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lundi, 08 mars 2021 18:22

Équipées jésuites dans la Suisse du XVIe siècle

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Dès les fondements de la Compagnie de Jésus, les jésuites se sont frottés aux particularismes suisses, traversant à plusieurs reprises les terres helvétiques en proie aux tumultes de la Réforme. Parmi eux, Pierre Favre et Pierre Canisius bien sûr, mais aussi d’autres moins connus. Leurs aventures sont révélatrices du climat tendu préexistant alors entre catholiques et réformés.

Au printemps 1535, Ignace quitte Paris pour un séjour dans son pays. Il laisse dans la capitale française le petit groupe de ses amis. Comme convenu, ils se retrouveront tous à Venise, pour embarquer pour la Palestine. Prévu pour le 25 janvier 1537, le départ est anticipé au 15 novembre 1536 à cause de la guerre entre Charles Quint et François Ier. Entre temps, trois autres étudiants rejoignent le groupe. Les neufs compagnons quittent Paris en plein hiver. Après Meaux, Saint-Nicolas de Port et Strasbourg, ils entrent en Suisse, à Bâle, pour continuer le long du Rhin vers Constance. Un voyage qui n’est pas de tout repos. Aux rigueurs du climat, au péril des bêtes sauvages et des bandits de grands chemins s’ajoute, sur le territoire suisse, l’agressivité des hérétiques.

Des fêtes, débats, disputes

Ces jeunes avancent d’un bon pas; en trois jours ils ont franchi les 130 kms qui séparent Strasbourg de Bâle. La ville rhénane passée à la Réforme, la messe a été abolie et une ordonnance interdit que les prêtres étrangers soient hébergés chez des privés. Épuisé à force de cheminer dans la neige, le groupe a trouvé refuge dans l’auberge Lützelhof, proche de la porte de la ville (Spalen). Ces étranges pèlerins mendiants, vêtus comme des étudiants, chapelet en bandoulière, qui prient à genoux et ne comprennent pas l’allemand, ne manquent pas d’attirer l’attention de la ville. Intrigués, des professeurs de l’Université viennent les voir pour discuter théologie.

Après trois jours de repos, les pèlerins se remettent en marche pour gagner Constance, à 160 kms. Leur route est probablement passée par Rheinfelden, Frick, Brugg, Baden, Kaiserstuhl, Winterthur, Frauenfeld, Pfyn, Weinfelden, des régions catholiques ou protestantes suivant les cantons. Égarés plus d’une fois, ils ont sans doute fait trois fois étape: entre Frick et Brugg, entre Kaiserstuhl et Winterthur, et à Weinfelden.

Après Kaiserstuhl, en terre protestante zurichoise, ils débarquent de nuit dans une importante agglomération toute illuminée. Une fête bat son plein: musique, banquet, bal, beuveries et chants, la ville célèbre le mariage de son curé. Le brave homme trône au milieu de la foule, arborant fièrement une imposante épée. Après quelques détours, le groupe arrive de nuit à Weinfelden. Le curé du lieu, apostat, marié, père d’une nombreuse famille, qui se pique de bien connaître la nouvelle foi, les rejoint dans leur auberge pour discuter religion. Bon prince, il invite ces messieurs à souper, désireux de leur montrer «ses enfants et ses livres». Invitation acceptée. Mais au moment de passer à table, se souvenant des mises en garde de saint Paul, les pèlerins refusent de s’asseoir à la table des hérétiques.

Avec un sourire plein de compassion, le curé fait dresser des couverts à part pour les catholiques. Et la dispute reprend de plus belle, jusqu’au moment où l’ex-curé, confondu par les arguments de Diego Laínez (un des premiers compagnons d’Ignace), est interpellé par un des maîtres parisiens: «Pourquoi suivez-vous une secte que vous ne pouvez même pas défendre?» Furieux, le curé réplique: «Demain je vous fais enfermer dans la prison. Et vous verrez bien si je suis capable ou non de défendre ma secte.» Maudissant en allemand ces Parisiens qui ne comprennent mot, il les quitte, les laissant heureux d’avoir souffert pour la foi et prêts à donner leur vie pour le Christ.

Le lendemain matin, un solide gaillard d’une trentaine d’années se présente à l’auberge. Aimable, il leur propose de les guider sur le bon chemin. Tout en les rassurant, il marche devant, sans mot dire, et les conduit à travers champs jusque sur la hauteur d’Ottenberg. Deux heures de chemin pour rejoindre la route enneigée de Frauenfeld à Constance, où il ne leur reste plus qu’à suivre les traces des passants, laissant derrière eux cette Suisse peu hospitalière.

