6 mai 2017
Le mois de Marie a commencé il y a une semaine. Pour des raisons de voyage, les Pères franciscains sont absents de la ville et je suis le remplaçant ordinaire pour les messes de la paroisse latine. Mon planning, c’est ainsi: JRS du matin jusqu’à 17h, et à 18h, messe avec homélie. Ensuite, la solitude à la résidence. Ceci dit, je suis fatigué mais content de réduire la solitude à quelques heures. Je suis ce programme depuis deux semaines.
D’habitude on profite du mois de Marie pour «prêcher des retraites». Cela veut dire que les homélies suivent un thème durant toute la semaine. J’ai choisi cette année «Aspects de la spiritualité de quelques saints docteurs dans l’Église». Au programme, saint Bonaventure (le remplacement des franciscains l’exige), sainte Thérèse d’Avila, saint Augustin, sainte Hildegarde, saint Iréné de Lyon, et la bonne clôture avec saint Ignace de Loyola.
Le mois de Marie a sa couleur à Alep. Beaucoup de jeunes filles et de femmes portent la robe bleue pour des raisons qui leur sont propres. L’une pour accomplir un vœu, l’autre pour réussir son examen de bac ou pour trouver un époux dans un pays qui se vide des garçons, morts ou en fuite. Bref, je m’amuse énormément chaque année durant ce mois-ci. Tout le monde pose aux prêtres des questions sur les règles à suivre. Je me sens comme un Mufti et c’est amusant. Mais les dames sont malignes. Si la recommandation du prêtre ne leur plaît pas, elles s’adressent à un autre jusqu’à ce qu’elles trouvent la réponse qui leur plaît: est-il permis de faire l’amour avec son mari si on a fait vœu de porter la robe de la Vierge? puis-je ôter la robe à la maison? que dois-je prier durant ce mois? Ce sont des questions raisonnables. Mais il y en a d’autres plus compliquées: de quel côté faut-il mettre la partie pendante de la ceinture (qui est habituellement une corde)? est-ce qu’il faut demander au prêtre de bénir la robe avant de la porter ou bien la porter et aller à l’église pour la bénédiction? puis-je assister à un mariage sans la robe? puis-je danser au mariage avec la robe?
Toujours est-il qu’il ne faut surtout pas donner l’impression que ces questions sont anodines. Elles sont vraiment importantes pour ces âmes pieuses et simples. D’un autre côté, il ne faut pas répondre comme font certains prêtres orientaux: une réponse ferme qui oblige sous peine de péché. La réponse doit être sérieuse, mais elle doit laisser à la personne un petit espace de libre arbitre.
11 mai 2017
La statue de la Vierge de Fatima est arrivée à Alep. Ce sont les franciscains de Terre Sainte qui se chargent de la déplacer entre la Syrie, le Liban et la Jordanie. Elle a été accueillie en procession. Une foule immense était présente. Quant à moi, étant donné que le prêtre en charge de l’église Saint-Antoine était tombé malade, je le remplaçais. C’est pourquoi je n’ai pas pu y être.
Un des inconvénients d’être seul ici, c’est d’être obligé d’assister à toutes les cérémonies pour représenter la Compagnie: accueillir un patriarche, assister aux mariages ou aux funérailles, répondre positivement à toutes les invitations, et elles sont nombreuses: récital, pièce de théâtre, jubilé d’un mouvement, etc. Sans parler de nos scouts et de la CVX qui ont besoin d’une présence. A cause de la guerre, tout se termine à 19h. Après, il n’y a rien. C’est intense, surtout que toutes ces activités sont concentrées entre le vendredi et le samedi. Mais cela rompt un peu la solitude.
12 mai 2017
Le Père Ziad Hilal sj est arrivé à Alep. C’est une grande joie pour moi. Enfin un compagnon. Je suis rentré de la messe de Saint-Antoine à 18h. Ziad n’était pas à la maison, mais je n’ai pas éprouvé le sentiment habituel de solitude. Mon compagnon est ici, à Alep.
