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vendredi, 15 mai 2020 00:33

La trahison inutile de Jeanne d’Arc

Jeanne dArc Wikimedia CommonsPortrait de Jeanne d'Arc en armure (vers 1450) © Wikimedia CommonCe qui s’est passé, le 24 mai 1431 au cimetière de St. Ouen, n’est pas très clair. Cinq jours auparavant, le tribunal ecclésiastique de Rouen avait condamné Jeanne comme hérétique, schismatique, sorcière, etc. Mais avant de la remettre au pouvoir séculier, on donne à Jeanne une dernière chance de confesser ses crimes, de se repentir et d’accepter la pénitence infligée par l’Église selon sa propre discipline. Ce qu'elle fera.

Ce 24 mai 1431, on emmène donc Jeanne au cimetière de St. Ouen. Un bûcher y est dressé, ainsi qu’une tente pour les dignitaires ecclésiastiques. Maître Guillaume Erard de l’Université de Paris reçoit la charge d’exhorter Jeanne à se repentir et à accepter sa pénitence.

Son thème principal: «une branche ne saurait porter fruit sinon attachée à son tronc.» Sa logique manque de subtilité. Si Jeanne est hérétique et schismatique, son roi l’est aussi, ainsi que ses compagnons d’armes. Jeanne ne peut tolérer une telle insulte à son roi, et interrompt le prêche pour le défendre...

Alors qu'elle est au pied du bûcher, Jeanne pourtant accepte de signer un document d’abjuration. Que contenait-il vraiment et pourquoi la Sainte finit-elle  tout de même dans les flammes?

Un dénouement surprise

Maître Guillaume Erard exhorte donc Jeanne à se repentir et à accepter sa pénitence. A la fin de son sermon, le prédicateur se tourne vers elle, et lui demande si elle accepte de soumettre ses paroles et ses actes au jugement de l’Église. Jeanne accepte pleine responsabilité pour tout ce qu’elle a dit et fait, et s’en remet au Pape et à Dieu. Maître Guillaume insiste. Elle doit se soumettre au jugement du tribunal ecclésiastique de Rouen; on lui présente un document de soumission à signer. Jeanne demande que des clercs examinent ce document et le lui expliquent. Guillaume lui donne le choix de signer immédiatement, ou de monter au bûcher. A la stupeur générale, Jeanne réplique qu’elle préfère signer plutôt que de brûler. Pendant ce temps, Pierre Cauchon, évêque de Beauvais, a déjà commencé à lire la condamnation. Jeanne se met à rire, et signe, abjurant sa mission et son inspiration divine. Éclate un véritable pandémonium, tout le monde s’emporte, on se lance des pierres. Tel n’était pas le dénouement attendu. Les dignitaires Anglais sont furieux et accusent les clercs français de trahison. Du fait d’avoir signé le document Jeanne s’était soumise au pouvoir du tribunal ecclésiastique: c’était une confession, impliquant la décision de ne pas recommencer et d’accepter toute pénitence imposée par l’Église. Elle présumait que cette pénitence serait administrée par les autorités ecclésiastiques. Mais on la renvoie dans une prison séculière, surveillée par des Anglais.

Document tronqué
Que précisait le document d’abjuration qu’on avait lu à Jeanne avant qu’elle le signe? Il est préservé dans une annexe de 45 lignes au texte officiel du procès. Jeanne s’y accuse «d’avoir prétendu faussement avoir reçu des révélations et des visions, d’avoir blasphémé Dieu et ses saints, d’avoir porté des vêtements indécents, déshonnêtes et contre nature, d’avoir désiré l’épanchement de sang humain, d’avoir méprisé Dieu et ses sacrements, d’avoir été schismatique, s’étant égarée hors de la foi sur plusieurs points. Elle déclare abjurer, détester et renoncer totalement à ses crimes et à ses erreurs.» Il semble bien que cette annexe ne soit pas réellement ce qu’on avait lu à Jeanne et qu’elle avait signé. La page n’est pas annotée par les notaires, à l’encontre de toutes les autres. Elle fut sans doute insérée ex post factum (probablement par l’évêque Cauchon) à la place de l’original. Durant le procès de réhabilitation, deux témoins présents à St. Ouen, Guillaume de la Chambre et Jean Massieu, affirment que le document signé par Jeanne était beaucoup plus court, de 6 ou 7 lignes au plus. Le témoignage de Jean Massieu est particulièrement important, parce que c’est lui qui avait lu le document à Jeanne. Il déclare que le texte lui interdisait «de porter des habits d’homme et de couper court ses cheveux, et beaucoup d’autres choses dont je ne me souviens pas.» Mais il se déclare absolument certain que le document signé par Jeanne n’est pas celui qui se trouve dans les actes du procès.

