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jeudi, 01 octobre 2015 14:24

La dernière place

La dernière place... Quelle est-elle ? Jerry Ryan partage avec nous une expérience spirituelle de toute une vie. C’est de la faille dans la roche que surgit la lumière. Ou comment notre fragilité peut se révéler un cadeau pour les autres...

Je le voyais venir. Il y avait des années que je travaillais à des métiers dangereux et exigeants : plus de dix ans dans une fonderie, quelques années comme bûcheron, un bout de temps à fabriquer des briques. C’était mon propre choix ... jusqu’à un certain point. Je voulais prendre la dernière place, comme Jésus, et partager la vie des plus pauvres, ceux qui n’intéressent personne. Je recherchais des travaux dont nul ne voulait, par solidarité avec les opprimés. De toute façon, la plupart du temps je n’avais pas le choix. Je vivais à l’étranger et ne pouvais obtenir de permis de travail que pour les tâches que les « indigènes » rejetaient.
Quand je suis rentré aux Etats-Unis, j’avais déjà plus de quarante ans. J’ai trouvé par hasard un poste de nettoyeur à l’aquarium de New England, à Boston. Pendant trente-trois ans, j’y fus ainsi le seul gringo au cœur d’un groupe d’Hispaniques, d’émigrés du Cap-Vert, etc. Les années passant, leur poids s’est fait sentir. Je branlais un peu sur mes jambes ; j’étais déjà tombé une fois ou deux. A la fin de mes journées de travail, j’étais épuisé, presqu’un somnambule. Et c’est précisément à la fin de l’une d’entre elles, alors que je transportais la dernière cargaison d’ordures, que j’ai dégringolé quelques marches et me suis cassé une hanche et un poignet.
A 77 ans, on ne rebondit plus facilement après un tel accident. Mon équilibre reste précaire, ma hanche continue à me faire mal et mon poignet à me gêner. Il n’est donc plus question que je reprenne mon poste. C’est ainsi que je suis devenu une espèce de personne handicapée. Ma vie a changé du tout au tout.

Présence de Jésus
La transition n’est pas facile. J’ai toujours été sauvagement indépendant, et voilà qu’à présent je dépends des autres et doit être assisté pour toutes sortes d’occasions, petites et grandes. Je me suis toujours vu aussi dans le rôle de défenseur des opprimés, champion des inutiles et des désemparés, partageant leur sort, plaidant leur cause et les aimant de mon mieux. Parce que, pour moi, ils étaient la présence de Jésus.
Dans mes moments de lucidité, je percevais bien que j’espérais d’une certaine façon une réciprocité, gauchement, presque en dépit de moi-même ; que j’espérais représenter pour eux aussi une présence de Jésus. Est-ce à dire que je me voyais comme une sorte de héros, se penchant vers les pauvres ? Eh bien ! Oui ! Un peu. Au début tout au moins, mais ce rêve s’est rapidement dissipé au fur et à mesure que je découvrais que je n’étais supérieur à personne et que, plongé dans les mêmes conditions, j’avais beaucoup à apprendre de la patience, de la générosité et de la bonne humeur de mes voisins et de mes camarades de travail.
Tout cela a bien changé. C’est à mon tour de me sentir complètement inutile, limité, dépendant des autres et, pire encore, souvent grognon et frustré. Mais là encore j’ai fait une découverte : celle de la bonté et de la gentillesse des gens à mon égard. Et je ne parle pas seulement de mes amis, de mes voisins, de mes compagnons de travail, mais pratiquement de tout le monde !
De parfaits étrangers se dérangent pour me rendre service, empreins d’une compassion spontanée pour ce misérable spécimen humain errant dans les rues. J’ai réalisé un jour que lorsque les gens me viennent ainsi en aide, c’est vraiment Jésus qu’ils aident, bien qu’ils n’en aient probablement pas la moindre idée. C’est ce que nous dit saint Matthieu dans la scène du Jugement dernier (Mt 25,31-46) où Jésus rassemble toute l’humanité et juge chacun selon la façon dont il a traité les plus petits d’entre nous... Tout ce qui a été fait ou non envers ces personnes concerne Jésus personnellement. Et voilà qu’en me transformant en une personne invalide, je suis moi-même devenu pour bien des gens une occasion de porter secours à Jésus ! Et de gagner ainsi la vie éternelle et une place en son Royaume...
J’en suis quelquefois bouleversé. En aucun cas je n’aurais imaginé devenir de cette façon une présence de Jésus, et pourtant je n’aurais jamais réussi à accomplir cela autrement. Quelle leçon d’humilité ! D’autant plus que j’avais plutôt tendance à me détourner des personnes âgées ou infirmes. Je me contentais de proposer des solutions à leurs difficultés, en les regardant de haut et de loin. Mais lorsqu’on se trouve soi-même dépouillé de tout ce qui constituait sa vie, ces solutions semblent absurdes, arrogantes, obscènes mêmes.
La tendresse de la Trinité nous accompagne, mais cela se joue à un tout autre niveau. Quel étrange Paradis, promis au bon larron non pas parce qu’il est innocent mais simplement parce qu’il pend à une croix près de Jésus. J’imagine qu’il fut enterré non loin de Jésus et que, précisément ce jour-là (et non pas le lendemain ou le surlendemain), on se souvint de lui dans le Royaume. - (traduction Janine Langon)

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