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mercredi, 14 janvier 2015 01:00

El Salvador. Une Eglise polarisée

Jacques Berset s'est rendu au Salvador ce printemps, pour les élections présidentielles. Il y a trouvé une société peinant à se relever de la guerre civile qui l'a ensanglantée de 1979 à 1992, et une Eglise encore très « polarisée », comme le soulignent les tensions autour du dossier de la canonisation de Mgr Romero.

Bien que plus de deux décennies se soient écoulées depuis la signature des accords de paix de Chapultepec mettant fin à un conflit armé qui a fait près de 100 000 morts, les milieux politiques et certains hiérarques de l'Eglise en sont restés au langage de la « guerre froide » et de ses divisions idéologiques. Ainsi Mgr Romeo Tovar Astorga, évêque de Santa Ana, ose affirmer qu'il y a au moins « deux ou trois marxistes au sein de la Conférence épiscopale salvadorienne ». Il fait allusion non pas à des évêques « gauchistes », mais simplement à des prélats ne partageant pas ses sympathies politiques...

La bataille idéologique s'est encore aiguisée ces derniers mois avec la campagne pour l'élection présidentielle, qui a vu la victoire, le 9 mars 2014, de l'ancien commandant guérillero Salvador Sánchez Cerén. Celui-ci appartient aux forces de gauche du FMLN (Front Farabundo Martí de Libération Nationale), l'ancienne guérilla convertie en parti politique. Norman Quijano, ex-maire de San Salvador, avait prédit le pire si son adversaire arrivait au pouvoir... Cerén ne l'a emporté que de quelque 6000 voix sur près de 3 millions de suffrages exprimés.
Dans la rue, dépités, les militants de l'Alliance républicaine nationaliste (ARENA) entonnent l'hymne national. Portant des chapelets, ils récitent le Notre Père, entrecoupé de slogans hostiles au gouvernement, tout en criant à pleins poumons « Patrie oui, communisme non... Le Salvador sera la tombe des rouges. » Des paroles reprises de l'hymne de l'ARENA, le parti fondé en 1981 par le major Roberto D'Aubuisson, l'un des militants d'extrême- droite qui ont planifié l'assassinat de l'archevêque de San Salvador, Mgr Oscar Romero, le 24 mars 1980.[1]

Disparités sociales
De là à voir dans la canonisation de Mgr Romero une question politique... Le 9 mai dernier, le pape François a rencontré l'actuel évêque de San Salvador, Mgr José Luis Escobar Alas, ainsi que trois autres évêques, qui lui ont remis une lettre de soutien à la cause de cette béatification. Connu pour parler sans ambages, Mgr Tovar Astorga, l'un des signataires, ne semble pourtant pas très chaud à l'idée de voir Mgr Romero accéder à l'honneur des autels. « C'est une figure très manipulée par les politiciens de gauche...
Sa canonisation, en ce moment, pourrait être dommageable, car ainsi on canoniserait "l'idéologie communiste". Il vaudrait mieux attendre ! La reconnaissance de la sainteté est une chose, mais savoir si le moment est opportun est une autre chose ! »
Rencontré à l'évêché de Chalatenango, le Père jésuite Miguel Angel Vasquez, curé de la paroisse de San Bartolomé, à Arcatao, à une heure de route vers l'est, sur la frontière hondurienne, se veut pour sa part rassurant : la majorité des gens - que ce soit des anciens guérilleros ou des ex-soldats - peuvent désormais se parler et échanger pacifiquement.
Au niveau de la communauté de cette petite bourgade des montagnes du département septentrional de Chalatenango, qui fut une place forte de la guérilla du FMLN, marquée par la guerre et ses atrocités, comme le massacre du Rio Sumpul,[2] la réconciliation est palpable. « Seules deux personnes ont été victimes de violence ces deux dernières années dans notre région, précise-t-il. Il n'y a plus de haine entre les anciens protagonistes de la guerre civile. »
Le religieux nous emmène non loin de là, dans le village de Guarjila, visiter la « maison-musée » du Père Jon Cortina, un confrère jésuite basque, décédé en 2005, appelé par les campesinos « le saint des disparus » pour son combat en faveur des enfants disparus durant le conflit armé.
Pour le Père Vasquez, « c'est au niveau institutionnel que les divergences subsistent. Avant tout, les riches veulent conserver leurs privilèges. » Au Salvador, les personnes extrêmement riches sont au nombre de 145 et possèdent 20 milliards de dollars, selon le World Ultra Wealth Report 2012-2013, édité par Wealth-X, une société experte dans le secteur des renseignements en matière de richesse. Par contre, le salaire minimum d'un travailleur agricole est d'à peine 114 dollars mensuels et celui d'un ouvrier ou d'une ouvrière d'une maquila (usine étrangère installée dans les zones franches produisant pour l'exportation) de 203 dollars mensuels.
L'évêque de Chalatenango, Mgr Luis Morao Andreazza, estime lui aussi que « les gens au sommet ne veulent pas partager ». Le religieux franciscain d'origine italienne admet que l'Eglise salvadorienne, qui doit continuer d'annoncer et de dénoncer, n'a plus la même attitude prophétique qu'à l'époque de Mgr Romero, « car le contexte historique a changé, et il y a des pauvres et des riches des deux côtés de l'arène politique ». L'évêque souligne que le FMLN, pour sa campagne électorale, a reçu une aide financière non négligeable de l'Alliance bolivarienne pour les Amériques (ALBA) lancée par le défunt président vénézuélien Hugo Chavez... grâce à l'argent du pétrole !

