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lundi, 08 août 2016 11:42

Se transformer et agir

Cœur de la Campagne œcuménique 2016, l’initiative fédérale pour des multinationales responsables n’a pas qu’une signification juridique. Prise au sérieux dans toutes ses implications, elle est aussi une contribution à l’« écologie intégrale » prônée par le pape François.

« Nous n’avons jamais autant maltraité ni fait de mal à notre maison commune qu’en ces deux derniers siècles », affirme le pape François dans sa forte encyclique Laudato si’. La « maison commune », c’est notre mère la Terre et tous les vivants qui l’habitent, en particulier tous nos frères et sœurs humains. Les gémissements de la nature « opprimée et dévastée » sont en effet inséparables de la clameur des pauvres. Les deux sont victimes du système économique dominant - croissanciste, productiviste, consumériste (CPC) - qui est écologiquement non durable et socialement inéquitable. Ce système est caractérisé par la démesure et l’irresponsabilité, une exploitation « inconsidérée » des ressources et un irrespect des limites de la planète et des personnes. Le pape François pointe du doigt notamment les activités de multinationales « qui s’autorisent dans les pays moins développés ce qu’elles ne peuvent dans les pays qui leur apportent le capital ».

C’est entre autre pour mettre fin à ces pratiques de double standard, éthiquement inacceptables, qu’une coalition d’organisations de la société civile a lancé l’initiative Pour des multinationales responsables. L’objectif est d’obliger les entreprises domiciliées en Suisse à respecter les droits humains et l’environnement partout dans le monde.[1]
Pour donner une réponse profonde à ces problèmes, le pape François appelle à une « conversion » vers une « écologie intégrale », qui réunit sauvegarde de la Création, respect des droits humains et justice sociale.[2] Une telle écologie implique une « révolution culturelle courageuse ». Il ne s’agit donc pas seulement de protéger la Terre et les personnes, mais de transformer le milieu culturel, politico-économique et spirituel qui sous-tend le système dominant. La crise est systémique et demande des réponses intégrales, afin d’« éliminer les causes structurelles des dysfonctionnements de l’économie mondiale » (Benoît XVI).
Pour opérer un tel changement de paradigme, il convient d’agir sur plusieurs plans : collectif et individuel, extérieur et intérieur. On a là une autre compréhension de l’adjectif intégral, implicite dans l’encyclique et développée par le philosophe holistique Ken Wilber avec sa théorie des quatre quadrants (voir illustration ci-contre)[3]. Elle montre que l’initiative Pour des multinationales responsables peut être un instrument de cette transformation, si on va jusqu’au bout de ce qu’elle implique (au-delà de sa dimension juridique). Elle est aussi un outil de mise en œuvre de Laudato si’.

Au niveau collectif
Premier quadrant : l’extérieur collectif (« Cela pluriel », selon Wilber). C’est le plan - interobjectif, socio-politique et économique - des structures, des organisations et des technologies. Deux types d’action sont possibles : prendre des mesures de régulation et générer des alternatives.
L’initiative pour des multinationales responsables est du premier type. Elle part du constat que l’autorégulation des firmes (à travers des codes de conduite par exemple) ne suffit pas pour prévenir des violations des droits humains et de l’environnement. Le pape François lui-même le reconnaît : « La responsabilité sociale et environnementale des entreprises se réduit d’ordinaire à une série d’actions de marketing et d’image. » On a donc besoin de « cadres régulateurs généraux, qui imposent des obligations et qui empêchent des agissements intolérables ». Une manière de rappeler aux entreprises qu’elles n’ont pas seulement des droits, mais aussi des devoirs.
En imposant une obligation de diligence raisonnable en matière de droits humains et d’environnement, l’initiative peut cependant aussi jouer un rôle d’aiguillon pour le développement d’alternatives, d’autres pratiques et modèles d’affaires.
Deuxième quadrant : l’intérieur collectif (« Nous »). C’est le plan - intersubjectif et culturel - des visions du monde et des valeurs. Le système CPC repose sur un mode de représentation, matérialiste et utilitariste, qui transforme toutes choses en marchandise. Or respecter profondément les droits humains et l’environnement, comme l’exige l’initiative, implique de changer de regard. La Terre n’est pas réductible à un stock de ressources, elle est une toile de la vie tissée d’interdépendances, un « mystère joyeux » où chaque créature a une valeur intrinsèque. L’être humain n’est pas un facteur de production représentant un coût, mais une personne à l’image de Dieu. Etre responsable, c’est répondre à et de cette dignité, dans des attitudes de respect et de coopération, et non d’exploitation et de domination.
A partir de là, c’est la question même du monde dans lequel nous voulons vivre, de l’idéal d’accomplissement humain et de la finalité de l’entreprise, qui est posée. Les initiants rejoignent ici le pape François : il est temps de mettre un terme à la recherche de profits à court terme et à la défense des intérêts immédiats au détriment du bien commun et des « droits fondamentaux des plus défavorisés ».

