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mardi, 01 mars 2016 15:31

Renverser les idoles

La modernité sacralise le travail et l’action, ce qui crée mille problèmes. Comment renverser l’idole ? En renouant avec la tradition spirituelle, pour qui le repos du septième jour doit être l’âme de tous les instants. [1]

« Le mal est que dans l’an s’entremêlent des jours / Qu’il faut chômer ; on nous ruine en fêtes. »[2] Pour la plupart des lecteurs de La Fontaine, ces vers sont limpides : ils disent que la multiplication des jours fériés dans l’ancien calendrier était une calamité. Ce dont ces lecteurs ne se doutent pas, c’est que la dénonciation contient aussi en germe un des leitmotive de la modernité : il n’y a rien de plus important que le travail, et le repos est dommageable.
L’affirmation peut surprendre. L’histoire prouve toutefois son bien-fondé. Nulles sociétés n’ont œuvré avec autant d’application que les nôtres depuis la « révolution industrieuse » du XVIIe siècle et les révolutions industrielles qui l’ont suivie. Jamais les mérites de l’effort productif n’ont été autant vantés que par les penseurs modernes, à commencer par John Locke et Bernard Mandeville, puis par Adam Smith ou Karl Marx. C’est ainsi, explique Hannah Arendt, que le travail a connu dans nos sociétés une ascension spectaculaire, « passant du dernier rang, de la situation la plus méprisée à la place d’honneur, devenant la mieux considérée des activités humaines ».[3]
La valorisation du travail et, en même temps, du savoir économique a joué un rôle capital dans l’émergence des sociétés modernes. Elle aurait été impossible sans une critique des modes de vie moins actifs, autrefois exemplaires. Pour mesurer l’ampleur de la mutation sensible dès les années 1700, il suffit de savoir qu’au XVIIe siècle encore, le « faire » restait suspect. François de Sales donnait sereinement ce conseil : « Ne vous empressez point à la besogne. »[4] Pascal osait assimiler les tâches les plus prestigieuses, comme l’exercice d’une charge publique, à une fuite de la réalité, car « rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application ».[5] Et Fénelon dénonçait la « folle sagesse du siècle, qui ne veut confier rien à Dieu, qui veut tout faire par son industrie, tout arranger par elle-même, et se mirer sans cesse dans ses ouvrages ».[6]

De grands maux
L’application à l’ouvrage a été à l’origine d’un essor matériel prodigieux, mais en parant le travail et l’enrichissement de toutes les vertus, l’Occident s’est engagé sur une voie qui se révèle aujourd’hui catastrophique. L’« hypertrophie économique », explique Alexander Bergmann, ancien professeur de gestion aux HEC Lausanne, « est en train de provoquer une atrophie intellectuelle, relationnelle et morale, ainsi qu’une destruction de notre environnement naturel ». Et de poursuivre : « Pas davantage que 4 % des salariés “se réalisent” au travail. Pire : la grande majorité d’entre eux régresse dans leur convivialité, dans leur capacité d’aimer, dans leurs intérêts intellectuels et es - thé tiques et dans leur discernement éthique. »[7]
La valorisation de la production sous toutes ses formes a eu un autre effet délétère : elle a délégitimé les manières d’être différentes du travail, les activités désintéressées, l’inaction et le repos.[8] Encore une fois, le propos peut étonner. Les loisirs n’occupent-ils pas une place centrale dans nos sociétés ?
Plusieurs éléments de réflexion montrent que les apparences sont trompeuses. De quoi est-il sans cesse question dans le discours public ? De places de travail, de création d’emplois, de taux du chômage, et non de far niente ! Et puis, dès qu’ils se diffusent, dans la deuxième partie du XXe siècle, les loisirs tirent tout leur sens du travail. Ils doivent permettre de se délasser, de récupérer des forces, voire de développer des talents pour ... mieux accomplir ses tâches professionnelles. Rien de surprenant si sociologues et responsables politiques redoutent que les loisirs ne soient pas assez actifs, ou si l’effort est de plus en plus valorisé dans des loisirs comme le sport.
La production et la performance occupent aujourd’hui tant de place dans les têtes et dans les vies que beaucoup ne connaissent plus guère qu’un seul mode de fonctionnement : l’action efficace et incessante, jusqu’à se faire violence. Ce n’est donc pas un hasard si tant de personnes ont des problèmes de sommeil, ou ne parviennent pas à se détendre, ou manquent de patience, ou ne tiennent pas en place, ou sont incapables de faire quoi que ce soit de gratuit. Qui est serein quand il n’a rien à faire, qu’il n’a pas de chantier en cours ni de projet ? Qui trouve son bonheur dans le simple fait de respirer ?
Ce n’est pas un hasard non plus si les rythmes ne cessent de s’accélérer, ce qui crée des processus chaotiques aux conséquences parfois catastrophiques, comme l’a montré le sociologue Hartmut Rosa.[9] Autre signe parlant, une personne qui en rencontre une autre accorde souvent plus d’importance à la question « qu’est-ce-que tu fais ? » qu’à « comment vas-tu ? ».