Catholique donc communiste
« Dans ce pays qui est le nôtre, dont le nom est une référence directe au Seigneur Jésus (El Salvador, n.d.l.r.), l'habitude de classer les êtres humains en tant que supérieurs et inférieurs subsiste et reste comme une forme de structure sociale », peut-on lire dans l'éditorial publié par l'Université centroaméricaine José Simeón Cañas, dirigée par les jésuites, à l'occasion de la Semaine sainte.
Pendant la guerre civile, les chrétiens engagés dans le combat pour la justice sociale étaient du coup classés par les forces de sécurité et le gouvernement dans la rubrique des « subversifs » devant être éliminés. Les communautés ecclésiales de base étaient la cible d'une sévère répression, car pour les forces de sécurité, « catholique équivalait à communiste ».
Mgr José Elias Rauda, évêque franciscain de San Vicente, dans la région Paracentrale, rappelle comment des catéchistes se faisaient arrêter aux barrages de l'armée : « En ces temps troublés, avoir sur soi une photo de Mgr Romero pouvait vous coûter la vie. Les gens, pour éviter d'être capturés, prétendaient être des protestants. » Les groupes pentecôtistes, qui pullulent aujourd'hui dans le pays, étaient alors considérés comme un rempart face aux « subversifs ». Les sectes fondamentalistes, en constante progression, recevaient l'appui et l'argent des Etats-Unis. Le gouvernement nord-américain avait, depuis les années 60 déjà, pris en compte l'importance de l'aspect religieux pour le continent latino-américain, suite notamment au Rapport Rockefeller (1969) et aux documents de Santa Fe I et II (1980 et 1988). Ces derniers ont grandement inspiré le président Ronald Reagan pour sa politique de « contention du communisme » et son soutien militaire aux forces les plus conservatrices en Amérique centrale. «
Les militaires visaient en particulier les catéchistes, surtout dans les zones où il y avait un travail de conscientisation. Il était dangereux de porter une bible sur soi, il fallait la cacher. Nous avons perdu beaucoup de bons catéchistes. Au moins 500 d'entre eux ont été assassinés par les forces de sécurité et les militaires. Certains étaient passés à la guérilla, dans les commandos urbains, ou étaient partis dans les montagnes », nous confie Mgr Miguel Angel Moran, évêque de San Miguel, une ville de style colonial espagnol, fondée en 1530 et située sur l'actuelle Route panaméricaine, dans la région de l'Oriente. C'est dans cette ville qu'Oscar Romero, qui venait de Ciudad Barrios, au nord du département de San Miguel, entra à l'âge de 12 ans au petit séminaire de Saint-Michel- Archange, tenu par les Pères Clarétains. On y trouve un petit musée con - sacré à l'évêque martyr.
Dans le diocèse voisin de Santiago de Maria, Mgr Orlando Cabrera, qui a joué un rôle important durant le processus de paix au Salvador, ne mâche pas ses mots. Ayant déjà remis sa démission au pape pour raison d'âge, il estime qu'il n'a plus rien à perdre. « Parler de justice sociale, ici, c'est toujours courir le risque d'être taxé de marxiste, de communiste ou de socialiste. » Et de rappeler que Mgr Marco René Revelo, à l'époque évêque de Santa Ana (il est décédé en l'an 2000), avait accusé Mgr Romero d'être un « communiste », et même d'être responsable de la mort de 75 000 personnes ! Il affirmait que c'était de sa faute si le peuple s'était soulevé. « Au sein de la Conférence épiscopale, il y en a encore qui pensent que Mgr Romero a été manipulé par les jésuites... » relève-t-il.
Mgr Cuellar souligne encore que « la guérilla qui critiquait Mgr Romero quand il vivait, s'en est emparé après sa mort, alors que lui n'a jamais fait de politique. C'était un pasteur, qui illuminait la réalité depuis la foi ! »
Mais les temps commencent aussi à changer au Salvador : « Mgr Romero a versé son sang, au cours de la consécration, sur l'autel de la chapelle de l'hôpital de la Divine Providence, une institution qui soigne les malades du cancer. Je crois fermement que la canonisation de cet évêque martyr contribuera à faire l'unité de l'Eglise salvadorienne. C'est en tout cas ce que veut notre pape François. »

