La délégation de l’œuvre d’entraide Aide à l’Église en détresse (AED/ACN), qui visite les projets de l’Église au Mexique, emprunte la route fédérale 199 qui mène de la ville San Cristobal de las Casas -un bijou de l’époque coloniale portant le nom du dominicain espagnol Bartolomé de las Casas, fameux défenseur des Amérindiens- à la cité maya de Palenque.
Tension perceptible
Le convoi a pris du retard durant le trajet, car la situation dans la zone d’Oxchuc est toujours très tendue: un groupe d’indigènes tzeltales avait bloqué l’entrée de la ville, exigeant pour laisser passer les véhicules une taxe de 50 pesos (2,5 francs suisses), une grosse somme pour un campesino trimant tout le jour sur sa milpa, son modeste champ de maïs dans la pente de la montagne. Sur une banderole, on peut lire que la commune est «entrée en résistance» pour réclamer ses droits face au non-respect des promesses du gouvernement. Quelques semaines plus tard, une bande armée au service d’un des clans politiques de la ville assassinera ici-même trois membres de la Commission permanente Paix et Justice et incendiera plusieurs maisons…
Nous voici finalement arrivés, après 160 km de route, dans la localité de Bachajon. À la Mission jésuite, devant la grande fresque illustrant l’histoire de l’Église autochtone du Chiapas -un diacre tzeltal et son épouse tenant l’hostie et le calice faisant face à un cacique maya- le Père José Avilés Arriola nous conte l’histoire de cette implantation jésuite au cœur de la culture maya-tzeltal.
Le chilango à l’écoute de la sagesse maya
Le Père José Avilés Arriola sj, que la population locale a rapidement appelé Pepe, se souvient de son arrivée dans ce monde maya à la culture si différente. Le missionnaire a eu tôt fait de se débarrasser de son aura de chilango -c’est ainsi que l’on surnomme les natifs de Mexico- et de laisser tomber le sentiment de supériorité qu’ont les blancs «orgueilleux» de la capitale. Il s’est vite inculturé auprès de ces «hommes de maïs», comme les descendants des Mayas se désignent eux-mêmes depuis la plus haute Antiquité. Cette céréale emblématique tient une place primordiale dans les mythologies précolombiennes et aujourd’hui encore dans la vie quotidienne des autochtones de cette région.
Le territoire de la Mission de Bachajon, fondée en 1958 par la Province mexicaine de la Compagnie de Jésus, s’étend sur une superficie de 5000 km2, avec une population de près de 200 000 habitants, dont 70% de catholiques, en grande majorité des indigènes Tzeltales, avec des minorités Ch’ol, Tzotzil et Tojolabal. Une grande partie de ce territoire montagneux est composée de «forêts de nuages», des forêts tropicales humides baignant dans une brume fréquente.
La «subversion» jésuite
«La Mission jésuite a commencé son travail dans une réalité vraiment difficile et cruelle pour les populations indigènes. Nombreux étaient ceux qui, souffrant d’analphabétisme, de non scolarisation et sombrant dans l’alcoolisme, étaient exploités, voire réduits en esclavage.» Les jésuites ont participé aux côtés des populations indigènes aux manifestations pour la récupération de leurs terres spoliées à la fin du XIXe siècle. Quand les guérilleros de l’EZLN, l’Armée zapatiste de libération nationale, prirent les armes au Chiapas dans les premiers jours de 1994, les jésuites furent accusés d’en avoir favorisé l’émergence en raison de leur travail d’organisation et de conscientisation.
«Dans la lutte pour les droits des indigènes, nos tactiques sont différentes de celle des Zapatistes, relève Pepe. De plus, la présence zapatiste n’est pas très forte dans notre région. De toute façon nous vivons en paix avec eux, et ils nous respectent!» Sur un mur de la maison religieuse, une affiche de l’EZLN, avec ce slogan: «El Fuego y la Palabra»-«Le Feu et la Parole».
