et les conditions de vie sont favorables aux épidémies: pas de chauffage, eau non-potable, rats partout paissant dans les décombres. Nous sommes en plein dans l’action AMDG (Pour une plus grande gloire de Dieu).