Pierre Favre, de Bâle à Genève

Cinq ans plus tard, fin juillet 1541, c’est Pierre Favre qui traverse la Suisse du nord au sud. Il accompagne le Dr Pedro Órtiz, le conseiller de l’ambassadeur de Charles Quint à la Diète de Ratisbonne, qui regagne sa paroisse de Galapagar (Espagne). Remontant le Danube, ils traversent la Bavière, pour entrer en Suisse à Bâle. Longeant l’Aar, ils suivirent la route habituelle jusqu’à Genève, d’où ils gagnent la Haute-Savoie et le Villaret, le hameau natal de Favre. La traversée de la Suisse semble s’être déroulée sans encombre digne de mention. Huit mois plus tard, rappelé en Allemagne par le pape Paul III, Pierre Favre refait le même voyage dans le sens contraire. Deux prêtres espagnols, candidats à la Compagnie, l’accompagnent.

Une note du Mémorial de Favre laisse entendre que la traversée de la Suisse n’est pas sans danger. Parmi les nombreuses faveurs divines dont il bénéficie, Favre relève qu’à son entrée en Suisse, Dieu l’a gardé des soldats. De ce voyage il ne retient qu’une étape, Soleure. Dans une lettre à Ignace de Loyola (16 avril 1542), il explique: «Le Jeudi saint et la matinée du Vendredi saint nous nous sommes arrêtés à Soleure, une ville catholique des Suisses. À deux reprises, j’ai eu une longue conversation spirituelle avec Mgr Beauregard, l’ambassadeur du Roi Très-Chrétien de France.[1] J’ai mangé avec lui le Vendredi saint. C’est un homme très ouvert en tout ce qui concerne les questions spirituelles et, de plus, il ne manque pas de culture. Le jour de Pâques, nous étions dans un village plus loin, où nous avons fait les chapelains parce qu’ils n’avaient aucun prêtre pour leur dire la messe. J’y ai chanté la messe. J’y ai aussi rencontré une personne qui ne savait pas l’allemand et qui s’est confessée à moi.»

Dans la tourmente confessionnelle

En octobre 1560, Rome destine quatre jésuites au collège de Trèves: un Bavarois, Jonas Adler, deux Belges, Otton Briamont et Égide Faber, et un Anglais, Simon Belost. La route la plus directe de Milan à Trèves passe par le Gothard, une traversée qui ne fut pas de tout repos à en juger par la lettre (21 octobre 1560) du Père Jonas au Père Laínez, devenu entre-temps supérieur de la Compagnie de Jésus. Égide, plus fragile et délicat, a de la peine à marcher. Par malchance, en pleine montagne, le genou d’Otton enfle à tel point qu’il lui est impossible de mettre un pied devant l’autre ni même de se tenir sur un cheval. Il ne reste qu’à faire étape à Altdorf, le temps que le malade se remette.

Les autorités accueillent les jésuites avec bienveillance. Le malade est placé à l’hôpital et le Père Jonas reste auprès de lui tandis que les autres poursuivent leur route. Au nom des seigneurs d’Uri, le grand trésorier de la région vient leur communiquer trois choses: que les Seigneurs se réjouissent de leur venue, qu’ils sont décidés à rester fidèles à la foi catholique et qu’ils leur demandent comment faire pratiquement pour fonder un collège. Il rassure aussi le malade et son compagnon: ils seront pris en charge par les autorités et n’auront aucun sou à payer. À la question de savoir s’ils doivent faire la paix ou la guerre avec les luthériens, le prudent jésuite se garde bien de répondre.

Dix-huit jours plus tard, le malade donne des nouvelles de sa santé au Père Général (lettre du 8 novembre 1560). Il a échappé à une opération plus lourde, son genou va mieux mais il n’est pas encore complètement guéri. Les gens de la région l’ont installé dans un endroit très agréable, ils ont payé le chirurgien et tous les frais, et même les 56 repas des jésuites à l’auberge. De plus ils leur ont donné 50 couronnes d’or comme viatique pour la route. Après avoir hésité à les accepter, les jésuites ont promis de les rembourser.

Le bon Père parle avec admiration de la guerre que les catholiques ont gagnée contre les protestants.[2] Un vieillard, ancien ambassadeur auprès du pape, qui s’occupe de lui et le visite chaque jour, lui a raconté la mort de Zwingli, dépecé et brûlé, dont les mains étaient noires comme celles du Diable parce que le réformateur avait servi une pièce d’artillerie. Le pays attend les résultats de la Diète de Bâle pour savoir s’il va faire la guerre ou non. Même l’évêque de Côme est prêt à prendre les armes, fort d’une décrétale qui accorde l’indulgence plénière à ceux qui combattent les hérétiques. Le jésuite est édifié de voir comment tout un canton, femmes et enfants compris, se prépare à la guerre en mettant sa confiance dans le Dieu des armées. Animé d’un zèle bien catholique, le curé, un homme docte et qui prêche bien, encourage ses ouailles à la bataille. Le brave jésuite est tout de même étonné d’apprendre que ce zélé curé vit avec une concubine dont il a toute une série d’enfants. Mais, dans ce pays, tout le monde trouve cela normal, même si certains ont du scrupule d’assister à sa messe.

