C'était à Tolochenaz plus précisément, non loin de Morges. Ces quelques lignes voudraient restituer ce moment de grâce tel que je l’ai vécu de la manière la plus simple. Parce qu’il demeure à jamais gravé dans ma mémoire.
À cette époque, je fréquentais le Séminaire de culture théologique de Lausanne (aujourd’hui Cèdres Formation, dans le cadre de l’EERV), tout en poursuivant une carrière professionnelle dans le domaine de l’énergie nucléaire. Les colloques avaient lieu une fois par mois, un samedi après-midi. Ce samedi-là, nous étudions, sous la direction de Claude Bridel, l’histoire de la théologie eucharistique, et la divergence de vues entre les Réformateurs Ulrich Zwingli et Martin Luther en particulier. Le premier proclamait la doctrine mémorialique (le symbole de la Cène étant avant tout un mémorial) et combattait la doctrine luthérienne de la consubstantiation (autrement dit, le pain et le vin, symboles du dernier repas de Jésus avec ses disciples, conservent leur substance propre). Tandis qu’au concile de Trente (mais déjà avant lui lors du quatrième concile du Latran en 1215), l’Église de Rome va opposer à cette doctrine le dogme de la transsubstantiation, débouchant vers cette «présence réelle» dans les espèces consacrées.
En résumé, tout cela était assez compliqué à assimiler et les quelques notes que j’avais prises lors de ce colloque demeuraient des notions encore fort théoriques.
Or, le soir de ce même samedi, j’étais attendu dans la famille de mon oncle. Quittant la ville, son trafic et son effervescence, j’étais arrivé dans la cour de la ferme, au lieu-dit La Caroline, où coulait tranquillement une grande fontaine composée de trois bassins de pierre en forme de croix. Il faisait presque nuit. À quelques mètres de là, il y avait une grange éclairée, ouverte sur une sorte de trappe sombre qui conduisait à la cave par un escalier.
Au terme d’une semaine de travail, mon oncle avait l’habitude de réunir dans ces lieux quelques amis et connaissances pour une traditionnelle verrée, et l’on m’avait fait signe de descendre. Nous étions assis en un demi-cercle et mon oncle tirait le vin à même le tonneau par l’entremise du guillon (fausset de tonneau) . Il remplissait l’unique verre, buvait le premier, puis le remplissait à nouveau pour celui qui était à sa droite, et ainsi de suite. Il y avait certes quelques discussions et commentaires au sujet du temps qu’il fait ou des travaux en cours, mais le tout dans un certain rituel, tandis que bruissaient encore dans ma tête toutes ces notions évoquées durant le même après-midi.
Bien des années plus tard, en décembre de l’an 2000, j’étais allé rendre visite à Maurice Chappaz au sujet d’un ancien texte que nous souhaitions rééditer. C’était l’époque où son Évangile selon Judas (1) remontait en lui et il m’avait cité cette phrase de mémoire:
«Le monde est un acte d’amour mystérieux qui coïncide avec une éternité de l’invisible.»
C’était bien cela qui s’était passé lors de cette verrée d’autrefois dans une cave vaudoise un certain samedi soir (et non pas dans la chambre haute), ce «Très bas» cher à Christian Bobin (2). J’avais désormais la confirmation de cette sorte de transformation qui s’était manifestée, certes invisible, mais bien réelle.
(1) Maurice Chappaz Maurice, Évangile selon Judas, récit, Paris, Gallimard 2001, p. 87.
(2) Christian Bobin, Le Très-Bas, P