lundi, 16 mai 2022 11:34

La démocratie: promesse de liberté sans certitudes

Carburant indispensable de la démocratie, le doute est à la pensée ce que l’eau est à la vie. De même qu’un fleuve irrigue et abreuve tout ce qui pousse et respire, il stimule nos réflexions. Et de même que le courant érode les rochers, il interroge nos convictions quand elles menacent de se vitrifier. Autrement dit, la qualité de nos idées doit beaucoup à la vivacité du doute qui les accompagne.

Auteur de fictions et d’essais politiques, dont Qui sauvera la Suisse du populisme? (Slatkine 2016) et Le crépuscule du récit révolutionnaire (Slatkine 2021), François Cherix est membre du Parti socialiste suisse et a coprésidé le Nouveau mouvement européen Suisse; il est écrivain et conseiller en stratégie et communication.

D’autre part, le doute est le moteur de la raison. Il nous rappelle qu’une décision pertinente appelle l’interrogation des faits. Mais il nous incite aussi à nous contenter du meilleur choix possible, sans chercher une solution parfaite et insaisissable. Ces deux principes, les choix réfléchis des individus et le primat de la raison, sont au cœur de la démocratie, fille des Lumières et de l’esprit critique. Toutefois, dans un paradoxe frappant, le doute peut aussi devenir le poison de la démocratie.

Premièrement, autant le questionnement le plus vif peut alimenter les débats qui précèdent une élection ou un référendum, autant le résultat d’un scrutin correctement organisé doit être accepté sans discussion. La démocratie est une convention fragile qui exige un respect absolu du suffrage universel. Deuxièmement, si l’intégrité des institutions est mise en doute quoi qu’elles fassent et quoi qu’elles disent, alors la société entre dans l’ère du soupçon. La démocratie est un processus délicat qui requiert une distinction claire entre les faits établis et l’éventail des opinions allant des idéologies aux mensonges.

Un terrain vague ou trop plein

En fait, la notion clé qui permet aux citoyens de faire bon usage du doute, c’est la tolérance à l’incertitude. Grâce à elle, chacun admet que la démocratie entretient des discussions en perpétuel mouvement et produit des orientations toujours sinueuses. Les minorités partent alors du principe que les temps changent et peuvent à terme leur donner raison. La majorité sait que rien n’est jamais acquis et que demain n’est pas aujourd’hui. Le doute devient un aiguillon qui stimule le système sans l’empoisonner.

Hélas, le drame de nos sociétés con­temporaines est qu’elles se montrent toujours plus allergiques à l’incertitude. Différents phénomènes expli­quent cette attitude. Tout d’abord, nous vivons dans des sociétés globalisées qui entretiennent les unes avec les autres une multitude d’interdépendances. Les repères politiques tra­ditionnels semblent disparaître dans un immense terrain vague plein d’enjeux inconnus. De plus, la complexité des problèmes soumis aux citoyens s’est fortement accrue. Aujourd’hui, il n’est pas rare que, dans un même dossier, une affirmation et son contraire soient tous deux exacts. Enfin, les révolutions technologi­ques et les réseaux sociaux ont atomisé les consciences, qui ne partagent plus de récit commun et tendent à perdre de vue l’intérêt général. Dans une sorte de pointillisme mental, chacun s’éparpille dans une infinité de flux numériques ou se recentre sur son ego.

La conjonction de ces évolutions crée un sentiment diffus et croissant d’angoisse existentielle. Plus rien ne semble compréhensible dans un monde trop vaste, trop compliqué, balayé de surcroît par les tempêtes d’émotions brutes qui envahissent les écrans en tout genre. Dès lors, le citoyen déboussolé semble prêt à tout pour retrouver des certitudes apaisantes. La brutalité, le populisme, les positions tranchées des extrémistes, tout ce qui lui offre des explications simples le séduit. La désignation de boucs émissaires le mobilise. La dénonciation de prétendus complots le rassure. Il n’est pas dupe. On ne peut pas le rouler. Il sait pourquoi tout va mal. Il connaît les fautifs même s’il ne peut pas les nommer. Dans ce monde fou, il a enfin des réponses.

Dans ce tourbillon de peurs et de certitudes frelatées, les apprentis dictateurs prospèrent, fournissant aux éga­rés les repères qui leur man­quent. Menteurs, ils éliminent la complexité. Manipulateurs, ils remplacent le bien commun par leurs croisades. Messianiques, ils préten­dent avoir le droit de renverser la table pour sauver un territoire, la civilisation ou le peuple dont ils se proclament les seuls représentants.

Le prix de la complexité

Aujourd’hui, certains reprochent à la démocratie de ne pas apporter les clartés qu’ils attendent. Parce qu’elle ouvre le champ des possibles, elle est infiniment précieuse. Mais parce qu’elle ne fixe pas de limite à ses développements, elle contient une grande part de mystère qui peut s’avérer effrayante. Démarche imparfaite, jamais achevée, souvent décevante, elle requiert beaucoup de patience et l’acceptation de perspectives aléatoires. Pour nombre de nos contemporains, ces exigences semblent trop lourdes. Ils leur préfèrent les fausses légèretés des postures radicales ou des régimes autoritaires. Ils aspirent à la paix du simplisme et rejettent l’angoisse des équations qui ne sont jamais complètement résolues.

La démocratie est la seule méthode offrant la liberté aux citoyens. Mais comme la liberté, elle a son prix. Cha­cun doit travailler à son bon fonctionnement par sa réflexion et sa participation, tout en acceptant qu’elle puisse lui donner tort quels que soient les efforts consentis. Tout projet de société doit passer par elle, sachant que parfois elle les fait tous échouer. La démocratie est une sorte de promesse extraordinaire, dont nul ne sait si elle sera tenue. Elle est le miroir politique de la condition humaine, dont la beauté tient à son extrême et parfois douloureuse incertitude. 

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