Il est difficile d’oublier les scènes de rue et images télévisuelles de files de personnes faisant la queue, parfois des heures durant, pour un sac alimentaire. Ces scènes, filmées ces derniers mois au cœur de la Genève internationale et d’un pays parmi les plus prospères au monde, ont de quoi dérouter et resteront un symbole des effets dévastateurs indirects du SARS-CoV-2 sur les populations en situation précaire.
Cette ruée massive pour un colis alimentaire, pointe éminemment visible de l’iceberg de la pauvreté resté jusque-là plutôt discret, a même retenu l’attention du New-York Times qui titrait fin mai: A Mile-Long Line for Free Food in Geneva, One of World’s Richest Cities. Plus de 6 mois après le début de la situation extraordinaire, la précarisation sur toile de fond COVID-19 perdure.
La conférence de presse organisée le 24 septembre à UNIGE a été l’occasion de cerner l’impact collatéral de la pandémie sur les plus démunis et de tracer quelques pistes de réflexion en présence des mandataires de la recherche (la Fondation des Colis du Cœur, en collaboration avec l’État et la Ville de Genève, le Centre social protestant et le Collectif d'associations pour l'action sociale CAPAS).
Pas de retour à la normale pour l’instant
Les résultats de la recherche genevoise sont sans équivoque. La situation perdure. À titre d’exemple, lors de la semaine du 10 août, 7972 personnes ont reçu une aide alimentaire de la Fondation Colis du cœur contre 3500 environ avant la crise. Ce chiffre est toujours en évolution. Ainsi, il y a une quinzaine de jours, la Fondation a aidé 14’030 personnes. Aujourd’hui, 5500 familles à Genève reçoivent cette aide.
Cette insécurité alimentaire est la conséquence directe d’une baisse significative des revenus ou d’une perte d’emploi. La recherche a été menée dès le mois de mai auprès d’un échantillon de bénéficiaires des Colis du Cœur, sur la base de 223 réponses à un questionnaire en ligne et de 40 entretiens. Elle concernait majoritairement des personnes de 25 à 50 ans et des femmes (68,6%). Le pourcentage de personnes en emploi au sein de l’échantillon a chuté drastiquement en deux mois, passant de 59,3% à 35,4%. Au total ce sont 24% des répondants qui ont perdu leur source de travail. Toutefois, la perte d’emploi n’est pas la seule cause de la plongée dans l’indigence. On observe notamment que 70% des personnes qui ont gardé un emploi, mais avec un revenu diminué, ne touchent aucun complément de revenu.
Pas d’épargne possible
Notons que 62% des répondants gagnaient moins de 2000 francs par mois avant la crise. Ce revenu très bas explique pourquoi 89% des répondants ne disposent pas d'une épargne permettant de subvenir à leurs besoins plus de deux mois. Et 95% d’entre eux, selon leurs dires, ne pourraient pas faire face à une dépense soudaine de 1500 francs.
Rappelons au passage, pour contextualiser ces chiffres, un rapport publié en 2017 par l’OFSP (issus d’une enquête de 2016 sur les revenus et conditions de vie en Suisse) qui montrait que 21,5% de la population vivait dans un ménage incapable de faire face à une dépense imprévue de 2500.- Frs dans un délai d’un mois. Cela en dit long sur la fragilité économique de la classe moyenne inférieure de l’un des pays les plus riches d’Europe!
L’effet de cascade
Pour solutionner la détresse financière résultant du semi-confinement et de la perte de revenu en découlant, près de la moitié des gens interrogés ont déclaré avoir été contraints d’emprunter et 23% l’ont fait à des taux d’intérêt de 6% et davantage.
Bien que les finances et le travail soient les principales sources d'inquiétude, la crise du cornavirus a également eu un impact sur le moral de 82% des répondants. Autre aspect fragilisant: près de la moitié (45%) de l'échantillon n'a pas d'assurance-maladie, une proportion qui s’élève à 80% pour les personnes sans contrat de travail. En conséquence, 27%d'entre elles ont renoncé à des soins durant l’état d’urgence.