Essaye !
Comment relâcher la pression et redorer le blason de l’inaction ? Impossible sans doute de faire les premiers pas sur le chemin du repos et des activités désintéressées sans être animé par un profond désir, un désir qui peut susciter une véritable révolte, tant le besoin de détente et de liberté éprouvé est fort. Il faut que le corps et le cœur aspirent profondément à disposer de plus d’espace. Qu’ils soient avides de pouvoir enfin répondre aux appels qu’ils perçoivent. Qu’ils se rebellent contre des tâches qui les empêchent d’adopter les rythmes qui leur conviennent.
Une démarche particulière peut s’avérer utile : « rompre la machine ». Par exemple, s’obliger certains jours à ne rien faire de contraignant, à laisser filer les heures, à dormir si le besoin s’en fait sentir, à goûter simplement ce qui se donne à vivre. A refuser de fait toute tâche productive. Cette approche est bien connue dans les milieux juifs, qui font une exégèse subtile du texte d’Exode 24,7 et savent qu’avant de discerner le bien-fondé de certaines manières de vivre, il faut les adopter. La compréhension viendra ensuite.
Reste qu’il est probablement impossible de tourner le dos à l’activisme sans une modification de notre rapport à nous-mêmes. Pour ne plus tenir à tout prix à inscrire à notre compte réalisation sur réalisation, il faut nous désintéresser du résultat de nos actes. Il s’agit de goûter à un style de vie où nos faits et gestes ne servent pas nos intérêts ni ne s’inscrivent à notre crédit. Autrement dit, l’estime de soi doit reposer sur autre chose que les œuvres ou la considération que celles-ci procurent. Impossible ainsi de progresser sur le chemin sans une forme de libération, grâce à laquelle la personne cesse de ne compter que sur soi pour être heureuse et, du coup, n’est plus un fardeau pour elle-même.
En dégageant du champ, le repos et même l’inaction rapprochent de ce point d’émergence de la vie où les choses se donnent à percevoir, les appels authentiques à entendre, les êtres à rencontrer, les tâches élémentaires à accomplir dans leur nécessité indubitable. Un point d’où surgissent aussi des événements qui engagent sur des chemins où il était impossible de marcher avant qu’ils se produisent. Ainsi, loin de conduire à l’oisiveté ni d’encourager la paresse - un péché capital -, l’abrogation du culte de l’agir est gage d’engagements judicieux et désintéressés.
Voilà qui légitime les spiritualités de l’abandon ou du lâcher-prise, parfois mal comprises. Voilà qui permet aussi à un maître d’affirmer : « Si les hommes ne suivaient d’autres nécessités, d’autres obligations que celles auxquelles Dieu et la vérité les appellent et les poussent, à coup sûr ils auraient beaucoup moins à faire ! »[10]
Rien d’étonnant si la tradition spirituelle n’a jamais fait l’apologie des activités productives. Pourquoi le croyant multiplierait-il les réalisations quand il sait que l’essentiel est donné, l’exemple à suivre étant celui des oiseaux du ciel qui « ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers » (Mt 6,26) ? Miser avant tout sur ses propres œuvres, n’est-ce pas faire fi de celles de Dieu, ne pas reconnaître à sa juste valeur ce qui est offert au quotidien (cf. He 13,5) ? Faire des projets, calculer, n’est-ce pas se comporter autrement que les enfants, dont l’activité modèle est le jeu et auxquels appartient le Royaume (cf. Mc 10,14) ? Par ailleurs, qui multiplie chantiers et démarches ne vit-il pas dans un monde fantasmé, un château de cartes de faux besoins et de manques illusoires ?

