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mercredi, 14 janvier 2015 01:00

Zen et christianisme. Des bases pour un dialogue

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Le nombre d'Occidentaux pratiquant le zen va croissant. Peut-on sans autre transposer cette méthode sans tenir compte du milieu religieux auquel elle est liée ? Perspectives pour un dialogue fructueux entre christianisme et bouddhisme, deux voies aux fondements anthropologiques différents.

« Je pense donc je suis », nous dit Descartes. Non seulement je pense, mais je sens, ressens, jouis, souffre, agis, donc je suis ! Qu'est-ce à dire ? Contrairement à l'anthropologie bouddhiste - qui estime illusoire la substance du moi (anatta), insistant sur l'impermanence de toutes choses (anicca) et sur la condition souffrante universelle (dukkha) - les facultés (mémoire-intelligence- volonté) de mon âme (sujet) sont, pour moi, chrétien, une médiation pour découvrir mon identité profonde, la bonté du réel et la présence de Dieu. Les différences anthropologiques et philosophico-théologiques entre christianisme et bouddhisme sont fondamentales : Dieu créateur ou production conditionnée ; moi ou non-moi ; bonté de la Création ou impermanence et illusion... Un Occidental marqué par la tradition judéo-chrétienne peut-il dans ces conditions pratiquer sans autre zazen ?

Un dialogue respectueux
Celui qui entre en dialogue se laisse traverser par la parole de l'autre. Il ne s'agit ni de négociation ni de débat. Thématiser les expériences respectives est indispensable pour que le dialogue porte du fruit. Cela implique une écoute réciproque et, en retour, un approfondissement de sa propre identité spirituelle. Encore faut-il observer quelques critères.
Tout d'abord, comme le souligne Denis Gira, ne pas chercher chez les autres ce qui est important pour nous, « sinon nous ne découvrirons jamais ce qui est important pour eux » ![1] C'est la pierre angulaire. Les clefs pour comprendre l'autre ne viennent pas de notre propre monde mais de celui du partenaire du dialogue, qui a sa propre cohérence culturelle et religieuse. Inutile de chercher une table dans une maison traditionnelle japonaise ! La fonction culturelle de la table y est tout autre que pour nous. Elle n'est pas le lieu de la rencontre, du repas, du dialogue, mais s'inscrit dans un espace - la maison - où justement le vide, et non la relation, prime. De même, faire du dalaï lama le pape du bouddhisme ou y chercher Dieu est un non-sens et une infidélité à la cohérence interne de cette tradition philosophico-religieuse.
Deuxième critère, reconnaître les limites des mots. Traduire, c'est trahir ! Le sens des mots diffère d'une langue à l'autre. Ils sont marqués par une sémantique et une syntaxe liées à une culture. Celle-ci est identiquement une compréhension, ne vision du monde. Avoir l'humilité de le reconnaître permet de prendre conscience des écarts de sens et des dangers des déviations possibles. Ainsi du samsara, cycle de la souffrance issue de l'ignorance auquel les bouddhistes veulent échapper. En Occident, la méprise consiste à comprendre la réincarnation comme une nouvelle chance d'accomplir ce que l'on n'aura pas pu vivre dans cette vie-ci.
Il s'agit ensuite d'avoir un principe organisateur et de respecter la cohérence interne du système religieux. Qu'est-ce qui donne ultimement sens et direction à ma vie spirituelle ? Est-ce la relation personnelle au Christ ou la réalisation de la nature du Bouddha ? Il est impossible, en raison de la cohérence interne des religions, d'être à la fois disciple du Christ et du Bouddha. Au-delà de l'hygiène mentale, un chrétien qui pratique zazen n'expérimente sans doute pas la même chose qu'un bouddhiste. Pourquoi ? Outre les anthropologies différentes, le principe organisateur et la cohérence interne chrétienne (Trinité, Jésus-Christ, Esprit saint, Eglise) sont simplement autres que ceux du bouddhisme.
Entre un syncrétisme qui mène à la confusion et une rigidité identitaire basée sur la peur qui exclut tout dialogue, une voie médiane qui respecte l'altérité doit être trouvée. Ce chemin existentiel de crête est souvent long et difficile, mais il peut, au bout de nombre d'épreuves et de remises en question, aider à réorganiser le monde et à revitaliser la foi de celui qui s'y aventure.
Dernier critère : juger la tradition de l'autre par ses sommets et non par ses sous-produits. Comparaison n'est pas raison. Toutefois, le dialogue peut l'exiger. Il faut alors se placer au même ni - veau pour qu'un rapprochement soit possible. Ainsi des caractéristiques de l'expérience du Nirvana et de l'union trinitaire. Mettre en rapport la non-dualité bouddhiste avec le type de Salut apporté par le Christ ou pire encore avec les Croisades, et assimiler la Résurrection à la renaissance cyclique et non pas à l'Eveil relèvent de l'ineptie et de la malhonnêteté intellectuelle.