Lorsqu’on l’interroge après sa "récidive", Jeanne déclare qu’elle n’avait pas compris la teneur du document d’abjuration, et qu’elle ne l’avait signé que «par peur du feu».

La plupart des historiens passent sur ces évènements sans insister. A mon avis, tout au contraire, ils sont centraux. C’était une vraie abjuration, même si elle fut disqualifiée au cours du procès de réhabilitation pour des raisons juridiques: on l’avait extraite par contrainte et le texte du document était douteux.

Mais l’acte d’abjuration était une confession. Jeanne s’y reconnaissait coupable de ce dont on l’accusait, et promettait de se réformer. Le fait est qu‘elle prit panique et renia et sa mission et son inspiration. Pourquoi? Pour sauver sa peau et éviter de tomber aux mains des Anglais.

A St. Ouen, Jeanne a trahi tout ce qu’elle représentait: Son roi, qu’elle avait couronné et oint; les pauvres qui avaient mis en elle tout leur espoir; les soldats qui avaient risqué leurs vies pour elle. Elle a tout renié, publiquement. Un reniement comparable à celui de Pierre. Et cela, après avoir conversé avec des membres de l’Église Triomphante! Bientôt, ses voix lui révèlent l’énormité de cette trahison aux yeux de Dieu: «Dieu m’a transmis, par l’entremise de Sainte Marguerite et de Sainte Catherine, sa grande tristesse au sujet de la trahison à laquelle j’ai consenti en abjurant et rejetant mes visions et les voix, afin de sauver ma vie.»
Prétendre qu’elle n’avait pas compris ce que contenait le document n’est pas une excuse. Est-ce que nous réalisons les implications de nos péchés ou de nos crimes au moment où nous les commettons? Et, plus tard, nous sommes horrifiés de leurs résultats. De plus, il semble que Jeanne n’ait rétracté son abjuration que lorsqu’elle comprit que cette abjuration ne servait à rien, et qu’elle servirait seulement à la faire condamner comme récidiviste.

Désastre total. Jeanne n’était pas seulement condamnée dans la vie à venir, mais dans celle-ci. Elle était dépouillée de toute innocence, touchait au fond de l’abîme, dans un abandon Luciférien. Sa trahison inutile s’était retournée contre elle-même.

Que Dieu ait permis une chute de cet ordre fait partie intégrale de la sainteté et de la grandeur de Jeanne. L’Ancien Testament nous propose une situation parallèle: la fuite d’Elie.
Je cite Ernesto Hello:

Elie n’était qu’un homme comme nous... Ce serviteur de Dieu, ce témoin qui est peut-être la figure la plus mystérieuse de l’Histoire Sainte, venait de confondre et d’exécuter les 950 prophètes de Baal qui partageaient la table de Jézabel... La reine fardée, apprenant ce massacre, enrage. Elle envoie un messager à Elie: «Je le jure par mes dieux; demain, tu auras le même sort.» O nature humaine, contemple ici ta prodigieuse faiblesse. Elie trembla. Il trembla et s’enfuit. Il trembla d’une terreur unique. La tradition s’en souvient comme d’un monument à la fragilité humaine. L’excès de cette terreur attire vers lui un chariot de feu; puisqu’Elie était incapable de supporter plus longtemps les horreurs de ce monde, il fut emmené bien loin pour fuir toute menace. L’excès de sa terreur lui donna des ailes, les roues du chariot de feu.