Bon observateur, Otto décrit la région: une étroite vallée enfermée entre les montagnes comme un monastère entre ses murs. Le Gothard abrite des bêtes sauvages, des chamois, des marmottes, des loirs «grands comme des chats», des ours que l’on effraye en sonnant les cloches, des lièvres blancs, des faisans, des perdrix des neiges aux pattes couvertes de plumes. Les habitants sont très corpulents, vêtus simplement, grands mangeurs de gibier. Lorsque quelqu’un est malade, ils le portent dans la montagne, tuent un chamois et lui font boire le sang. Pour les repas, la soupe ne manque jamais; au milieu de la table trône une pièce de fromage grande comme un parmesan. Pour boire, chacun a son verre en argent, et trois ou quatre grandes coupes d’argent ou d’or circulent. Une fois le fromage retiré, le repas est terminé ; on enlève les verres qui sont remplacés par de grandes coupes et un immense plat de viande bouillie. Vient ensuite une vaste et profonde écuelle de crème, battue au point que la cuillère a de la peine à y pénétrer et dans laquelle ils jettent des châtaignes. Sur la table, diverses sucreries. Le repas dure bien trois à quatre heures. Au moment de se séparer, on offre une fois de plus à boire dans les grandes coupes.

Huit jours plus tard, les deux jésuites prennent congé de leurs hôtes. Après avoir traversé le lac, ils poursuivent leur route sur des terres hérétiques moins hospitalières.

Accueil agressif à Berne

Plus mouvementé est le voyage de Pierre Canisius lorsque, quelque vingt ans plus tard, il gagne Fribourg. Entré en Suisse par le canton de Thurgovie, il est à Lucerne le 2 décembre 1580. Hôte du Collège, il attend, une semaine durant, l’arrivée du nonce Bonomi qui doit le conduire à Fribourg. Un jésuite anglais, peu commode, doit les accompagner. Le 10 décembre, les trois voyageurs se mettent en route, escortés par un milicien lucernois en uniforme bleu et blanc, chargé de les protéger contre les zwingliens. À Berne, la ville est pratiquement paralysée par une immense foule venue assister à une exécution capitale. Contraints d’attendre que la sentence soit exécutée, les voyageurs se replient dans une auberge pour dîner.

L’évêque reconnu, la police s’empresse de lui interdire le passage et lui ordonne d’attendre la venue des autorités, sous peine de le mettre aux arrêts, tandis qu’une foule vociférant des injures envahit l’auberge et demande d’envoyer aux galères évêques et prêtres. Alertées, les autorités se présentent pour signifier à l’évêque son arrestation. En bon diplomate, le nonce réussit tout de même à éviter la prison, mais, parce qu’il a comploté contre les autorités du canton en les traitant d’hérétiques, les officiels le bannissent du territoire bernois : un évêque n’a rien à faire à Berne, qu’il aille s’occuper de ses propres ouailles!

Lorsque le petit groupe se remet en route, une populace agressive les conspue, les accablant d’injures et de moqueries. Les uns braillent comme des ânes, les autres les menacent de leur épée, tous les traitent de vauriens, voleurs, ariens, anabaptistes et leur souhaitent de mourir sur le gibet à la place de celui que l’on est en train d’exécuter. Comme ils leur tournent le dos, ils sont copieusement bombardés à coups de boules de neige et de raves. À la nuit tombée, les voyageurs arrivent enfin à Fribourg, terre catholique, où l’accueil est aussi chaleureux que celui de Berne a été désagréable.

[1] Depuis 1521, l’ambassadeur de France en Suisse résidait à Soleure.
[2] La deuxième bataille de Kappel (11.10.1531).


Pierre Canisuis 2Pierre Emonet sj (directeur de choisir) a écrit plusieurs biographies de jésuites du XVIe siècle. Son dernier livre Pierre Canisius. L’infatigable réformateur de l’Église d’Allemagne (1521-1597) présente le fondateur du Collège Saint-Michel de Fribourg et saint patron de la nouvelle province des jésuites d’Europe centrale (ECE) dont la Suisse fait partie. Vous pouvez faire plus ample connaissance avec le saint en regardant et écoutant la conférence de Pierre Emonet sj donnée fin février pour «Un auteur, Un livre».

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