12 juillet 2017
Voici deux mois passés sans vivre d’évènements marquants. La vie continue son train normal, ou plutôt ce que nous considérons à Alep comme normal. Autrement dit: un long trajet, périlleux parfois, pour joindre le premier lieu d’habitation dans le reste du pays via la route militaire du Khanasser; calculer pour avoir quelques ampères des générateurs d’électricité du soir jusqu’à minuit pour ne pas rester dans l’obscurité; ne pas désespérer de la stagnation économique, supporter la chaleur torride combattue désespérément par de petits ventilateurs rechargeables, etc.
Trois phénomènes marquent ces derniers temps: une pénurie en forces humaines jeunes, un non-retour des familles musulmanes déplacées, une investigation policière intense.
La guerre ne consomme pas
uniquement beaucoup de munitions qui,
au demeurant, se remplacent facilement et vite.
Elle consomme également beaucoup d’êtres humains.
Fabriquer un canon prend six mois; mais fabriquer un jeune soldat prend 20 ans au moins. Bref, le gouvernement a besoin de soldats et il cherche à recruter tous ceux qui ont fait leur service militaire obligatoire. Les uns, qui reçoivent un appel, joignent l’armée de leur propre gré, mais ils sont très peu nombreux. Les autres sont pris par surprise ou enrôlés au passage de barrages de contrôle. La majorité se cache, se déplace avec précaution, ou quitte le pays tout simplement. Du coup, on a très peu de gens entre 20 et 42 ans. Et les gens qui sont exempts du service militaire pour une raison ou une autre (fils unique, malade, etc.) quittent aussi la région pour des raisons économiques.
Au niveau du travail, cela se ressent clairement. Les femmes assument certes, mais elles ne peuvent pas pallier à tous les métiers qui demandent une certaine force physique: colporteur, forgeron, constructeur; tourner la nourriture dans les grosses marmites des cuisines de campagne peut aussi parfois s’avérer problématique.
Il est parfois difficile pour les familles musulmanes déplacées de revenir. Alep Est est sous le contrôle du gouvernement. Beaucoup d’immeubles sont par terre à cause de cinq ans de bombardements aériens. Mais il y a des maisons encore habitables ou "restaurables". Le problème est que les familles qui se sont déplacées viennent de milieux assez conservateurs. Après quelques années de vie dans des quartiers «civilisés», surtout parmi les chrétiens, elles ont changé leurs mœurs. Hommes et femmes sortent ensemble pour se balader, marchent côte à côte, alors que traditionnellement l’homme marche devant et la femme avec ses enfants derrière. Le Niquab qui couvre le visage est remplacé par le voile qui couvre les cheveux uniquement, les manteaux que les femmes portent été comme hiver ne descendent plus jusqu’aux pieds, mais un peu plus haut. Certaines vont jusqu’à porter des habits de couleur à la place du noir complet.
Retourner chez soi voudrait dire, pour les femmes qui n’ont jamais quitté leur quartier, revenir aux anciennes coutumes. Alors elles résistent. Je pense que les hommes ont également changé au contact de ce nouveau mode de vie. Ils sont moins tendus à l’égard de tout ce qui touche à «la pudeur», surtout quand ils ont éprouvé la vie dans un quartier chrétien où hommes et femmes se parlent publiquement. Dans les récits des personnes chrétiennes ou musulmanes que j’ai rencontrées, beaucoup de détails m’échappaient avant. Je partais du principe qu’entendre la voix d’une femme, saluer par la main, porter le voile de différentes manières (sur la bouche, sur le menton, ou au-dessous du menton) était normal. Hors le degré de libertinage est proportionnel à la superficie découverte du visage.