Elie venait de ressusciter le fils de la veuve; Elie, qui avait été le premier à conquérir la mort, Elie dont la gloire est célébrée par les Écritures; Elie qui avait défié et confondu Achab, Roi d’Israël; Elie qui avait appelé le feu du ciel; Elie qui fermait et rouvrait les cieux; Elie dont le nom signifie Seigneur et Maître; cet Elie trembla comme jamais homme n’avait tremblé au son des menaces d’une femme dont il avait massacré les défenseurs. Et puis, dans le désert, il se fait tellement pitié à lui-même qu’il appelle la mort. Et pourtant c’est bien la mort qu’il fuyait! Et les Écritures insistent sur sa faiblesse, comme elles insisteront sur la faiblesse de Pierre. Quel monstre d’inconsistance que le cœur humain!

Et pourtant, c’est bien au cœur de sa désolation, endormi de désespoir, qu’Elie fut touché par l’ange qui lui montra un pain et une eau mystérieux. Alors, réconforté par cette collation, il marche pour 40 jours et 40 nuits jusqu’à la montagne de Dieu. Il entre dans une grotte. Et Yahvé lui rend visite, non pas dans la tempête et le tremblement de terre mais dans la caresse d’une brise douce qui ordonne: «Retourne d’où tu viens, au désert de Damas. Oint Jazael roi d’Aram, Jéhu fils de Nimsi roi d’Israël et Elisée fils de Jaffât prophète à ta place. Ceux qui échapperont à l’épée de Jaze seront massacrés par Elisée». Et voilà Elie réintégré dans ses fonctions comme si de rien n’était; c’est lui que Dieu choisit pour annoncer le grand, le terrible jour de Yahvé; lui qui accompagne Jésus dans la gloire du Thabor; lui qui reviendra au son de la 6eme trompette de l’Apocalypse, vainqueur une fois pour toutes de cette mort qui l’avait terrorisé, exalté comme jamais aucun autre prophète.

L’ignominie de Jeanne ne vient pas de l’extérieur. C’est l’ignominie déchirante d’une honteuse contradiction d’elle-même. Son abjuration est un blasphème. Elle, si vaillante pendant la bataille et devant ses juges; elle, qu’accolaient les saints et que guidait un archange; elle qui avait été témoin des miracles des armées de Dieu la soutenant et qui avait vu ses prophéties s’accomplir – elle trembla et se parjura comme un enfant affolé lorsqu’elle dut faire face au feu. Elle descendit aux enfers, dépouillée de toute "rectitude" mais elle ne perdit pas espoir.

Nous sommes trop médiocres pour chuter aussi bas que Jeanne. Sa trahison révèle "l’inconsistance monstrueuse" du cœur humain, mais elle révèle aussi la magnificence de la miséricorde de Dieu. La gloire de Jeanne est directement proportionnelle à sa destitution, tout comme la gloire d’Elie, tout comme la gloire de Jésus. Extrême abandon, extrême exaltation se rencontrent sur la place du marché à Rouen, comme ils se sont rencontres au Golgotha. Les cris de Jeanne font écho à ceux de Jésus. La plus importante leçon que nous tenons de Jeanne, c’est de ne jamais, jamais, désespérer. La miséricorde de Dieu dépasse toute imagination, et Sa puissance atteint sa perfection dans notre faiblesse. Il fallait que Jeanne souffre à ce point extrême pour entrer dans la gloire qui lui était réservée.