Convergences
Lorsqu'on pratique zazen, on éprouve une qualité de silence qui jaillit du vide - certes intermittent - de l'absence de pensées. Cette « dépollution du mental » est sans doute ce que recherche tout d'abord l'Occidental stressé. Indépendamment de tout contenu religieux, cette hygiène mentale est un bénéfice considérable. En effet, la radicalité du zen met en face du réel nu. Il a également valeur d'instruction méthodique pour la vie mystique.
Pour un chrétien, il peut être pratiqué pour préparer l'âme à se libérer des pensées du moi, afin d'entrer en résonnance avec la Parole de Dieu qui lui est adressée. Le familier des Exercices spirituels de saint Ignace comprend que loin d'être une fuite du monde, le zen donne de percevoir l'impermanence de toute chose et son fondement ultime. Toute comparaison gardée, la « contemplation pour obtenir l'Amour » clôt les Exercices spirituels en disposant l'âme à trouver Dieu en toute chose.
Dès qu'on comprend Dieu soit au-dedans soit en-dehors du monde, on manque sa transcendance. En effet, l'immanence radicale de Dieu provient de sa Transcendance absolue. Il faut tenir les deux. C'est parce qu'Il est au plus lointain qu'Il peut se faire plus intime à moi-même que moi-même ! C'est parce qu'Il est Tout-Autre qu'Il peut se faire l'un d'entre nous.
Sa présence s'accomplit pleinement pour le chrétien dans la kénose, l'anéantissement que décrit si bien l'épître aux Philippiens (2,6-9) : « Lui qui est de condition divine n'a pas considéré comme une proie à saisir d'être l'égal de Dieu. Mais il s'est dépouillé, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes, et, reconnu à son aspect comme un homme, il s'est abaissé, devenant obéissant jusqu'à la mort, à la mort sur une croix. C'est pourquoi Dieu l'a souverainement élevé et lui a conféré le Nom qui est au-dessus de tout nom. »
De même, l'athéisme du zen n'est pas simple négation de Dieu mais prend au sérieux l'altérité de l'ultime réalité, par une voie apophatique radicale au-delà de l'immanence et de la transcendance.
Notons enfin que la dynamique propre au zen ne se satisfait pas d'avoir atteint l'Eveil. Elle engage au contraire à toujours revenir à la multiplicité, lieu d'une toujours plus grande perte de l'ego. Ainsi les boddhisattvas demeurent dans le monde de la dukkha pour exercer la compassion envers tous les êtres vivants. N'est-ce pas aussi le propre de la vie chrétienne, née de l'expérience du Ressuscité, que de toujours revenir au monde, lieu de sa manifestation ? « Il vous précède en Galilée ; c'est là que vous le verrez, comme il vous l'a dit » (Mc 16,8).