Au niveau individuel
Troisième quadrant : l’intérieur individuel (« Je »). C’est le plan - subjectif et spirituel - de la conscience, qui vaut aussi pour les chefs d’entreprise. Deux points sont à relever en lien avec l’initiative. D’une part, le fait que le système CPC n’est pas seulement au-dehors, mais au-dedans de nous. Il vit en nous à travers l’instrumentalisation de nos ressorts intimes les plus profonds, en particulier la peur (de manquer) et notre puissance de désir dégradée en passion de consommer. Cette participation (souvent inconsciente) à la destruction du vivant n’est pas une fatalité. Il est possible de (ré)orienter notre désir et de libérer notre âme de ce qui la rend captive du marché, par un travail de discernement des vrais besoins et de recentrage sur la source de l’être.
Deuxième point : le hiatus entre l’information dont nous disposons sur les violations des droits humains et de la nature, et l’insuffisance des changements de comportement. Si nous peinons à entendre les cris de la Terre et des humains bafoués, c’est que nous sommes souvent clivés intérieurement - entre la tête et le cœur - et déconnectés de la matrice naturelle et humaine de notre être par une culture très mentale, tissée de rationalité et d’omniprésence de la technique. Or être conscient, c’est plus qu’être informé. C’est être touché jusqu’au cœur, au point de ressentir la nécessité intérieure d’une transformation. C’est aussi avoir une perception de plus en plus subtile de notre unité et interdépendance avec la communauté des vivants - humains et autres - au point de vivre leurs souffrances comme les nôtres.
Quatrième quadrant : l’extérieur individuel (« Cela singulier »). C’est le plan objectif, physique et comportemental. L’écologie intégrale ne prend sa plénitude de sens que si elle s’incarne dans tous les aspects de l’existence. Cet engagement peut prendre des formes multiples : écogestes au quotidien, choix de consommation responsable ou encore participation aux innombrables alternatives en train d’émerger.
En termes de mode de vie, cela revient à adopter la voie de la « sobriété heureuse », chère à l’agro-écologiste Pierre Rabhi. Etre sobre, c’est comprendre que « moins est plus », préférer les liens aux biens, marcher légèrement sur la Terre dans la conscience de sa finitude, accorder aux autres créatures et aux générations futures l’espace nécessaire pour satisfaire leurs besoins et exercer leurs droits.
Changer de paradigme exige d’agir de manière articulée sur ces quatre quadrants qui forment un tout, avec les différents plans de réalité (matière, vie, esprit, divin) qui les traversent. Par sa contribution à ce processus, l’initiative soutenue par la Campagne de carême 2016 constitue une bouffée d’espérance. L’utopie n’est pas l’irréel mais le réel non encore accompli.

 

[1] Voir l’article d’Yvan Maillard Ardenti, aux pp. 9-11 de ce numéro. (n.d.l.r.)
[2] Voir Michel Maxime Egger, « Environnement. Jalons pour une conversion », in choisir n° 670, octobre 2015, pp. 14-17. (n.d.l.r.)
[3] Ken Wilber, Une théorie de tout. Une vision intégrale pour les affaires, la politique, la science et la spiritualité, Paris, Almora 2014, 282 p.

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