Le contrôle de la ville est, pour les services de renseignement, le moment idéal pour régler les anciens dossiers en suspens. On apprend que de nouvelles investigations sont en cours sur des personnes pour des accusations d’opposition qui datent de 4 ou 5 ans. J’ai aussi eu ma part de telles accusations, rafraîchies par des rapports récents. J’ai découvert plus tard que le rapporteur était un chrétien avec lequel le JRS, mais pas seulement, n’avait pas accepté de travailler. Il a aussi porté des accusations contre les pères franciscains pour la même raison. Heureusement le service des renseignements a senti que ces accusations n’étaient pas sérieuses, mais il a tout de même du faire son devoir en m’interrogeant.
25 juillet 2017
La joie parfaite n’est pas de ce monde. Je me suis rendu au Liban. J’y ai assisté à la rencontre de tous les jésuites de la Province du Proche-Orient et du Maghreb. Plus de 100 compagnons se sont réunis pour parler et discuter. Dans notre jargon jésuite on dit: pour réfléchir et discerner. Le contenu m’importait peu. Le plus important était la rencontre des compagnons que je n’ai pas vus depuis des années, et la détente.
Ziad et Fouad sont arrivés aujourd’hui. À leur arrivée, deux agents du service des renseignements militaires sont venus m’informer qu’ils allaient arrêter deux hommes qui travaillent pour nous. Motif: ils planifieraient, disent les deux agents, des attentats contre les églises. Je ne crois pas un mot de ce qu’ils disent. Je connais les deux accusés. Ils sont chez nous depuis trois ans, polis, gentils, dévoués, etc. Que puis-je faire? Rien! Ils les ont emmenés, et cela a semé le trouble dans l’équipe. Les deux agents n’ont pas hésité à me lancer des phrases sectaires contre les sunnites. J’en ai déduit qu’ils étaient Alawites, déduction confirmée quand ils m’ont nommé leurs villages d’origine. Maintenant ils sont en prison, peut-être sont-ils torturés, et moi je dors dans mon lit… inquiet. Ma joie durant les journées provinciales ont été gâchée ainsi.
27 juillet 2017
J’ai pris hier soir un rendez-vous avec le chef du service des renseignements militaires. Le seul mot -Service des renseignements (Moukhabarat)- sème de coutume la peur dans le cœur de tout Syrien. Mais je n’ai rien ressenti. Le Saint-Esprit a semé en moi une paix étrange.
Je suis allé le voir aujourd’hui. On m’avait dit qu’il était dur. Mais je l’ai trouvé gentil, aimable, courtois. Il m’a expliqué la raison de l’arrestation de nos deux collaborateurs: un rapporteur avait informé le service qu’ils étaient dangereux. Mais il a pris je crois mon témoignage -positif à leur égard- au sérieux. Il a avoué que son service recevait beaucoup de faux rapports, écrits par des gens qui veulent régler leurs comptes avec leurs adversaires. Pourtant, son devoir est d’enquêter.
En général, dès que le service des renseignements demande à quelqu’un de venir pour un interrogatoire, celui-ci prend la fuite par peur. C’est pourquoi il ordonne d’aller chercher la personne plutôt que de lui demander de venir de son gré.
Pour la manière -"à la James Bond"- de l’arrestation, le chef a présenté ses excuses en disant: «je leur dis toujours comment il faut agir, mais ils font autrement.» Bref, j’ai senti que cette visite était importante à tous niveaux: un témoignage en faveur des accusés, un signe positif pour les travailleurs au JRS qui leur démontre que nous faisons tout pour les protéger. Pour moi, cela m’a permis d’affronter mes peurs.
5 août 2017
C’est le début des vacances du JRS. Mon principal problème est: où faut-il aller? J’ai peu de parents ou d’amis en Syrie. Tous sont partis. L’intérieur du pays est tendu. Les barrages militaires, la longue route désertique d’Alep jusqu’à Homs, font du voyage une corvée. Partir à l’étranger, cela coûte cher. La Compagnie peut me payer le voyage, mais ma conscience ne me le permet pas. Les gens crèvent de faim, ici et moi je me permettrait de dépenser, pour une semaine de voyage, l’équivalent de ce qui rassasie 10 familles nombreuses durant un mois? Le plus dur est que je dois passer mes vacances seul. Je n’ai pas réussi, lors de la rencontre des jésuites, à trouver un compagnon.
