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mercredi, 01 juin 2016 16:34

Hommages

Nous trois ou rien,
de Kheiron
Le Bouton de nacre,
de Patricio Guzmán

Nous trois ou rien relate l’histoire vraie d’Hibat et Fereshteh. Né dans un village iranien au sein d’une famille modeste de douze enfants, Hibat parvient à faire des études, obtient un diplôme d’avocat, s’oppose à la dictature du Shah et se retrouve en prison. Parce qu’il refuse le gâteau offert aux détenus à l’anniversaire du despote, il est soumis à l’isolement et à la torture. Au bout de sept ans, il est relâché grâce à la pression populaire révolutionnaire.


L’insoumis épouse Fereshteh, une forte personnalité, et reprend la lutte clandestine. En 1979, une dictature en chassant une autre, Hibat intègre les réseaux de résistance au régime islamiste de Khomeiny. Quatre ans plus tard, le couple menacé décide de fuir le pays avec leur nouveau-né. Après un périple à travers les montagnes enneigées, ils arrivent en Turquie. Là, ils poursuivent la lutte à distance, puis partent pour le « pays des droits de l’homme » : ils se retrouvent dans une banlieue au nord de Paris.
Comprenant bientôt que leur exil est définitif, ils apprennent le français, font des études et trouvent du travail dans la médiation sociale. Leur nouvel engagement, au sein de quartiers-ghettos, pour l'intégration des immigrés et l'émancipation des femmes, est couronné par la remise à Hibat de la Légion d’honneur.
Nous trois ou rien est un hommage du réalisateur à ses parents. Au-delà du récit familial, l’histoire résonne avec l’actualité. On est loin cependant de Dheepan[1]. Dans ce premier film, Kheiron a opté pour un traitement comique, comme de nombreux enfants d’immigrés s’exprimant avec le point de vue décalé que leur confère leur double culture : des humoristes TV, comme Kheiron, ou des auteurs de BD comme Marjane Satrapi (Iran), Riad Sattouf (Syrie) ou Joann Sfar (Algérie). Pour beaucoup, le passage au cinéma semble évident, tant dans notre culture de l’image le 7e art consacre la célébrité.
En tous cas, à voir le film de Kheiron, on se demande pourquoi il a choisi la forme cinématographique. L’humour potache et le parler djeune rappellent plutôt le décalage assumé de la shortcom[2] Kaamelott. On retrouve d’ailleurs Alexandre Astier dans le rôle du Shah (!), aux côtés de Leïla Bekhti (Fereshteh), Gérard Darmon, Zabou Breitman et Kheiron lui-même (Hibat). « Le fond est dur. Si la forme avait été dure, on aurait fait chier tout le monde », explique le comédien. Et le résultat est plat.
Le destin dense d’Hibat et Fereshteh méritait un film, mais le parti-pris de légèreté et l’absence de style donnent l’impression que le réalisateur n’a été qu’effleuré par son sujet.

La mémoire de l’eau

Le Bouton de Nacre, superbe documentaire du Chilien Patricio Guzmán (74 ans), rend quant à lui hommage aux Amérindiens qui peuplaient, durant des milliers d’années, la Patagonie occidentale, au sud du Chili. Les différentes ethnies se déplaçaient en canoës d’île en île, dans les méandres du plus vaste archipel au monde, qui s’étend jusqu’à la pointe extrême du continent. Isolés de tout, ces nomades de l’eau supportaient le froid polaire, avec des vents de 200 km/h. Mais à partir du XVIe siècle, ils ont été exterminés par les colons et la « civilisation ».
Parmi la vingtaine de survivants, Cristina, 86 ans, est la dernière représentante de l’ethnie yagán. Elle prononce dans sa langue agonisante les mots que lui demandent de traduire le réalisateur ; pour dieu et police, elle cale. Son neveu sait encore fabriquer des canoës à l’ancienne, mais les autorités lui interdisent « pour sa sécurité » de les utiliser ; pourtant il raconte comment, enfant, il a traversé le cap Horn en canoë avec son père !
Pourquoi les Chiliens, qui disposent de milliers de kilomètres de côtes, ne sont-ils pas tournés vers l’océan comme l’étaient ces indigènes ? regrette Guzmán. Et de livrer d’inspirantes réflexions sur l’eau, sur des plans à la beauté plastique époustouflante : vue aériennes sur les fjords, cathédrales de glace bleue à la dérive, reflets, ondes, scintillements... Dans le désert d’Atacama - le plus aride au monde - les dizaines d’antennes paraboliques des observatoires ont détecté la présence d’eau dans presque tout l’univers. « Il paraît que l’eau est venue de l’espace et que la vie a été apportée par les comètes, qui ont formé les océans. » Un petit bloc de quartz est manipulé pour faire bouger la goutte d'eau, vieille de 3000 ans, qu’il renferme.
Difficile de rendre compte de ce film très riche, qui conjugue des approches cosmologiques, ethnographiques, philosophiques, poétiques et politiques. Un fil rouge sang relie deux boutons, que le réalisateur remonte à la surface de la mémoire collective de son pays : celui qui, au XIXe siècle, servit à un capitaine anglais de monnaie d’échange pour l’achat d’un indigène, et celui retrouvé, collé avec des coquillages, sur le rail qui lestait un des corps jetés dans l’océan, depuis un hélicoptère, par les tortionnaires de Pinochet.
Le Bouton de Nacre a eu le Prix du jury œcuménique au Festival de Berlin. « Au Chili, j’ai un public qui connaît mes films, environ 5000 personnes », disait Guzmán dans un entretien il y a quelques mois. « Mais aucune chaîne ne les diffuse. C’est arrivé une seule fois. On a passé Nostalgie de la lumière à une heure du matin, avec les bobines dans le mauvais ordre. »

[1] Cf. la chronique cinéma de choisir, octobre 2015, n° 670.
[2] Programme court humoristique TV.

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