[1] • La religieuse mexicaine Luz Isabel Cueva, dernière témoin directe de l'assassinat de Mgr Romero, est décédée le 9 mai dernier. Elle se trouvait parmi les moniales carmélites qui entouraient l'archevêque lorsqu'il a été abattu par des es cadrons de la mort.
[2] • Les 13 et 14 mai 1980, le détachement militaire n° 1 de la Guardia nacional et les paramilitaires de l'Organisation démocratique nationaliste (ORDEN), en collaboration avec l'armée hondurienne, assassinèrent plus de 600 civils, dont nombres de femmes et d'enfants.

Le système des maras
Si la guerre civile du Salvador a pris fin il y a deux décennies, la société n'est pas pacifiée pour autant. La violence de la rue fait entre huit et dix morts par jour dans ce pays de quelque 6 millions d'habitants et d'une superficie deux fois plus petite que la Suisse. Elle est principalement le fait des maras, des bandes de jeunes criminels, appelées également pandillas, qui auraient près de 60 000 membres dans tout le pays.
Les plus importantes d'entre elles sont la Mara Salvatrucha et la Mara Dieciocho (ou M-18, du nom de la 18e rue de Los Angeles), des maras dont les chefs historiques sont des enfants d'immigrés clandestins renvoyés des Etats-Unis.
« La participation à la messe dominicale a beaucoup baissé, beaucoup ne vivent plus leur foi. C'est dû au développement des maras qui rançonnent et tuent les gens. En février dernier, les mareros nous ont demandé de leur verser une rente mensuelle de 100 dollars. Le conseil paroissial a refusé, malgré les menaces, mais les gens ont peur », explique le Père José Quijada, curé de la paroisse Maria Auxiliadora, à Chalatenango.
Dans d'autres diocèses, le problème des maras est encore bien plus crucial. Les Soeurs de Nazareth, dans le diocèse de San Vicente, au centre du pays, racontent que dans leurs établissements scolaires, les maras tentent d'enrôler les élèves dès l'âge de 7 ans. « Ils les recrutent comme messagers ou les préparent pour aller chercher la renta chez les commerçants soumis à l'extorsion. Certains de leurs chefs ont le bac, mais ils ne trouvent pas de travail, parce qu'ils ont été renvoyés de Californie où leur famille avait immigré pendant la guerre civile. Ils reviennent avec un curriculum de délinquants », témoigne la supérieure de la congrégation, Soeur Membreño. « Ce type de violence commence dans les salles de classe, quand un élève menace de mort son camarade, uniquement pour s'emparer de ses souliers neufs ! » J. B.

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