A l’école du 7e jour
Si les maîtres relativisent l’action, c’est aussi pour cette raison : ils sont con - vaincus qu’avec la venue du Christ, le paradis ne relève plus seulement du « pas encore ». Ils prennent au sérieux cette affirmation : « le Royaume de Dieu est arrivé » (Mt 12,28), persuadés que s’ils vivent dans le Christ, ils sont « une création nouvelle : l’être ancien a disparu, un être nouveau est là » (2 Co 5,17).[11] Ils se savent donc appelés à séjourner sans retard en Terre promise ou encore à goûter au repos du septième jour (cf. He 3,7 s.).
Autant dire que le mode d’être exemplaire est celui de Dieu se délassant au terme de la création. Ou l’extase mystique, le rapt amoureux, le ravissement esthétique chaque fois que, selon le mot du poète, « quelque chose en nous est atteint, étonné, enflammé ».[12] Ou la fête et la communion. Ou la liturgie et l’état d’oraison, lorsque, « laissant de côté les occupations extérieures », la personne s’établit « dans le silence de son fond intérieur ».[14]
Toute activité n’est pas proscrite pour autant. Mais quand la vie est placée sous le signe du sabbat ou du dimanche, le « faire » se présente sous un autre jour. La volonté n’est pas au fondement de la mobilisation de soi. Cette dernière a valeur de réponse à une invitation. Elle n’a de sens qu’au service de la relation aux autres et à l’invisible. Pour le croyant, elle a affaire avec la foi, l’espérance et la charité (1 Th 1,3). Elle doit des comptes à chacun, comme le laisse entendre cette injonction du prophète : « Faites-vous des semailles selon la justice, moissonnez à proportion de l’amour » (Os 10,12). Autant dire qu’elle ne s’accommode d’aucune forme de violence envers qui ou quoi que ce soit. Plus encore, qu’elle a une dimension festive et conviviale - car il en va du Royaume « comme d’un roi qui fit un festin de noces » (Mt 22,2) -, qu’elle a partie liée avec une forme de joie et de communion.
Les priorités sont donc inversées. Ainsi, contrairement à nous, les maîtres de la tradition spirituelle s’intéressent-ils beaucoup plus au repos, à une forme de passivité, à l’action non productive qu’au travail, dont ils ne parlent guère. Mieux vaut, disent-ils, être « humble, doux, patient, pieux, intérieur », qu’« habile en sa profession »,[14] reprenant ainsi à leur compte cette affirmation d’un sage : « Mieux vaut une poignée de repos que deux poignées de travail et poursuite de vent » (Qo 4,6).

[1] • Yvan Mudry est aussi théologien et auteur de La Maladie de l’action, St-Maurice, Saint-Augustin 2014, 172 p. Voir la recension de cet ouvrage, in choisir n° 660, décembre 2014, p. 16.
[2] • La Fontaine, fable Le savetier et le financier.
[3] • Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy 1961, p. 147.
[4] • Introduction à la vie dévote, in Œuvres, Paris, Pléiade, Gallimard 1969, p. 159.
[5] • Pensées, in Œuvres complètes, Paris, Pléiade de, Gallimard 1954, p. 1138.
[6] • Sur la simplicité, in Œuvres, Pléiade, Gallimard 1983, p. 680.
[7] • Oui, je m’indigne ! Paris, ESKA 2012, pp. 21 et 25.
[8] • Cf. Jonathan Crary, 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil, Paris, Zones 2014.
[9] • Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte 2010, 474 p.
[10]• Anonyme de Francfort, Le petit livre de la vie parfaite. Theologia deutsch, Orbey, Arfuyen 2000, p. 70.
[11] • Le « déjà » du Royaume, plus que le « pas encore », est au centre du message de Jésus. Cf. Christian Grappe, L’au-delà dans la Bible. Le temporel et le spatial, Genève, Labor et Fides 2014, 320 p.
[12] • Philippe Jaccottet, Les cormorans, in Œuvres, Paris, Pléiade, Gallimard 2014, p. 685.
[13] • Jean Tauler, Le livre des amis de Dieu ou Les institutions divines, Orbey, Arfuyen 2011, p. 60.
[14] • L’imitation de Jésus-Christ, Paris, Seuil 1961, p. 148.

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