Récupérer les valeurs de l’héritage maya
De fait, la Mission a cherché dès le départ à améliorer les conditions de vie des populations indigènes, en amenant l’eau potable, l’éclairage public, des écoles, des dispensaires, la catéchèse, des ateliers, des projets agricoles, la production d’engrais organiques pour les substituer aux engrais chimiques polluant l’environnement ou encore l’utilisation de la médecine traditionnelle. Au plan culturel, les jésuites ont promu l’usage de la langue tzeltale et la récupération des coutumes héritées des Mayas.
Pour mener à bien leurs projets dans le domaine socio-pastoral et auprès des femmes, les jésuites bénéficient, depuis1968, de la collaboration des Sœurs du Divin Pasteur. C’est par la formation catéchétique que nombre de Tzeltals ont commencé à parler et à écrire leur langue maternelle. «Il y a bien des écoles publiques bilingues, mais de fait elle ne le sont que de nom. En réalité, elles ne sont qu’hispanophones. Il n’y a pas de tzeltal dans les documents officiels. Ce n’est pas innocent, car derrière la langue, il y a toute une cosmovision, très différente de celle des blancs ou des métis.» D’où l’importance de mettre en place une solide formation des diacres permanents au sein des communautés.
Pour consolider l’Église autochtone, les premières ordinations de diacres indigènes eurent lieu en mars 1981, en incluant l’épouse du diacre dans le processus. Cette dernière intervient toujours dans les sacrements, aux côtés de son époux. Les couples de catéchistes «principaux», les «principales», les accompagnent et les secondent. Actuellement, seuls six prêtres résident dans le vaste territoire de la Mission. Ils ne pourraient rien faire sans l’aide de milliers de bénévoles et d’agents pastoraux autochtones: diacres permanents (choisis par leur communauté, ils sont actuellement 173, sans compter 170 candidats) et leurs épouses, présidents, catéchistes, catéchistes «principaux», chœurs… Ce sont en tout 25 ministères ecclésiaux différents qui reproduisent en Église les valeurs de l’organisation communautaire traditionnelle.
L’héritage de Don Samuel Ruiz, «Tatic»
Très rapidement, les jésuites se sont mis à traduire la Bible et des textes liturgiques en langue tzeltale. La Bible traduite dans la langue principale de la Mission a été publiée en 2005. Durant quatre décennies, jusqu’à sa retraite en 1999, Don Samuel Ruiz García, comme évêque de San Cristobal de Las Casas, avait favorisé le développement du diaconat permanent, en mettant sur pied une Église autochtone aux traits mayas.
En raison de ses positions clairement dans la ligne de la théologie de la libération, «Tatic Samuel» (Père Samuel), comme le surnommaient affectueusement ses fidèles, se voyait dénoncer au Vatican par certains secteurs de l’Église, agissant de concert avec les oligarchies au pouvoir au Chiapas et dans la capitale fédérale. Ces milieux avaient entrepris conjointement une campagne de désinformation à son sujet. Elle aura des effets, puisque Rome lui nommera un évêque coadjuteur avec droit de succession en 1995. En 2002, le Vatican ordonne à son successeur, Mgr Felipe Arizmendi Esquivel, de cesser toute ordination de diacre permanent dans le diocèse.
Le pape François lève l’interdiction
«Heureusement, le pape François a levé cette interdiction. Car sans les diacres, l’Église autochtone n’existerait pas. Les diacres permanents, les tuhuneles («servants»), selon le terne maya, sont, avec leurs épouses, une réalité solide. Le prêtre, dans la liturgie tzeltal, n’est qu’une partie, mais pas le centre! Les diacres et les laïcs font partie intégrante de la Mission. Mais le diaconat n’a pas surgi en raison du manque de prêtres. Ce n’est pas un remède à ce déficit réel. C’est une requête qui vient de la population, c’est sa demande», assure Pepe.
«Le célibat est étranger à la culture indigène, le célibataire, aux yeux des Tzeltals, n’est pas un homme complet! Une personne complète, pour eux, est en couple. Les gens voulaient des prêtres mariés, des viri probati», poursuit le missionnaire jésuite. Cette demande a été adressée au pape à Rome en 1996 déjà!
