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lundi, 13 mars 2017 11:05

Monet aquatique

Monet View of BordighieraLe sujet est connu, et continue pourtant de drainer d’inlassables amateurs d’art. Monet ne partage peut-être qu’avec Picasso ce succès inoxydable. Le peintre du Havre le doit pour beaucoup à sa modernité, dont La Fondation Beyeler, avec son exposition simplement intitulée Monet, fait la démonstration au travers du thème du paysage que l’artiste n’a cessé de réinventer durant les trois dernières décennies de sa carrière.

La Vue de Bordighera 1884, huile sur toile, 66 x 81,8 cm
The Armand Hammer Collection, Hammer Museum, Los Angeles

 

 

La fondation bâloise a privilégié la période qui succède à la bataille impressionniste et à la mort de Camille, l’épouse de Monnet, en 1879. Sans se désolidariser du groupe des impressionnistes, Monet s’éloigne de Paris et de son agitation où, ainsi qu’il le confiait en 1869 au peintre Frédéric Bazille, il ne pouvait demeurer plus d’un mois sans éprouver le besoin d’ailleurs verdoyants. Le point de vue géographique adopté par la Fondation rend compte de la puissance d’évocation des lieux, qui inspirent à l’artiste une manière toujours renouvelée de restituer le paysage, des destinations les plus proches aux plus lointaines.

Un homme émerveillé
Exposé à Bâle, La Vue de Bordighera renvoie à son premier séjour avec Renoir sur la Côte d’Azur durant l’hiver 1883. Monet y découvre avec enthousiasme une autre nature. «Bordighera, écrit-il à son marchand Durand-Ruel, l’un des plus beaux endroits que nous ayons vus dans notre voyage. J’espère bien vous rapporter toute une série de choses neuves. Mais je vous demande de ne parler de ce voyage à personne parce que je tiens à le faire seul. J’ai toujours mieux travaillé dans la solitude et d’après mes seules impressions.» De ces «plus beaux endroits», il retient l’exotisme d’une végétation généreuse, qu’il dépeint avec une intensité de couleurs et de lumière inusitée. «Tout est gorge-de-pigeon et flamme-de-punch, ajoute-t-il quelques mois plus tard, c’est admirable, chaque jour la campagne est plus belle, et je suis enchanté du pays.»

L’eau inspiratrice
Où qu’il aille, l’eau demeure par excellence la source inextinguible de son inspiration, qu’il s’agisse de la Seine, de l’Epte, rivière proche de Giverny, de la mer Méditerranée ou de l’Atlantique. Dans ses nombreux tableaux nés de ses villégiatures à Londres, la Tamise n’est jamais absente. Même si en 1903 le peintre privilégie le Parlement et le pont de Charing Cross, plus que la géométrie de ces deux motifs architecturaux, Monet s’efforce de saisir la lumière sur la surface de l’eau et sa métamorphose sous l’effet de la brume. Sa volonté de capter le brouillard qui fait l’essence de la city l’amène d’ailleurs à entreprendre ses séjours à Londres en automne ou au cœur de l’hiver.

Monet Le Parlement de LondresLe Parlement, ciel orageux, 1904, huile sur toile, 81 x 92 cm, Palais des Beaux-Arts de Lille, legs de Maurice Masson, 1949 Photo: © RMN-Grand Palais / René-Gabriel Ojéda

Entre le paysage et l’artiste, s’interpose l’exemple de Turner et bien plus encore de Whistler qui, comme lui, avaient tenté de saisir l’atmosphère brumeuse et profondément romantique des lieux, de Londres à Venise. Dans le prolongement de son admiration pour les peintres anglais, Monet voulait «peindre, confie-t-il dans une lettre de 1887, quelques effets de brouillard sur la Tamise». Il renonce à la grisaille hivernale de ses toiles antérieures, au profit d’éclats de lumière qui incendient le ciel et la surface étincelante du fleuve. La série qu’il réalise diffère de ses premières évocations de Londres en 1871. Les architectures perdent leur consistance. Imprécises et schématiques, elles se réduisent à des apparitions qui annoncent l’irréalité de ses vues vénitiennes.
Giverny sera le dernier chapitre de son existence et de sa carrière. Le 5 février 1893, Monet achète une parcelle de terrain située au sud de la maison qu’il avait acquise trois ans plus tôt. Il y crée le jardin d’eau tant célébré dans ses ultimes toiles. L’artiste conçoit de toutes pièces un paysage rêvé, ponctué de «nénuphars, de roseaux et d’iris de différentes variétés». Il réenchante une réalité conforme à ses vœux en l’imaginant comme une peinture qui fait de l’eau, un acteur exclusif. Lui qui avait sublimé le réel dans ses œuvres, en vient à transfigurer la nature elle-même.Monet Nympheas LAC
L’eau continue d’escorter sa vision du monde. Lumineuse à Bordighera, elle est tantôt limpide, opaque, calme, tourmentée ou d’un bleu profond à Giverny. Les tableaux qu’il lui consacre se multiplient autour de 1900. Ils marquent esthétiquement l’entrée de l’artiste dans le XXe siècle. Le bassin des nymphéas, qu’il sous-titre Harmonie dans ses compositions, est d’abord dominé par le motif du pont japonais que lui avait inspiré sa collection d’estampes japonaises. Progressivement ses représentations se dépouillent de leurs repères spatiaux. Le ciel puis l’horizon disparaissent. Le regard du peintre ne se pose plus que sur la surface de l’eau.

