«Au nom de l’obéissance, Pierre Favre a mené une vie vagabonde, au point, comme il le reconnaît lui-même, de donner l’impression d’être un inconstant. Toujours en route, sans jamais se fixer définitivement en un lieu ni pouvoir récolter les fruits de son apostolat, il parcourt les principaux pays européens agités par les convulsions politiques et religieuses héritées de la Renaissance. La France et l’Allemagne sont en guerre, les armées de Charles Quint et de François Ier s’affrontent jusqu’en Italie; la réforme de Luther gagne rapidement du terrain en Allemagne où elle devient une vraie force politique; l’Espagne et le Portugal rivalisent d’ambitions au-delà des mers et l’audace de leurs missionnaires en Asie et en Amérique latine enthousiasme la chrétienté; en Europe, la foi traditionnelle et la pratique religieuse faiblissent, tandis que la corruption des clercs, le commerce des indulgences et la course aux bénéfices ecclésiastiques discréditent jusqu’aux plus hautes instances de l’Église.
Envoyé en mission sur les principaux fronts de l’époque, Pierre Favre n’est pas seulement le témoin de ces bouleversements, il s’y implique activement. Homme bon, fidèle et courageux, le docteur parisien n’ignore rien de la gravité des débats théologiques en cours, mais il croit plus aux vertus du cœur qu’à celles de la pensée académique. Doué d’une capacité d’empathie exceptionnelle, il rejoint ses interlocuteurs sur leur propre sillon, sans jamais les juger ou les disqualifier; attentif à ce qui unit les hommes plus qu’à ce qui les oppose, il écoute, dialogue, conseille et prie. Authentique réformateur, il ne se limite pas à lutter contre les hérétiques, comme tant d’autres docteurs de l’époque. Il se tient à distance de ceux qui ne rêvent que de controverses théologiques et qui écrivent trop de livres savants. Plutôt que de crier au loup avec eux, il préfère construire en aidant les fidèles à se réformer par les Exercices spirituels dont, selon Ignace, il est le meilleur interprète.
En dépit d’une vie mouvementée et mêlée à toutes les turbulences politico-religieuses qui ont redessiné la carte de l’Europe au XVIe siècle, Pierre Favre est resté discret, trop discret même. La plupart des auteurs qui se sont intéressés à lui l’ont fait dans le cadre de travaux consacrés à ses deux grands amis, Ignace de Loyola et François Xavier, à son disciple Pierre Canisius, ou à l’histoire de la Compagnie dans les pays qu’il a parcourus. Pierre est resté dans l’ombre de ses célèbres colocataires, jusqu’au jour où le pape François l’a tiré sur la scène publique en sa compagnie. À la question étonnée d’un jésuite qui lui demandait ce qu’il retenait de Pierre Favre au point d’en faire un modèle et de le déclarer son jésuite préféré, le pape a répondu:
«Le dialogue avec tous, même avec les plus lointains et les adversaires de la Compagnie;
la piété simple, une certaine ingénuité peut-être, la disponibilité immédiate,
son discernement intérieur attentif,
le fait d’être un homme de grandes et fortes décisions, capable en même temps d’être si doux... ».
Du coup, bénéficiant de la popularité du pape François, le nom de Pierre Favre suscita un regain d’intérêt et de curiosité. Notoriété éphémère dans les médias et le grand public, sauf pour la Compagnie de Jésus qui reconnait ses propres idéaux dans le portrait d’un jésuite passionné pour le Christ, qui n’a pas d’autre lieux que les missions qui lui sont confiées, assumées jusqu’à en mourir d’épuisement.
Pierre Favre n’est apparemment qu’un jésuite ordinaire, dont toute la richesse est intérieure. Rien de spectaculaire dans sa vie à part cette disponibilité qui le fait voyager à travers l’Europe, pour être témoin des débats politico-religieux qui ont modifié la carte du vieux continent. Il n’a pas légué à la postérité une œuvre particulière; pas de fondation ni de somme scientifique comme tant d’autres célèbres confrères. Chez lui, l’essentiel est l’aventure intérieure, son étonnante capacité à sauvegarder l’unité de sa vie au milieu de tant de changements géographiques, culturels et religieux.
«Né pour ne jamais s’arrêter nulle part», le discret jésuite savoyard réapparait aujourd’hui sur la scène publique, incarnant une spiritualité et un style pastoral pour un temps de crise. À une génération désenchantée, qui fait volontiers profession de scepticisme, Pierre Favre indique le chemin de la connaissance de soi-même, de la paix et de l’amour du Christ. Sans se laisser arrêter par une institution essoufflée, qui peine à rendre compte de manière acceptable du message chrétien, il incarne «l’Église en sortie» que le pape François appelle de tous ses vœux. Une Église capable, comme lui, de s’en aller sur les chemins du monde, sans jamais s’arrêter, pour rejoindre les hommes de son temps sur leur propre sillon.»
Pour découvrir autrement Pierre Favre, lire aussi l'article de Pierre Emonet paru dans choisir en avril 2006: Pierre Favre, un destin européen
Pierre Emonet sj, Pierre Favre (1506-1546) - Né pour ne jamais s'arrêter, Lessius, Namur 2017, 216 pages.