Des constats surprenants
Il est intéressant de relever que la crise sanitaire a touché toutes les catégories de populations précaires, indépendamment de la nationalité ou du statut de séjour. En effet, près de 7,5% des personnes du panel sont de nationalité suisse ou détentrices d’un permis de séjour durable (43,2%). Reste qu’un nombre important est originaire d’Amérique du Sud (45,7 %), sans statut légal ou dans l’attente d’un permis (44,5 %).
Autre fait frappant: les niveaux de formation des personnes précaires interrogées n’ont pas d’incidence sur leur taux d’emploi, ni même sur leur niveau de salaire. Ainsi, 84% d’entre elles ont subi une baisse de revenu, indépendamment de leur niveau de formation.
Tout aussi étonnante, si ce n’est plus, est la tendance d’une partie de l’échantillon à ne pas recourir aux aides en dépit d’un besoin réel. Les motifs en sont divers, allant de la non information à la crainte des autorités étatiques, notamment dans le cas des sans-papiers ou des personnes en attente d’un permis de séjour. D’après le professeur Bonvin, «cet important décalage entre les besoins et le recours effectif aux prestations sociales» est d’autant plus dommageable que l’on «observe de nombreuses situations de cumul des désavantages, où les personnes qui ne recourent pas aux aides sont aussi celles qui ont le plus de difficulté à déployer des stratégies alternatives».
Les pistes de réflexion
Lors de la conférence de presse, les responsables représentant la Ville de Genève et le Canton, ainsi que la Fondation les Colis du cœur, le CSP et le CAPAS, se sont engagés à modifier cette tendance. Cristina Kitsos, conseillère administrative en charge du Département de la cohésion sociale et de la solidarité, a évoqué la création de mesures pour favoriser la rencontre des populations concernées, telles que des stands lors de manifestation, des actions entreprises en synergie avec la Croix Rouge et d’autres bras de levier comme le contact avec des parents à travers les structures dédiées à l’enfance. «Le fonctionnement par guichets va être remplacé au profit d’une stratégie pro-active de terrain», a-t-elle précisé. Des hébergements d’urgence ont par exemple été ouverts en septembre, mais les contraintes de prévention par distanciation contre le virus corona ont réduit de moitié les possibilités d’accueil.
Le conseiller d’État genevois Thierry Apothéloz a, pour sa part, déploré que les plus vulnérables «paient aujourd’hui des années d’invitation au non-recours, une politique qui a contribué à faire porter le poids de la faute par les plus pauvres». Selon lui, le débat sur un futur revenu de base devra avoir lieu; dans cette logique, il a martelé que «l’aide sociale est d’autant plus efficace que l’on agit en amont».
Ladite étude recommande un renforcement tant des mesures conjoncturelles de crise que des mesures structurelles.
• lutter contre l’insécurité alimentaire
• renforcer les mesures conjoncturelles (chômage technique, etc. )
• informer et encourager l’accès aux droits et prestations sociales
• mettre sur pied des mesures structurelles pour les «sans» (sans papier, sans contrat, etc.)
• développer la reconnaissance des diplômes
• documenter la vulnérabilité
À manger, un toit, un contrat de travail
Telles pourraient être en raccourci les mesures les plus urgentes à investir. Le directeur du CSP Allain Bolle a abondé sur l’inconditionnalité de l’aide alimentaire. Sur le plan structurel, l’accès à un logement décent est nécessaire pour contrer la surdensité observée, ainsi qu’à des emplois corrects. Le Pr. Bonvin a pris soin de rappeler que «toutes les mesures visant à promouvoir l’établissement de contrats de salariés, à limiter le travail au noir et à valoriser les diplômes sont des pistes à explorer».
Pour plus de détails sur cette étude, l'UNIGE met son rapport à disposition du public.
Pour élargir la réflexion sur les conséquences économiques de la crise de la Covid-19, commandez notre édition d'octobre 2020, n° 697.