Nymphéas, 1916-1919, huile sur toile, 200 x 180 cm
Fondation Beyeler, Riehen/Basel, Collection Beyeler Photo: © Robert Bayer

Prémonition de l’abstraction
Monet s’affranchit plus volontiers des formats traditionnels en recourant à des toiles carrées ou à des tondos. Il invite le regardeur à s’émanciper des conventions, en perturbant ses habitudes de lecture. L’espace réel en vient à disparaître au profit de la toile qui devient un espace en soi. Il omet le trait de contour, résume le volume. Les nymphéas se fondent et se confondent dans une infinité de reflets. Volume, profondeur et lumière sont rendus par la couleur. La peinture devient la seule réalité.
À plus de soixante-sept ans, Monet se réinvente. Ses dernières œuvres, par leur renoncement au sujet et à sa représentation littérale, portent en elles la prémonition de l’abstraction. Les artistes débiteurs de ses innovations et ceux qui lui ont rendu hommage sont légions, de Derain à Joan Mitchell ou de Sam Francis à Roy Lichtenstein, Gerhard Richter ou Olafur Eliasson.

 

 

L’homme aux 16 000 œuvres : Ernst Beyeler
À l’occasion de son vingtième anniversaire, la Fondation Beyeler célèbre son fondateur, Ernst Beyeler, qui fut avant tout un marchand. Il avait débutée en vendant des livres dans une librairie qu’il avait fini par acheter en 1947. Il renonça rapidement aux ouvrages de bibliophilie au profit d’œuvres d’art ancien, qui remportaient alors les faveurs de la bourgeoisie bâloise. À priori difficile, ce contexte offrait au jeune galeriste une terre vierge, dépourvue de réelle concurrence.
Sa qualité première : savoir saisir les opportunités, comme lorsqu’en 1958 David Thompson, l’un des plus grands collectionneurs américains, lui proposa d’acquérir quatre-vingt-dix-huit œuvres de Paul Klee. Le marchand s’en porta acquéreur. Leur achat par le Kunst Sammlung de Düsseldorf eut un immense retentissement. Ernst Beyeler était lancé. Il collectionna ensuite les coups de maître, notamment l’acquisition de quatre-vingt-dix sculptures de Giacometti, sans compter le privilège que lui accorda Picasso de choisir vingt-six peintures dans son atelier.
Il privilégiait ses clients certes, mais avec une conscience du patrimoine. Il acheta à prix d’or La femme lisant de Braque afin qu’elle demeure en Suisse, et conserva pendant quinze ans le Nu à la baignoire de Bonnard pour le céder à une institution, en l’occurrence le Centre Pompidou.
Son regard était capable de repenser l’histoire de l’art. Il se plaisait à juxtaposer peintures occidentales, avant-gardes et art des antipodes. Des crocodiles de Papouasie pouvaient côtoyer les Nymphéas de Monet. Le visiteur était amené par ces rapprochements improbables à trouver des liens inattendus entre la stylisation cubiste d’un Georges Braque et des fétiches nkisi nkondi d’Afrique centrale. Ernst Beyeler collectionneur était aussi audacieux et inventif que pouvait l’être un artiste. Sa collection, véritable œuvre en soi en témoigne encore.

Collection Beyeler - L’Originale, jusqu’au 7 mai, Fondation Beyeler

À l’occasion de l’exposition «Monet», Lambert Wilson lira des extraits de lettres de Claude Monet, vendredi 7 avril 2017, à 18h30 à la Fondation Beyeler. Cette lecture aura lieu en français. Il s'agit de lettres adressées notamment par l'artiste à Alice Hoschedé, maîtresse et seconde épouse de Monet, à Paul Durand-Ruel, son marchand, ou encore à l'écrivain Émile Zola. Ces textes offrent des aperçus de la vie et des sentiments de Monet, ils retracent ses voyages en différents lieux d’Europe. Grâce à ses descriptions de Normandie, d’Italie du Nord ou de la ville de Londres, ses commentaires sur les rigueurs du climat ou ses pensées et impressions personnelles, le visiteur se plonge dans la vie de Monet. Les lettres choisies pour cette lecture ont été écrites entre 1879 et 1926 et coïncident donc exactement avec la période de création à laquelle se consacre la présente exposition.

Pour en savoir plus sur la vie et l'oeuvre de Monet, vous pouvez entendre, sur Radio Zones, un entretien avec Philippe Piguet, arrière-petit-fils du peintre et historien d’art, en charge de la prodigieuse collection d’archives de sa famille. Il parle de l’influence artistique de Monet sur ses contemporains, et dévoile la passion de son arrière-grand-père pour les nouvelles technologies de son temps, comme l’automobile.

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