On m’informe de source sûre que les deux hommes détenus seront libérés bientôt. Ils sont innocents. Il semble que ma visite et mon témoignage aient eu des effets positifs pour eux.
Hier, on a fait une sorte d’évaluation au JDISC, notre centre de formation au travail. La première promotion est entrée en phase 2 de formation, c’est-à-dire la phase de spécialisation. Mais plus de la moitié des étudiants ont déjà trouvé un emploi, vu leur niveau d’anglais et leur habilité dans l’usage de l’ordinateur. C’est une joie pour nous. J’aurais aimé être présent davantage dans ce projet, mais étant seul, je ne peux pas faire 36 choses à la fois.
M. Vincent, délégué de l’Œuvre d’Orient, a assisté à cette évaluation. L’Œuvre d’Orient finance le projet JDISC et Study Zone. En voyant les résultats, M. Vincent a suggéré que nous fondions des JDISC et des Study Zone (genre café philos pour les universitaires) dans toute la Syrie. Selon lui, les autres projets que les églises en Syrie présentent manquent d’une vision prophétique. Nos deux projets sont uniques en leur genre.
11 août 2017
La première partie des vacances s’est imposée à moi. Notre troupe scoute St. Ignace est en camp. Ziad m’a demandé de le seconder, car il doit s’absenter pour accompagner le responsable d’ACN, association de soutien des Églises. C’est la première fois que je participe au camp depuis 6 ans, soit depuis le début de la guerre.
Là-bas je me suis rendu compte combien j’avais vieilli, combien je suis fatigué et combien j’ai besoin de vacances. Je dormais plus de 12h par jour. Mon dos était raide, et il a fallu 4 jours avant qu’il regagne sa souplesse.
L’état de notre troupe de scouts est alarmant. Avec la guerre, les chefs ont émigré en masse; ils n’ont pas eu le temps de transmettre leur savoir-faire à la génération suivante.
Lorsque je suis arrivé à Alep, il y a plus de 10 ans, nos scouts fonctionnaient encore comme si nous vivions dans les années 50. J’ai alors traduit plus de 4000 pages depuis l’anglais pour mettre à jour notre manière de faire selon les indications du scoutisme international. Il m’avait fallu 4 ans pour entraîner les chefs au nouveau programme. Maintenant, il faut recommencer le travail avec les responsables disponibles. Il faut aussi faire beaucoup de modifications, car la situation dans le pays, la mentalité des jeunes et l’état psychique de l’actuelle génération a complétement changé. En plus, le nombre de jeunes est réduit.
À Alep, il n’y a plus beaucoup de chrétiens, et les jeunes quittent le pays systématiquement après l’université: crise des chefs scouts, crise des membres, tout à l’image de notre crise en général. J’ai songé à la fermeture de notre troupe, mais j’ai senti le lien entre son état de notre troupe et celui des chrétiens à Alep, pour ne pas dire en Syrie. L’enthousiasme des jeunes dans le camp, les choses qu’ils font alors qu’on avait du mal à les pousser à les faire auparavant, quand ils étaient nombreux, me dictent ce qu’il faut faire: poursuivre, persévérer, résister devant l’anéantissement. Désormais, l’engagement de la Compagnie à l’égard de notre troupe scoute n’est plus un service à rendre mais une espérance dont témoigner. Espérance semblable à celle des martyrs: aller jusqu’au bout. Comme disait Jésus: « Il me faut continuer aujourd’hui, demain, et après-demain.» Sur ce signe d’espérance, j’ai construit mon discours durant la célébration de la promesse à la fin du camp.