Ayant "rechuté" en portant des habits d’homme, elle est interrogée par Pierre Cauchon qui la confronte avec son abjuration. Il lui rappelle qu’elle a déclaré avoir menti en attribuant son inspiration aux saintes Catherine et Marguerite. Au plus profond de son humiliation, Jeanne réaffirme sa mission, quelles que soient les conséquences. «Je n’avais pas l’intention d’agir et de parler comme je l’ai fait. Je ne voulais pas vraiment révoquer mes apparitions, ni dire qu’elles n’étaient pas les Saintes Catherine et Marguerite. Ce que j’ai fait, je l’ai fait parce que j’avais peur du feu; et je n’ai rien révoqué qui n’était pas l’oppose de la vérité. Je préfère faire pénitence une fois pour toutes, et mourir plutôt que rester en prison. Je n’ai jamais péché contre Dieu et la foi, même si on m’a fait révoquer; quant à la formule d’abjuration, je n’ai pas compris ce qu’elle impliquait. Je n’ai jamais voulu révoquer quoi que ce soit à moins que cela plaise à Dieu. Si les juges veulent que je mette des habits de femme, je le ferai. Pour le reste, je ne ferai rien.»

Cette déclaration confuse et contradictoire démontre que Jeanne est convaincue que Dieu ne l’a pas abandonnée, malgré l’énormité de sa trahison, que ce qui est arrivé n’a pas coupé le fil qui la suspendait à son Amour de prédilection. De cela elle n’a aucun doute, en défi de toute loi et de toute logique humaine. Ayant passé par le creuset, elle peut réaffirmer en toute humilité la vérité de son inspiration, et se distancer de la pseudo-réalité de son reniement, qui n’existe plus ni pour elle ni pour Dieu.

Jeanne se confesse
Au matin du mercredi 30, le Frère Martin Ladvenu entre dans la cellule de Jeanne. On l’a chargé de lui apprendre la sentence qui sera mise à exécution le jour même, et d’entendre sa confession. Jeanne est hors d’elle-même. Elle ne peut croire à tant d’injustice, d’hypocrisie et de cruauté. En plein milieu de son accès de terreur et d’indignation, arrive Pierre Cauchon: «Evêque, c’est à cause de vous que je meurs». L’éminent prélat se retire, refusant de subir une telle attaque à sa dignité épiscopale. Une fois calmée, Jeanne se confesse. On lui permet de recevoir l’Eucharistie. Un peu plus tard, Maître Pierre Maurice lui rend visite. Jeanne lui demande: «Maître Pierre, où serai-je ce soir?» Il lui répond par une autre question: «N’espérez–vous pas en Dieu» - «Si, et avec son aide, je serai au Paradis». Il est impossible au plus grand des tragédiens d’atteindre la majesté si simple de ce déchirant dialogue.

Il revient à Maître Nicolas Midi de prononcer le dernier sermon sur la place du Marché de Rouen. Son homélie est ironiquement prophétique. «Afin de préserver les autres membres, il nous faut couper le membre gangréné. Jeanne, pour éviter toute infection, l’Église te rejette de son corps. Elle ne peut plus te défendre. Va en paix!» L’Église, c’est ici le tribunal de Rouen, un "nid de vipères" s’il en fut. Il est juste et bon que Jeanne soit isolée de ce corps putride, qu’elle soit dissociée pour toujours de sa honte, de sa vénalité, de son hypocrisie. C’est sa propre condamnation que prononce Nicolas Midi. La suite le démontrera. Maître Nicolas contractera bientôt la lèpre et finira ses jours isolés de tous les êtres humains, chrétiens ou non. Les illustres docteurs de l’Université de Paris vont bientôt défendre le Conseil de Bâle – et leur propre indépendance - contre la Papauté. Ils vont prendre parti pour l’antipape Felix V contre Eugène IV. Ce sera leur tour d’être excommuniés. Pierre Cauchon, qui refusa l’enterrement chrétien à Jeanne et fit jeter ses cendres dans la Seine, sera exhumé par le peuple de Paris et sa carcasse épiscopale finira basculée dans un égout.

Lorsque les flammes commencent à monter, Jeanne crie au Frère Isambert qui, à sa requête, lui tend une croix: «Prenez garde de ne pas vous brûler». Peu à peu, Jeanne et les flammes, symboles de L’Esprit, ne font plus qu’un. L’abîme appelle l’abîme. Et du brasier jaillit une clameur: «Mes voix ne m’ont pas trompée.»

Jerry Ryan, Winthrop, MA (USA),
ancien Petit Frère de Jésus

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