La progression des sectes freinée
En l’an 2000, Don Felipe Arizmendi a ordonné 7 diacres, mais il a ensuite reçu du Vatican l’interdiction de continuer sur cette voie. Des diacres, bien préparés, ont attendu leur ordination pendant douze ans, jusqu’à l’arrivée du pape François. Rome souhaitait des prêtres autochtones au Chiapas, mais des prêtres célibataires…
«Don Felipe, tout en demandant le rétablissement de l’ordination de diacres, a fortifié les vocations. Il a soutenu les diacres, qui sont devenus à leur tour des promoteurs de vocations sacerdotales». L’engagement de nombreux diacres permanents actifs dans les quelque 600 «ermitas» (chapelles) érigées dans les communautés indigènes, a permis de freiner, dans cette zone, la rapide progression des sectes, qui offrent aux fidèles des solutions simples et immédiates, ainsi que des avantages matériels, affirme le jésuite.
«Ils connaissent leur peuple et sa culture»
Évêque démissionnaire pour raison d’âge et actuel administrateur apostolique de San Cristobal de las Casas, Mgr Felipe Arizmendi Esquivel, nous reçoit dans sa résidence située dans la capitale culturelle du Chiapas. Il salue l’existence des diacres permanents «qui connaissent leur peuple et sa culture». «Le pape François s’est converti à la problématique indigène à Aparecida, au Brésil, car en Argentine il n’y a pas vraiment beaucoup d’Indiens. Il m’a dit que l’expérience du diaconat indigène au Chiapas serait certainement une source d’inspiration pour le prochain Synode sur l’Amazonie qui se tiendra à Rome en octobre 2019.»
«Ces diacres ont reçu une formation adéquate pour leur situation. Ils servent leur communauté et vivent du travail de la terre. Ils sont quasiment tous paysans et ne sont pas à la charge du diocèse, qui ne leur verse aucun salaire. Ils intègrent beaucoup la femme dans leur ministère, ce qui représente une promotion de la femme et un grand service à la communauté. C’est un trésor, un cadeau de Dieu!» Il rappelle que de fausses informations avaient été publiées par une journaliste de La Jornada, affirmant que dans le diocèse du Chiapas il y avait des femmes prêtres.
Ce genre de distorsion des faits avait alors suscité la méfiance de Rome. Le Vatican déplorait en outre que l’on eût ordonné un si grand nombre de diacres et pas des prêtres. La situation avait ensuite changé. «Durant mon ministère au Chiapas, j’ai ordonné une trentaine de prêtres», précise l’administrateur apostolique.
Actuellement, le diocèse compte 72 séminaristes, dont la moitié d’indigènes. La majorité d’entre eux sont bilingues, car ils doivent apprendre une des langues indigènes de la région. Pour sa part, il considère que l’impossibilité du célibat sacerdotal pour les indigènes est de fait un «mythe», étant donné que l’on trouve des célibataires occupant des charges importantes dans les communautés. À l’instar des jésuites de Bachajon, il affirme que l’Église n’a pas de problèmes avec les Zapatistes, qui se sont transformés en mouvement politique et non plus militaire: elle partage avec eux nombre d’objectifs communs comme la défense de la dignité des peuples indigènes ou la dignité de la femme. «Les relations sont normales avec les Zapatistes; ils ont des problèmes avec le gouvernement, pas avec l’Église!»
Traduire la Bible en tzeltal, un travail titanesque
«Nous avons traduit la Bible en collaboration avec les indigènes. Les différentes communautés ont traduit des passages, verset par verset. Les propositions ont été ramenées au Centre, et retravaillés avec des spécialistes, d’autant plus qu’il y a différents dialectes tzeltal. L’évêque a donné les textes à relire à trois couples, à des spécialistes du diocèse, puis le tout a été encore relu par la Conférence épiscopale mexicaine (CEM). Quand est venu le pape François au Mexique, en février 2016, il a salué la démarche. Pour les diacres, pour les catéchistes principaux, ces textes dans leur langue sont d’une extrême importance», souligne le Père José Avilés Arriola sj.
Une traduction en tzeltal est en cours pour la dernière encyclique du pape François Laudato sí. L’exhortation apostolique post-synodale du pape François Amoris laetitia, sur l’amour dans la famille, a déjà été traduite en langue tzeltal.