Différences
En Occident, zazen est souvent perçu et pratiqué comme une méthode de recueillement et de maturation psychospirituelle. Cela ne recoupe pas la compréhension et la pratique du zen par un bouddhiste. Une compréhension vulgarisée du dialogue interreligieux amène à penser que les religions ne sont que des moyens différents pour atteindre le même sommet. C'est faire fi d'un aspect essentiel : le moyen n'est pas indifférent à la fin. Autrement dit, le chemin n'est pas sans conséquence sur la perception du but. Si je monte par telle ou telle voie au sommet du Cervin, je n'aurai pas, parvenu sur la cime, la même perception du panorama.
La langue allemande différencie l'immédiateté de l'expérience (Erlebnis) de son expression nécessitant images, symboles et langage. Thématiser enrichit et transforme l'expérience (Erfahrung) en la rendant communicable. Il est alors possible de l'intégrer à sa vie. Conserver l'impact des différences intrinsèques permet d'enrichir les expériences respectives.
L'analogie avec l'apprentissage d'une langue étrangère (grammaire, vocabulaire, etc.) permet de le comprendre : on goûte d'autant plus aux saveurs d'une langue étrangère et à celles de sa propre langue maternelle que l'on prend conscience de la singularité et des richesses de chaque idiome. Le rôle attribué au maître diffère également entre chrétiens et bouddhistes. Dans le zen, la relation maître-élève, sans être aussi absolue que celle qui lie le disciple à son guru dans la tradition hindoue, est indispensable. Le lien est essentiel puisque le maître doit lever le voile d'ignorance qui trouve sa source dans l'illusion de l'ego. La transmission exige un cœur à cœur. Paradoxalement, si l'expérience vise un au-delà de la personnalité, elle se vit dans une relation très personnalisée.
Dans la tradition chrétienne, le maître intérieur est l'Esprit saint. L'accompagnateur est donc celui qui partage la route sans connaître d'avance les imprévisibilités des étapes et passages proposés par l'Esprit. Même si son expérience lui donne une certaine con - naissance des sommets et des abîmes, l'accompagnateur redécouvre toujours avec émerveillement l'œuvre de Dieu dans le cœur de celui qu'il accompagne.
Peut-on, enfin, assimiler la vertu théologale de la charité à l'expérience de la compassion telle que la décrit le bouddhisme ? Indépendamment de la cohérence interne à chaque religion, il apparaît que l'expérience est autre. Autant la compassion permet de se mettre au diapason de la souffrance de tout être vivant, de la partager et de montrer la voie de la libération, autant l'expérience de l'Agape ouvre un monde relationnel tout autre. Il est la clef d'une union qui ne dissout pas l'identité personnelle, mais au contraire la constitue, la révèle, l'approfondit et lui donne son unicité dans la communion à Dieu et aux autres.
Philosophiquement, aussi bien l'Eveil que la Résurrection donnent une « appréhension simple de la vérité » par une saisie intuitive qui devient de plus en plus « simple » à mesure que la dualité sujet-objet se résout dans une expérience d'unité. Théologiquement cependant, la foi, l'espérance et l'amour, vertus théologales, éclairent l'âme d'une sagesse et d'un type d'unité propre à la mystique chrétienne : « La définition philosophique permet aux adhérents des différentes religions de trouver un terrain commun pour le dialogue. La définition théologique signale les différences spécifiques existant entre les différentes religions, nous sauvant du relativisme. »[2]

La voie du Christ
Dieu est souvent réduit à n'être que Fondement et Créateur du monde. Le Christ, tel un prophète ou un sage, nous l'annoncerait et nous l'enseignerait. Or le Christ à travers sa personne ouvre un chemin unique (Jn 14,6) qui ne se contente pas de modifier ou d'affiner l'annonce juive. Il la radicalise puisque, par son Esprit, il fait entrer dans la force transformatrice de la mort et de la Résurrection. Sa descente et son cri sur la Croix change la croyance en Dieu. Elle devient chrétienne ! Transcendance et immanence s'incluant, la vie divine est perceptible au cœur du monde.
Pour le chrétien, la kénose du zen peut devenir une voie qui accomplit concrètement ce paradoxe. Encore faut-il ne pas se contenter de méditer sur un coussin mais, transfiguré par l'expérience christique, revenir au monde pour être auprès des pauvres en recherche de Vie (Mt 25). Alors peut jaillir du centre de la plus dure réalité mondaine, la joie du rire libérateur chère à la tradition bouddhiste.

[1] • Denis Gira, Le dialogue à la portée de tous... (ou presque), Paris, Bayard 2012, 300 p.
[2] • William Johnston, Zen et connaissance de Dieu, Paris, DDB 1973, 190 p.

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